CHAPITRE 10

Le matin était déjà bien installé quand Emma remua à côté de lui. Victor ouvrit les yeux, encore à moitié plongé dans une tiédeur cotonneuse, et la vit s'étirer, cheveux emmêlés, paupières encore lourdes. Ils s'étaient rendormis après l'aube, sans rien se dire, à peine quelques mots murmurés contre la peau, des rires étouffés, des baisers qui traînaient.

Elle roula sur le côté, attrapa son pantalon posé à terre et l'enfila d'un geste souple, dos tourné. Sa chemise — trop grande pour elle, sûrement un vieil habit de Robin — glissa un instant sur une épaule. Puis elle se redressa, passa une main dans ses cheveux pour les remettre vaguement en place. Lui, toujours allongé, l'observait sans bouger, le drap replié bas sur ses hanches.

Un coup à la porte les figea.

Ils échangèrent un regard, silencieux, presque amusé. Emma haussa un sourcil, et entreprit de se frotter le visage pour tenter d'en faire disparaitre les dernières traces de sommeil.

Victor se leva, et passa sa chemise rapidement, sans la boutonner jusqu'en haut. Il ouvrit.

Adam, campé sur le seuil, avait les bras croisés, l'air éveillé depuis un moment déjà. Il détailla la scène d'un seul coup d'œil — Victor déjà là, la chemise entrouverte, Emma qui apparaissait derrière, déjà habillée, les cheveux en désordre mais les joues encore roses. Il haussa les sourcils, laissant échapper un petit rire.

— J'vous ai pas vus au point habituel, alors j'me suis dit que j'allais vérifier si tout allait bien. Visiblement, oui. Vous êtes très bien, même, dit-il en appuyant un peu sur le "très".

Victor ne broncha pas. Autant assumer. Il s'adossa un peu contre le chambranle, bras croisés à son tour, un demi-sourire au coin des lèvres.

— Tu nous connais. On aime se faire attendre.

— C'est ça, ouais. T'étais pas si insolent hier, ricana Adam, Mais j'imagine que ça va avec les boutons oubliés et les cheveux ébouriffés.

Emma arriva à sa hauteur, attachant sa ceinture à la taille. Elle salua Adam avec un calme parfait.

— Bonjour.

Adam leva les mains comme pour s'excuser d'interrompre quelque chose, puis se tourna vers Victor qui reprenait la parole.

— On allait venir te rejoindre, justement, mentit-il. Si ta proposition tient toujours, on veut bien rencontrer la troupe.

Le visage d'Adam se fendit d'un sourire.

- Je me disais bien que vous viendriez. Je vais vous attendre un peu plus haut. Traînez pas, dans dix minutes de pars sans vous.

Il leur adressa un clin d'œil et s'éloigna d'un pas tranquille. Il sifflotait presque.

Quand Victor referma la porte, il sentit un rire lui monter dans la gorge. Emma s'approcha, le regard levé vers lui, amusé.

— C'est officiel, alors ? souffla-t-elle.

— J'en ai bien l'impression.

Elle le tira contre elle, leurs fronts se touchèrent une seconde. Ils s'embrassèrent, vite, tendrement. Pas comme un besoin, cette fois. Comme un accord.

Puis ils s'habillèrent en vitesse, sans précipitation. Quand ils sortirent enfin, le soleil baignait déjà les toits de Dunleigh. Adam les attendait un peu plus loin, bras croisés, le sourire aux lèvres, l'air d'avoir gagné un pari.

Et tous les trois prirent la route vers le campement.

---

Le camp n'était pas grand, il semblait avoir poussé là comme une ronce bien ancrée : solide, prêt à durer. Des toiles tendues, des sacs de toile goudronnée, des silhouettes en mouvement lent autour du foyer. Adam marchait d'un pas léger, les mains dans les poches comme s'il rentrait chez lui. Victor et Emma suivaient en silence.

— Restez près de moi, murmura Adam en apercevant un homme près du feu. Il est pas méchant. Simplement... rustique.

L'homme leva les yeux alors qu'ils approchaient. Il était assis sur une souche, un bol fumant entre les mains, l'air de n'avoir jamais quitté cet endroit. La cinquantaine, une barbe grise taillée à la serpe, une veste de cuir râpée, et ce genre de regard dont on savait qu'il avait vu plus de morts que de couchers de soleil.

