CHAPITRE 7

Le sol du bois était gorgé d’eau et de sang séché.

Le petit groupe d'hommes avançait à couvert, les bottes dans la boue, les mâchoires serrées. Le ciel était bas, gris comme de la cendre, et chaque pas semblait plus lourd que le précédent. Adam ouvrait la marche, Robin dans son dos, silencieux comme toujours pendant les patrouilles. Lui et Adam s'étaient vite liés d'amitié : il venaient de la même région, avaient à peu près le même âge. La seule différence entre ces deux-là était que Robin s'était engagé pour ramener quelque chose chez lui. Adam, lui, n'aurait pas grand chose à retrouver après cette guerre. La tombe de sa tante, quelques dettes peut être. Mais ils se suivaient toujours.

Deux autres recrues les suivaient, des gars du nord eux aussi, mais à cet instant, Adam ne pensait qu’à son propre souffle, à son épée trop glissante dans sa main, et à la tension dans l’air, cette sensation d'imminence.

Ils n’étaient là que pour observer.

Juste voir puis revenir. Une bête mission de reconnaissance.

Mais l’ennemi ne demandait jamais la permission.

Un cri bref, un bruissement. Le claquement d'une botte.

Et puis tout explosa. Adam compris que les deux groupes d'éclaireurs s'étaient croisés.

Une flèche se ficha dans un tronc, juste à côté de lui. Une silhouette surgit sur la droite, le bras levé. Il tourna la tête, ouvrit la bouche — trop tard.

La lame s’abattit sur Robin. Elle entra juste au-dessus de la clavicule, dans le creux de la gorge.

Le corps de Robin tomba comme celui d'un pantin. Pas un son. Pas même un soupir. Ses yeux étaient encore ouverts quand sa tête tomba dans la boue.

Adam hurla.

Il frappa, recula, trébucha. L’un des assaillants bondit sur lui, hache au poing. Il voulut esquiver, recula d'un centimètre— la lame l’effleura en arc, mordit son front juste au-dessus du sourcil et descendit jusqu’à sa joue, en biais, en feu.

Il vit rouge. Son oreille sifflait.

Il chancela, le visage engourdi. Son œil droit se remplissait de sang, tiède, poisseux, l’orbite battait au rythme de son cœur. Il avança, empli d'adrénaline. Il frappa encore, sentit sa lame heurter quelque chose de mou. Puis ce fut fini.

Il entendit ses deux autres camarades achever celui qui restait.

Il resta un moment là, debout au milieu des arbres calcinés, la respiration courte, le goût du fer dans la bouche.

Puis il s’agenouilla.

Robin gisait, figé dans la même position que la seconde d’avant, comme s’il dormait les yeux ouverts. Il n’y avait plus rien à faire. Rien à dire.

Adam réprima un haut-le-cœur. Son visage blessé commençait à franchement le brûler, maintenant, mais il se pencha vers Robin.

Il glissa la main à sa ceinture et en détacha un couteau — le petit, à manche clair, celui qu’il taillait au feu tous les soirs, un peu maniaque. Le seul qu’il maniait avec sérieux.

Sans un mot, il le glissa dans sa botte, contre sa cheville.

Puis il se redressa.

Sa blessure le lançait à chaque battement de cœur, chaque pas lui fendait le crâne, mais il marcha, avec les deux autres. Ils retournèrent au camp.

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À Dunleigh, les cloches continuaient à sonner

Un battement de silence. Puis une troisième. Le tintement grave roulait sur les toits, répercuté par les murs de pierre, gonflé par la bruine et l’attente. C’était un appel sourd, ancestral, celui qu’on n’entendait qu’aux grandes nouvelles : incendie, messe, guerre… ou retour des survivants.

Emma releva la tête d’un coup.

Victor sentit plus qu’il ne vit le changement en elle — quelque chose dans sa posture, une tension vive, fragile. Son regard s’était accroché à la ligne d’horizon au-dessus des toits, là où le clochers de la ville s’élançait. Elle ne dit rien. Ses yeux brillaient, mais sans larmes. Et soudain, elle se retourna vers lui.

— Viens.

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. Sa main s’empara de la sienne, ferme et vive, et elle s’élança déjà vers les rues de Dunleigh. Il la suivit, presque malgré lui, le cœur battant à la fois pour elle, pour ce qu’elle allait trouver — ou plutôt, ne pas trouver — et pour cette main qu’elle n’avait pas lâchée.

