CHAPITRE 5

À l'intérieur de l'église, la cérémonie semblait expédiée, presque mécaniquement. Le corps de Dennis reposait enveloppé dans une simple couverture, posé dans un coin de la chapelle. Pas de cercueil, pas d'oraisons grandioses. Juste la brièveté d'un adieu jeté au monde, comme on aurait jeté un dernier vêtement usé.

Seule Emma était là, le visage pâle mais les traits durs, serrant les mains autour de celles des deux religieuses qui avaient veillé sur le petit depuis son arrivée. Victor se tenait à ses côtés, silencieux, la gorge nouée. Emma glissa doucement sa main dans la sienne, un geste instinctif, presque fragile.

Victor n'avait jamais été un homme de foi. Il n'avait jamais trouvé de refuge dans les prières ou les psaumes. Pourtant, au milieu du silence glacial de la chapelle, il sentit son esprit appeler à quelque chose, un murmure de lumière dans l'obscurité. Il joignit brièvement ses mains, plus par mimétisme que par conviction, un simple souffle de prière pour un garçon qu'il connaissait à peine, mais qui avait changé sa vie.

La cérémonie se conclut sans éclat. Emma retira lentement sa main de celle de Victor, les yeux rougis, tandis que la couverture recouverte de terre scellait l'ultime sommeil de Dennis.

Ils sortirent ensemble, le monde continuant de tourner, indifférent à la disparition d'un enfant.

Victor ne disait rien. Il avait suivi Emma jusque chez elle, encore traversé par les images de la journée. Elle poussa la porte, l'invita d'un regard, puis referma derrière lui. À l'intérieur, l'air était plus chaud, mais chargé d'un calme étrange - pas vide, juste suspendu.

Elle s'agenouilla près d'un vieux coffre, l'ouvrit, fouilla sans hâte. Ses mains retrouvèrent une bouteille sombre, poussiéreuse.

« C'est Robin qui l'avait planquée là. Il disait que c'était pour les mauvais jours. » Elle le regarda, le bouchon entre les doigts. « Si aujourd'hui n'en est pas un... alors je sais pas quand. »

Victor hocha la tête, doucement. Il la laissa verser le liquide brun dans deux gobelets cabossés. Ils trinquèrent sans mot. Le bois du gobelet était rugueux contre ses lèvres. L'alcool le brûla un peu à la gorge, mais la chaleur fut bienvenue. Emma, elle, ne cilla pas. Son visage resta impassible, à peine un frémissement à la commissure des lèvres.

« Tu bois ça comme de l'eau. » souffla Victor, un sourire en coin.

Emma leva un sourcil, le défiant presque.

« Tu crois que c'est ma première mauvaise journée ? »

Elle s'assit par terre, croisant les jambes, le dos contre un meuble. Il la rejoignit. Les premières gorgées passèrent lentement. Le silence, au début, était lourd. Mais il n'était pas gênant. Juste... chargé.

« Il me suivait partout, tu sais. » dit-elle au bout d'un moment. « Dennis. Même quand je voulais être tranquille. Surtout à ces moments-là. »

Victor baissa les yeux vers son gobelet. « C'est ce que font les petits frères. »

Emma acquiesça, l'ombre d'un sourire triste sur les lèvres. « Il voulait toujours m'aider. Même quand c'était pour couper du bois deux fois trop lourd pour lui. Ou réparer un panier, alors qu'il savait pas faire trois nœuds. »

Victor leva son verre. « À Dennis, alors. Petit frère têtu. »

Ils trinquèrent à nouveau. L'alcool descendait plus facilement, maintenant. Le feu de la bouteille commençait à s'installer quelque part entre la poitrine et le ventre, tiède et un peu flou.

Emma se recula un peu, posa sa tête contre le meuble, le regard dans le vide.

« Un jour il s'est battu avec une oie. » Elle tourna lentement la tête vers Victor. « Il a perdu. Mais il est revenu avec la plume entre les dents. Comme un héros de guerre. »

Victor éclata d'un rire surpris. Elle rit aussi, plus doucement. Quelque chose s'ouvrit, là. Une porte entrouverte, un souffle de lumière. Leurs épaules se détendirent.