Adam s'arrêta, bras ouvert.

— Aldous. Je te présente Emma, et Victor.

Aldous ne répondit pas. Il posa lentement son bol à côté de lui, se redressa, et les détailla tous les deux. D'abord Emma — ses vêtements simples, son couteau bien attaché, son menton levé. Puis Victor, la chemise trop propre, la stature droite malgré la tension sous les clavicules.

— C'est pour quoi ? demanda-t-il, sans détour.

Adam grattait l'arrière de son crâne. 

— Ils cherchent à se joindre à nous. Tu as dit qu'on aurait besoin de bras, hier, j'ai pensé à eux.

Le silence s'étira. Au loin, le feu crépitait doucement. On entendait le raclement d'une lame qu'on affûtait, des sabots contre la terre. Aldous planta enfin son regard dans celui d'Emma.

— Toi. Qu'est-ce que tu sais faire ?

Elle n'hésita pas.

— Chasser. Pêcher. Poser des collets. Coudre. Réparer. Tenir un camp. J'ai pas peur du froid ni de la boue. 

Un froncement de sourcils. Pas de moquerie, pas d'admiration non plus. Il se tourna vers Victor.

— Et toi ?

Victor soutint le regard, sans hausser le ton.

— Je sais lire, écrire. Faire les comptes, travailler sur les cartes. Je n'ai pas de métier, mais j'apprends vite, je me débrouille avec mes mains. Je sais me taire quand il faut, aussi.

Aldous pencha légèrement la tête, aperçut la chevalière.

— T'es un petit noble, pas vrai ?

Son ton était sec mais pas hostile. Juste assez pour piquer.

Victor n'eu pas le temps de répondre. Le vent souleva une mèche de ses cheveux sombres.

— Et alors ? lança une voix dans leur dos.

Un homme venait d'arriver, vêtu d'un manteau clair, les bottes boueuses, les cheveux clairs coupés courts. Trente-cinq ans peut-être, les yeux verts, un sourire en coin.

— C'est pas le seul à être né de l'autre côté de la barrière, reprit il en avançant lentement. Et ça veut pas forcément dire qu'il ne servira à rien. Ou alors, si c'est ce que tu penses, je vais finir par me vexer.

Aldous haussa un sourcil, sans le regarder.

— Toi, t'avais déjà fait la guerre, Edric. C'est pas pareil.

L'homme s'arrêta net et croisa les bras.

— Peut-être. Mais j'suis pas certain que le sang séché sous les bottes soit un vrai signe de valeur.

Il s'adressa à Victor d'un regard, puis à Aldous :

— Et puis, faut bien que quelqu'un leur laisse une chance. Non ? C'est vrai que tu a dit qu'on avait besoin de bras.

Aldous grommela. Son regard glissa une dernière fois sur Emma, puis sur Victor. Longuement.

Puis il désigna du menton une tente vide, un peu à l'écart.

— Une semaine. Vous aidez. Vous gênez pas. Vous parlez pas trop. Si au bout du compte on sent que ça collera pas, on vous largue sur la route. Clair ?

Emma acquiesça. Victor aussi, sans broncher.

Aldous attrapa son bol et retourna s'asseoir sans un mot de plus.

L'homme blond s'approcha sans se presser, puis il s'arrêta face à Victor et lui tendit la main.

— Edric.

Victor la serra, notant la fermeté du geste, le regard clair et calme de l'homme. Il dégageait quelque chose de difficile à cerner : un mélange d'assurance tranquille et de lassitude bien portée.

Edric se tourna vers Emma, et, sans forcer le trait, inclina un peu la tête — un vestige de manières anciennes, adouci par un sourire en coin.

— Mademoiselle.

Il n'ajouta rien de plus, mais ses yeux les détaillèrent un instant, comme s'il les jaugeait déjà.

Puis, en passant près d'Adam, il lui donna une tape amicale sur l'épaule, sans ralentir, et poursuivit sa route, les mains dans le dos.

Adam les regarda avec un air satisfait.

— Bon ben... c'est pas mal tout ça. ca s'est plutôt bien passé.

Emma souffla du nez. Victor hocha la tête, le regard encore fixé sur le feu.