Le lendemain, la ville avait repris son souffle. Les cloches ne sonnaient plus. Les familles s'étaient tues. Il ne restait que le brouhaha ordinaire des jours marchands, les cris des vendeurs et l'odeur des poissons frais dans les caisses humides.
Victor accompagnait Emma comme il le faisait souvent désormais. Il portait son panier à moitié plein, l'écoutait négocier, attendait en retrait pendant qu'elle obtenait une poignée d'herbes pour moitié prix, avec cette voix un peu rauque qu'elle prenait parfois pour paraître plus rude qu'elle ne l'était.
Il y avait un sourire au coin de ses lèvres. En obtenant gain de cause auprès de la marchande, elle se retourna rapidement vers Victor pour lui adresser un clin d'œil victorieux. Il répondit par des applaudissements silencieux.
Puis un « Hé ! » claqua quelque part dans la foule.
Emma se retourna vivement. Victor aussi, par réflexe. Un homme s'avançait vers eux, fendant la foule de passants. Il était grand, les épaules larges. Mais ce qui frappait le plus, c'était la cicatrice : une ligne pâle et fine qui partait de son front, longeait l'arête du nez et s'arrêtait juste au-dessus de la lèvre. Ils le reconnurent soudain : c'était le dernier soldat à être descendu des chariots la veille.
Victor ne réfléchit pas. Il s'avança entre Emma et l'homme, naturellement, sans brusquerie. Il ne dit rien. Juste ce pas, ce geste. Et Emma, derrière lui, ne protesta pas. Elle le regarda un instant — il ne le vit pas — avec un sourire en coin. Elle pensa "C'est nouveau, ça.". Ca lui plaisait un peu.
Le jeune homme ralentit en les voyant sur le qui-vive. Il leva une main, paume en avant, tenta un sourire.
— Désolé, fit-il, haletant un peu. Je voulais pas faire peur. C'est un boucher qui m'a dit où je pouvais vous trouver. C'est vous, non ? Emma ? La sœur de Robin ?
Elle se figea. Juste un instant. Puis elle acquiesça, presque imperceptiblement.
— Oui, dit-elle. C'est moi.
L'homme laissa retomber sa main. Son regard s'adoucit.
— Je m'appelle Adam. J'ai... j'ai connu Robin. On était au front ensemble, dans le Sud. Il m'a beaucoup parlé de vous. Et de... de Dennis aussi.
Un temps suspendu.
— Dennis est mort, dit Emma. Cette année.
— Merde, souffla Adam, sincèrement atteint. Je suis désolé. Vraiment.
Il semblait vouloir dire autre chose, mais quelque chose lui revint à l'esprit. Il se pencha, plongea la main dans sa botte, et en sortit un couteau court, solide, à la lame un peu ternie, le manche gravé.
Il le tendit à Emma, manche en avant.
— C'était à lui. J'ai pas eu le cœur de le laisser dans la boue. Il serait tombé entre de mauvaises mains. Alors... voilà. Je me suis dit que vous voudriez l'avoir.
Emma prit le couteau doucement. Elle le retourna dans sa paume, regarda la lame, puis leva les yeux vers lui.
— Merci, dit-elle simplement.
Emma baissa les yeux sur le couteau dans sa main, puis les releva vers Victor. Elle ne dit rien, mais il comprit. Il hocha la tête, presque imperceptiblement, puis se tourna vers Adam.
— Je m'appelle Victor, dit-il calmement. On allait partir de toute façon... Si tu veux, on peut aller discuter un peu plus loin, ce sera plus agréable que cette cohue.
Adam eut un léger temps d'arrêt, surpris. Puis un sourire fatigué, sincère.
— Avec plaisir.
Ils quittèrent les étals et les pavés, traversèrent une petite ruelle, puis prirent le chemin du vieux pont de pierre. Là, à la sortie de la ville, un muret long bordait le chemin et donnait sur les prairies humides du nord. Ils s'y installèrent tous les trois, en file, le vent leur passant sur les joues.
Emma gardait le couteau sur ses genoux.
— Est-ce qu'il a souffert ? demanda-t-elle enfin, sans détour.
Adam tourna la tête vers elle, secoua doucement la sienne.
— Non. Il a pas eu le temps. C'était net. Trop net. Il a pas su.
Un souffle. Quelque chose se relâcha dans la posture d'Emma. Elle acquiesça, les lèvres serrées.
— Merci.
Adam grattait distraitement la couture râpée de sa manche. Puis, relevant les yeux vers Victor, il ajouta, sur un ton un peu plus léger :
— Je t'ai vu t'interposer, tout à l'heure. Elle a trouvé quelqu'un qui couvre ses arrières, c'est bien. Sans cette cicatrice, t'aurais même pas levé un sourcil. À la guerre, c'était tout juste si je faisais peur aux oiseaux.
Victor eut un petit rire, bref, sincère.
— C'est vrai qu'elle fait son effet. T'as eu ça comment ?
— Un coup de hache, répondit Adam en mimant le geste à hauteur de son visage. Un type en armure sale qui hurlait comme un chien blessé. Il m'a raté de peu. J'ai eu une trouille bleue de perdre mon œil... Mais j'ai eu de la chance. La lame est passée juste devant. Ça pissait le sang, tu veux pas savoir.
— Et maintenant tu fais peur aux enfants et aux oiseaux, dit Emma, un coin de sourire en coin.
— C'est tout ce que je voulais dans la vie, répondit Adam en haussant les épaules. Effrayer les marmots et porter des souvenirs dans les bottes. Et accessoirement rendre ce que j'ai pu sauver.
Il désigna le couteau.