« Je savais pas qu'on pouvait perdre contre une oie. » dit-il.

« Tu connais pas celle-là. Une vraie furie. C'est à cause d'elle qu'on pêchait à la rivière et plus à l'étang. »

Ils rirent encore. La tension glissait par petites vagues, comme si chaque gorgée lavait un peu du chagrin. Leurs jambes s'étaient rapprochées sans qu'ils ne s'en rendent compte. Les gobelets étaient presque vides.

Emma se pencha vers la bouteille. Elle se remit à genoux pour verser, et le col trop large de sa chemise glissa un peu, révélant la ligne pâle de sa clavicule. Victor détourna brièvement les yeux, sans trop savoir pourquoi.

Elle se rassit, un peu plus près. La bouteille à côté d'eux, oubliée.

« T'as toujours eu les cheveux attachés ? » demanda-t-elle soudain.

Il leva un sourcil, puis réalisa que le lacet de cuir qu'il utilisait pour tenir ses cheveux en arrière avait glissé.

« La plupart du temps. Pourquoi ? »

« J'sais pas. T'as l'air moins... triste, comme ça. »

Il haussa les épaules, puis passa une main dans ses mèches sombres. « Moins noble aussi, probablement. »

« Ça te va mieux. » dit-elle simplement.

Le silence revint, mais il avait changé de nature. Plus doux. Chargé de quelque chose d'indéfini. Emma le regardait. Ses joues étaient rosies par l'alcool, ses yeux brillants. Elle mordilla légèrement sa lèvre, un geste presque distrait.

Victor sentit son cœur ralentir. Ou peut-être s'accélérer. Il ne savait plus très bien.

« Je crois que j'avais oublié à quoi ça ressemblait... juste parler avec quelqu'un, sans que ce soit lourd. » murmura-t-il.

« Moi aussi. » souffla-t-elle.

Ils s'étaient rapprochés sans le décider. Leurs visages n'étaient plus qu'à quelques centimètres. Il voyait le grain de sa peau, ses tâches de rousseur, la légère brume dans ses yeux. Elle voyait le doute dans les siens, l'envie, et ce calme étrange qu'il portait malgré tout.

Leur souffle se frôla.

Un battement.

Un autre.

Mais Emma recula d'un demi-centimètre, le regard encore ancré au sien. Elle n'avait pas besoin de parler. Le moment n'était pas nié - juste différé.

Victor ne bougea pas non plus. Il la regarda encore un instant, puis laissa échapper un souffle qui ressemblait presque à un rire. Il ne se sentait pas repoussé.

Emma haussa à peine les épaules, comme pour dire pas maintenant. Elle baissa les yeux une seconde, puis les releva vers lui, un peu moqueuse.

« On doit avoir fière allure, tous les deux. »

Il eut un petit rire, rauque.

« Certainement. Deux loques en chemise, les joues rouges et les yeux bouffis. »

« Un beau tableau. »

Ils se sourirent. Et ce sourire-là, il valait presque autant qu'un baiser.

Emma se laissa retomber sur le dos, les bras en croix, les yeux au plafond. Elle souffla.

« Si on s'embrassait maintenant, ce serait pour oublier. »

Victor s'allongea à côté d'elle, les bras croisés derrière la tête.

« Et ce serait dommage. Je ne veux pas t'embrasser pour fuir. »

Un silence tomba, doux.

« T'as pas peur que ce soit... étrange, après ? » demanda-t-elle, non pas inquiète, mais presque rêveuse.

Il tourna la tête vers elle. « Non. Avec toi, je crois pas que ça puisse l'être. »

Elle tourna la sienne à son tour. Leurs regards se croisèrent à nouveau. Mais cette fois, ils savaient où ils étaient. C'était clair.

Elle murmura : « Je suis contente que tu sois là. »

Il répondit sans hésiter. « Moi aussi. »

Ils restèrent là un moment, l'alcool encore tiède dans le ventre, la nuit tranquille tout autour. Le deuil planait encore quelque part, discret, mais ce soir, il n'était plus seul à tenir la pièce.

Pas ce soir.