Ils coururent en silence. Le ciel bas pressait sur les toits, comme si lui aussi attendait. Dans les ruelles, d’autres gens se hâtaient dans la même direction, rumeurs au bord des lèvres. Ils atteignirent la place centrale au moment où le premier chariot franchissait les portes.

Victor et Emma s’arrêtèrent. Devant eux, une foule dense s’était formée, vivante, agitée, compacte. Les enfants grimpaient sur les bornes pour mieux voir. Les femmes se haussaient sur la pointe des pieds. Un chien jappait dans un coin. Les cloches s’étaient tues.

Emma resta debout un instant, puis tenta de se hausser, mais rien n’y faisait : elle ne voyait pas au-dessus des têtes. Alors, sans réfléchir, elle posa une main sur l’épaule de Victor pour s’appuyer, et s’éleva légèrement. Il sentit son poids, léger, comme une aile contre lui. Il ne bougea pas. Au contraire, il élargit légèrement sa base, planta ses talons sur les pavés mouillés. Elle devait pouvoir voir.

Sa main à lui était restée dans la sienne, et l’autre s’était crispée posée dans son dos, pour éviter qu'elle ne bascule. Il pensa à cette nuit sous la toile, au presque-baiser. Aux mots qu’ils ne s’étaient pas dits. Au feu entre eux qu’ils avaient étouffé. Mais maintenant… c’était différent. Quelque chose était tombé. Un mur, peut-être. Ou simplement la peur.

Elle ne disait rien, mais il sentait à travers elle ce combat muet entre lucidité et espoir. Elle savait. Elle savait que Robin ne reviendrait pas. Mais peut-être qu’un fragment, un lambeau de cœur, résistait encore.

Les soldats commencèrent à descendre.

Les premiers furent les plus âgés. Certains vacillaient. D’autres avaient les joues creusées, les yeux vidés. Puis vinrent les moins vieux, des survivants marqués de cicatrices, d’amputations, de boitements à vie. Quelques-uns souriaient en retrouvant leurs familles. Les cris jaillirent : des noms, des prénoms, des sanglots.

Un homme se jeta au cou de sa femme. Une petite fille hurla en reconnaissant un père amaigri. Partout, des retrouvailles, des effondrements, des soupirs d’âme.

Emma ne bougeait pas. Ses doigts s’étaient resserrés légèrement contre l’épaule de Victor. Lui restait stable. Présent. Silencieux.

Il observait aussi. Il regardait les visages, l’espoir dans les yeux des autres, la déception qui s’abattait parfois comme un couperet. Et soudain, son regard fut attiré vers l’arrière du deuxième chariot.

Un dernier soldat descendait. Grand. Maigre, mais solide. À peine plus âgé qu’eux. Une cicatrice énorme fendait son visage, du front à la joue droite. L’œil avait été miraculeusement épargné, mais le reste racontait une histoire de feu, de lame ou d’éclat.

Il marchait lentement. Regardait autour de lui, les traits indéchiffrables. Il semblait chercher quelque chose. Quelqu’un. Mais rien ne venait. Personne ne l’appelait. Aucune main ne se levait. Aucune voix ne criait son nom.

Alors, après une hésitation, il tourna les talons. Et s’éloigna vers une ruelle, seul.

Emma glissa doucement au sol. Elle ne pleurait pas. Mais ses yeux semblaient lourds, anciens. Victor sentit le vide qui se formait en elle, mais aussi… un certain apaisement. Comme si, enfin, l’attente s’était figée. Comme si elle pouvait maintenant déposer ce poids.

Il attendit quelques secondes avant de murmurer :

— Tu veux rentrer ?

Elle hocha la tête, presque imperceptiblement. Mais elle ne bougeait pas encore. Alors, après un silence :

— Ça va ? demanda-t-il, sans la brusquer.

Elle répondit d’une voix basse, tranquille, mais un peu rauque :

— Je voulais juste être sûre.

Il hocha la tête, simplement.

La foule s’était dissipée. Les cris s’étaient éteints. Sur la place, il ne restait presque plus personne. Les pavés brillaient sous la bruine, et le silence avait quelque chose de sacré.

Victor se pencha légèrement vers elle. Son épaule toucha la sienne.

Elle se tourna vers lui, un instant. Leurs regards se croisèrent. Il y avait quelque chose dans ses yeux — une gratitude muette. Une fatigue immense.

Elle lui serra doucement la main, sans dire un mot. Et cette pression, dans le creux de ses doigts, valait mille phrases.