La première nuit fut courte. À l’aube, Victor et Emma s’étaient levés dans la lumière pâle du camp, encore hésitante. La fatigue leur engourdissait les doigts, le vent portait des relents de cuir, de bois brûlé, et de métal. La troupe s’éveillait lentement, silhouettes épaisses autour du feu central, gestes rodés, silences d’habitude.
Emma n’attendit pas qu’on lui dise quoi faire. Elle avait repéré, la veille, les collets posés non loin des premières tentes. Au petit matin, elle s’éclipsa avec son arc et revint avec deux lapins et une foulque, plumes rousses et pattes pendantes. Elle les déposa sans un mot près de la cuisine de fortune, puis prit un couteau pour les vider. Une des vieilles femmes, emmitouflée dans des châles épais, la regarda faire en silence.
— T’as la main sûre, ma fille, dit-elle finalement.
Emma leva les yeux. La femme avait un visage tanné comme du vieux cuir, les rides creusées autour des yeux mais le regard vif. L’autre, plus menue, tricotait sans lever le nez.
— Je m’appelle Ellyn. Et elle, c’est Brana. Si t’as besoin de fil ou d’aiguilles, c’est par ici.
— Merci. Je peux réparer des coutures si besoin. Ou aider à raccommoder les capes.
Brana leva enfin les yeux et lui fit un petit signe de menton. Une forme d’acceptation, à leur manière. Le reste de la journée, entre deux allers-retours à la rivière, Emma raccommoda une manche, reprit un pantalon, et écouta leurs bavardages sans vraiment intervenir. Le soir, elles lui offrirent un morceau de lard et du pain rassis comme si elles ne l’avaient pas déjà adoptée.
Victor, de son côté, se retrouva rapidement attablé sur une caisse renversée, devant une pile de registres aussi poussiéreux qu’inutilisés. C’était Aldous qui les lui avait tendus le matin, avec un grognement à peine articulé :
— Range ça. Classe les cartes. Mets un peu d’ordre dans ce foutoir. Si tu sais faire.
Victor avait hoché la tête sans broncher. Il passa une bonne partie de la matinée à trier les annotations de ravitaillement, à classer les cartes selon leurs âges, à recoller les coins déchirés. Il trouva même un schéma de baliste gribouillé au fond d’un carnet, entre une liste de gibier et une recette de bière. Il hésita à le garder, puis le rangea avec soin.
Quand Aldous repassa en fin de matinée, il ne dit rien. Mais il haussa un sourcil en feuilletant les pages remises en ordre, puis repartit d’un pas plus lent. Victor, malgré lui, sourit.
L’après-midi, Adam vint le chercher.
— Allez, Vic. Les cartes, c’est bien. Mais faut que t’apprennes à recoudre un cuir, à aiguiser une lame et à pas te faire tordre la nuque dans ton sommeil.
Ils passèrent plusieurs heures ensemble. Adam lui montra comment sécuriser une tente contre le vent, comment évaluer la distance d’un feu dans les bois à l’odeur de la fumée, comment lire les traces dans la boue. Victor écoutait, attentif, silencieux mais concentré. Parfois, il se reprenait. Il avait peu dormi, mais son regard restait vif.
Un soir, alors que Victor nettoyait son couteau à l’écart, Edric vint s’asseoir à côté de lui sans rien dire. Il resta un moment silencieux, observa ses gestes, puis désigna le cuir du fourreau qu’il essayait maladroitement de coudre.
— Passe-le plutôt en croix. Sinon, ça lâchera dès le premier choc.
Victor acquiesça. Il recommença. Edric se redressa, mais au moment de partir, il ajouta, sans le regarder :
— Tu serres trop la mâchoire. Personne t’en voudra de relâcher un peu. C’est pas une cour, ici.
Et il repartit comme il était venu, cape jetée sur l’épaule, un petit sourire aux lèvres.
Victor le vit s’éloigner sans vraiment disparaître — Edric n’allait jamais très loin. Il ne le surveillait pas, pas vraiment. Mais il était là. Au cas où. Comme une ombre discrète qui veille, sans imposer.
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Chaque jour apportait son lot de tâches et d’épreuves discrètes. Emma courait les bois, repérait les coins à plantes médicinales, apprenait à poser des collets mieux dissimulés. Une fois, elle tua un renard d’une flèche dans l’œil — Aldous leva à peine un sourcil quand elle le déposa près du feu, mais Adam, derrière lui, lui lança un clin d’œil approbateur.