Un silence un peu moins pesant s'installa. Le vent fit bruire les herbes folles. On entendait, au loin, les sabots d'un cheval sur les pierres.
Adam, les yeux attirés par un détail, fixa la chevalière à l'annulaire de Victor. Un sourire amusé fendit son visage marqué.
— Eh ben ça... C'est bien la première fois que je rencontre un noble qui ne me le dit pas dès le début.
Victor se crispa légèrement, pris au dépourvu, mais répondit tout simplement :
— C'est pas vraiment un secret. Mais j'évite d'en faire toute une histoire.
Adam ricana, sans perdre son ton léger.
— Je peux comprendre. C'est plus facile de protéger les jeunes femmes au marché en restant sous couverture, pas vrai?
Il regarda tour à tour Emma et Victor, les yeux pétillant d'une curiosité sincère.
— Et sinon, vous deux ? C'est pas banal, comme couple par ici.
La question tomba comme un coup de tonnerre. Emma baissa la tête, rougissante, et Victor détourna le regard, cherchant ses mots.
— On... on se sert les coudes, c'est tout, répondit-elle enfin, avec un léger sourire timide.
— Oui, voilà, confirma Victor, un peu embarrassé.
Adam se pencha en avant, un sourire malicieux aux lèvres. Il avait tapé juste.
— Je vois. Pas besoin d'en dire plus. Faut bien s'accrocher à quelqu'un quand tout part en vrille, hein ?
Emma esquissa un sourire, et Victor ne put s'empêcher de rire doucement.
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Ils se quittèrent en fin d’après-midi, alors que le ciel pâlissait et que les ombres s’allongeaient entre les bâtisses. Adam leur adressa un salut léger, une plaisanterie en guise d’au revoir — il logeait pour l’instant dans une pension avec d’autres vétérans, pas loin de la forge. Il comptait rester un temps, peut-être plus, il verrait.
Puis il disparut dans les rues animées, laissant derrière lui une impression vive, une silhouette qu’on n’oubliait pas.
Victor et Emma marchèrent un moment sans parler. Les pavés résonnaient sous leurs pas, les cris du marché s’étaient estompés. C’était une fin de journée calme, mais Victor sentait, sous ses côtes, un petit nœud d’inconfort. Il n’arrivait pas à le nommer tout de suite — c’était diffus, un mélange de trouble et de questions mal formulées.
Finalement, il demanda :
— Il t’a fait bonne impression, Adam ?
Emma tourna légèrement la tête vers lui. Elle reconnut le ton qu’il prenait parfois, ce faux calme qui cachait un doute. Elle répondit sans détour :
— Oui. Il a été… touchant, je crois. Et puis, il m’a rendu le couteau de Robin. Rien que ça, c’est beaucoup. Il n’était pas obligé. Il a pris la peine de me chercher, de demander où me trouver. Et s’il était ami avec Robin… alors je pense que c’est quelqu’un de bien.
Victor hocha lentement la tête, regardant droit devant lui. Il aurait dû être soulagé — mais au fond, quelque chose se serrait. Il ne savait pas pourquoi ça le dérangeait. Ou plutôt, il refusait de l’admettre. Il ne connaissait pas ce genre de malaise, cette sensation d’être en décalage, un peu de côté. Il n’avait jamais vu Emma parler à quelqu’un d’autre avec une telle douceur. Il ne savait pas qu’il pouvait éprouver cette pointe de jalousie — jalousie d’un lien qu’il ne pourrait jamais partager, celui du sang et du passé.
Et puis elle le taquina, comme elle le faisait parfois, et ça le ramena sur terre.
— Tu t’es bien mis entre nous tout à l’heure, au marché, dit-elle. J’ai rien dit, mais… tu m’as surprise. On aurait dit que tu allais mordre.
Il eut un petit rire, gêné, mais amusé aussi.
— J’ai vu sa tête, j’ai pas réfléchi. Je savais pas ce qu’il voulait. C’était… instinctif.
— T’as pas eu peur ?
Il haussa les épaules. Bien sûr qu’il avait eu peur, mais pas pour lui.
— J’ai juste voulu te protéger. C’est aussi simple que ça.
Elle ralentit un peu, tourna les yeux vers lui, longuement cette fois. Elle cherchait ses mots, ou peut-être le courage de les dire.
— Eh bien… ça m’a plu. Vraiment. Le fait que tu t’interposes. Et… qu’on veille l’un sur l’autre, comme ça. J’y tiens.
Victor la regarda sans parler. Il sentit le nœud en lui se desserrer d’un coup, comme si sa poitrine se relâchait après un long soupir qu’il n’aurait pas su pousser. Il ne répondit pas tout de suite. Il avait peur que parler gâche l’instant.
Mais dans sa tête, il entendait très clairement : elle tient à toi. Elle l’a dit. Pas de détour, pas de faux-semblant. Elle t’a vu, elle t’a compris. Et elle l’a accueilli.
Alors, il se rapprocha légèrement d’elle, juste assez pour que leurs épaules se frôlent. Il se dit qu’il n’avait jamais eu besoin de tant de mots avec elle, et que ça lui allait très bien comme ça.
Et dans la tête d’Emma, un écho à ce geste. Elle sentit cette proximité silencieuse, ce soutien muet, qui disait tout. Elle pensa que Victor, dans sa maladresse tranquille, était devenu une certitude. Quelqu’un qui serait là, sans bruit, mais debout. Elle se sentit plus forte. Moins seule.
Et tandis que les ombres s’étiraient sur les pierres, ils continuèrent à marcher côte à côte, avec cette conscience nouvelle, tranquille et un peu troublante : qu’ils étaient déjà, l’un pour l’autre, bien plus qu’ils n’osaient encore se l’avouer.