Le matin mit du temps à percer. Une lumière pâle, hésitante, filtrait entre les lattes irrégulières de la fenêtre. Le monde semblait encore endormi, figé dans une brume cotonneuse. Victor ouvrit les yeux lentement, surpris par le calme. Un mal de crâne sourd battait à ses tempes, mais il le prit du bon côté - comme une sorte de rappel que la nuit précédente avait été réelle.
Le plafond de la petite maison lui parut presque familier. L'odeur du bois, du feu mort et du tissu chaud l'enveloppait doucement. Il mit quelques secondes à comprendre d'où venait cette chaleur contre son flanc.
Emma.
Elle dormait encore, la tête posée contre son épaule, une main relâchée sur sa poitrine. Ses cheveux avaient glissé sur lui, désordonnés, mêlés à ceux qu'il n'avait pas attachés la veille. Elle respirait doucement, son torse se soulevant à peine, et il sentit chaque inspiration comme une pulsation contre ses côtes.
Il n'osa pas bouger. Il resta là, le regard perdu dans les poutres, le corps figé mais l'esprit en tumulte. Ils s'étaient endormis l'un à côté de l'autre, il s'en souvenait. Alors comment diable était-elle arrivée là ?
Doucement, pour ne pas risquer de la réveiller, il baissa son regard sur elle.
Elle était belle. Même ainsi, froissée, décoiffée, les traits encore alourdis par le sommeil. Peut-être surtout ainsi. Il n'y avait rien de caché dans ce visage-là. Juste ce qu'elle était : forte, fatiguée, vivante. Et si proche.
Victor sentit quelque chose se nouer en lui. Un mélange étrange de tendresse et d'effroi, comme si la nuit avait déplacé quelque chose d'essentiel, de fragile. Pas un geste n'avait dépassé, et pourtant...
Il ne voulait plus qu'elle s'éloigne. Il voulait rester comme ça pour l'éternité, fossiliser dans cette cabane.
Emma remua légèrement. Sa main glissa, cherchant sans le vouloir un appui sur son torse. Elle ouvrit un œil, plissa les paupières contre la lumière. Son visage était encore flou d'inconscience, puis la mémoire revint peu à peu.
Elle ne bougea pas tout de suite. Ses yeux croisèrent ceux de Victor. Il lui sourit doucement, sans mot. Elle inspira, puis frotta ses yeux en se redressant.
« Mince... » marmonna-t-elle. « Tu vas avoir l'air fin, toi, pas rentré de la nuit. »
Victor haussa un sourcil, amusé. Il fit mine de réfléchir.
« Ça ne devrait pas trop surprendre. Chez les Neri, on a une certaine tradition du départ inexpliqué. »
Emma le fixa, l'esprit encore embrumé, puis comprit. Elle sourit.
«Et elle marche comment, cette tradition ?»
Il tourna la tête vers elle, en s'étonnant lui-même d'être si blagueur. « Une disparition à la fois. Mon père a commencé. Je perpétue. C'est important, les coutumes.»
Un silence les entoura. Ni lourd, ni pesant. Juste là. Emma s'était redressée un peu, assise à demi. Elle replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, l'autre main toujours posée sur la poitrine de Victor. Elle le regarda un instant, attentive.
« Tu regrettes ? » demanda-t-elle, sans préciser quoi.
Il mit un moment à répondre. Il ne savait pas trop de quoi elle parlait. Le presque baiser ? La boisson ? D'être resté ? Là réponse était la même pour toutes ces choses. Il secoua la tête, lentement.
« Non. »
Elle acquiesça, les yeux légèrement plissés, comme pour mieux le lire. Elle semblait plus alerte, plus présente, malgré les traces de fatigue sous ses yeux.
« Moi non plus. » dit-elle simplement.
Elle se leva enfin, s'étira en silence, puis alla chercher de l'eau dans une cruche posée sur la table. Elle la pencha et bu directement au goulot la chemise tombant un peu sur son épaule nue. Victor la regarda sans insister, mais sans détourner les yeux non plus.
Lorsqu'elle se retourna vers lui, elle sourit. « Il faut que tu rentres avant que les commères commencent à dire que je t'ai enlevé. »
Il leva les sourcils, en se redressant. « Elles n'auraient pas tout à fait tort. »
Un rire léger leur échappa à tous les deux. Victor passa une main dans ses cheveux, sentant le cuir sec de son vieux lacet rouler entre ses doigts.
« Je repasserai. » dit-il.
« Je sais. » souffla-t-elle.
Et ça suffisait.
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L'été avança sans éclat, comme un secret murmuré à voix basse. Victor et Emma se voyaient presque chaque jour, les gestes un peu plus légers, les silences moins lourds. Ils n'étaient pas encore unis, pas tout à fait, mais une barrière fragile venait de tomber.
Depuis cette soirée-là, celle où ils avaient failli s'embrasser sans que rien ne se passe, un souffle nouveau passait entre eux. Un frôlement qui ne voulait pas s'appeler désir, pas encore. Juste une promesse tacite que tout pouvait changer, sans précipitation.
Victor repensait souvent à ce moment suspendu. Leurs regards croisés, le frisson au creux de la gorge, la chaleur inattendue qui l'avait envahi quand leurs lèvres s'étaient approchées... mais qu'ils avait arrêté, parce que ce n'était pas le bon moment. Parce que le monde dehors était encore trop lourd, et que rien ne devait se hâter.
Ils se retrouvaient donc le matin, sans parler de ce qu'ils ressentaient vraiment. Parfois, Emma s'appuyait un peu plus fort sur son épaule quand ils marchaient. Parfois, leurs mains se frôlaient en passant, sans s'arrêter, sans chercher. Parfois, leurs silences étaient plus éloquents que mille mots.
À la pêche, Victor apprenait à regarder la rivière autrement, à écouter le bruissement des feuilles, à sentir la vie autour d'eux. Emma lui montrait les meilleurs coins, les gestes précis, sans jamais le presser. Elle riait doucement quand il se prenait les pieds dans les racines, et lui offrait un sourire qui le faisait rougir.
Mais le passé ne s'effaçait pas. Dennis restait dans l'ombre, dans les absences d'Emma, dans ses regards parfois perdus. Elle ne parlait jamais de lui, mais Victor devinait la douleur contenue, la culpabilité qui pesait comme un vieux manteau.
Un jour, alors qu'ils s'étaient assis côte à côte sur un tronc tombé, Emma brisa le silence en regardant loin devant.
« Tu crois qu'on pourra vraiment partir un jour ? » demanda-t-elle doucement, sans le regarder.
Victor haussa les épaules, les doigts jouant avec une brindille.
« Peut-être. Ça ne me dérangerait pas. Dunleigh n'a rien d'une ville florissante.»
Elle souffla, son regard accrochant le sien.
« Ça ne le sera jamais. »
Leur proximité s'épaississait, mais aucune main ne s'était encore posée sur l'autre. Aucun geste n'avait encore brisé cette tension fragile.
Une après-midi de juillet, alors qu'ils regagnaient Dunleigh après la chasse, un son inattendu fendit l'air : les cloches de la ville s'étaient mises à sonner, lentes, lourdes, comme un glas.
Emma s'arrêta net, ses yeux se tournèrent vers l'horizon.
Victor sentit son cœur se serrer.
Les cloches annonçaient le retour des soldats.