Victor, lui, se réveillait courbaturé mais le front haut. Il s’efforçait de suivre, de comprendre, de trouver sa place. Un soir, alors qu’il prenait des notes à la lueur du feu, Brana posa devant lui un bol de soupe. Elle ne dit rien. Mais elle revint le lendemain. Il remarqua aussi qu'Edric n'était jamais bien loin. Il l'aimait bien.
La troupe ne disait pas grand-chose, mais les regards changèrent peu à peu. Les silences n’étaient plus ceux de l’évaluation, mais ceux du quotidien partagé. Aldous ne grognait plus quand il croisait Emma les bras pleins de gibier. Edric hochait parfois la tête en croisant Victor. Et Adam… Adam n'avait pas changé, ou alors il souriait plus souvent.
La semaine passa. À sa fin, on ne posa pas vraiment la question. Mais quand Aldous, un matin, leur jeta deux couvertures en disant juste : “Installez-vous là, si vous restez”, ils se regardèrent, et Emma ne put s’empêcher de sourire.
Ils étaient restés debout.
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La nuit tombait sur le camp comme une couverture chaude. Le vent s’était calmé, la pluie s’était retenue pour une fois, et les hommes avaient sorti les outres. Aldous, contre toute attente, avait sifflé : “Ils sont pas morts. Ça mérite au moins un peu de gnôle.” Et personne n’avait osé le contredire.
Des feux avaient été renforcés, les rondins tirés en cercle. Brana avait même préparé une galette de céréales plates à la poêle. Ellyn y avait glissé des baies. L’alcool, fort et trouble, circulait de main en main, brûlant la gorge, délient les langues.
Emma, assise entre Victor et Adam, attrapa le gobelet qu’on lui tendait avec un sourire en coin.
— Attention, prévint Adam. C’est pas du thé.
— T’en fais pas, dit-elle en renversant le contenu d’une traite. Je suis fille de brume et de racines. J’ai été sevrée au vin de sureau.
Elle ne mentait pas. Elle tenait l’alcool comme un vieux capitaine. Au deuxième tour, elle battit Adam à un jeu d’adresse consistant à faire glisser un caillou sur une planche inclinée sans le faire tomber. Puis elle le coucha net à un jeu de gobelets inversés, les mains plus rapides que l’œil.
— J’le savais, souffla Adam en vidant un gobelet. Les roux, c’est pas humain.
Victor, à côté, souriait. Il avait pris une gorgée, pas plus. Il la connaissait, cette version d’Emma, vive, confiante, presque insolente. C’était la même que celle qui grimpait dans les arbres sans réfléchir. La même qui, quand elle se sentait bien, n’avait plus peur de prendre de la place.
— Tu t’amuses ? glissa-t-il dans un souffle.
Elle lui répondit par un clin d’œil.
Il l’aimait comme ça.
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Adam, quant à lui, riait bruyamment à chaque perte. Il avait les joues rouges et les yeux vitreux, mais son rire était franc, épais, chaleureux. La fête battait son plein.
Au bout d’un moment, voyant Adam penché dangereusement en avant, Emma se leva.
— J’vais lui chercher de l’eau. Il va finir par prendre feu.
Elle se dirigea vers les tonneaux, les bras encore souples, le pas droit. Un des hommes, la vingtaine, grand, blond sale, la suivit d’un pas flottant. Deran.
— T’es douée. Pour tout, apparemment, lança-t-il, en se postant à côté d’elle.
Elle remplit le gobelet sans le regarder.
— C’est gentil. Mais c'est plutôt Adam qui traine, ce soir.
— T'es dégourdie. Il faudrait qu'on partage un peu plus qu'un feu, t'es pas d'accord ?
Il souriait, trop près. Elle tourna la tête, planta son regard dans le sien.
— Non, Deran.
Elle ne haussa pas la voix. Elle n’avait pas peur. Pas encore. Mais elle avait vu ce regard, déjà. Celui qui n’écoute pas.
Victor, de l’autre côté du feu, leva les yeux. Il n’y eut pas de grand geste, pas de colère. Il se leva, tranquille, comme s’il allait chercher une bûche. Il s’approcha. Emma le vit venir, et sa tension baissa d’un cran. Deran, lui, le sentit. Son visage se durcit.
— T’as un problème ? demanda-t-il, sans s’écarter.
Victor s’arrêta à un pas.
— Non. Je viens juste voir Emma. J'interromp quelque chose ?
Le ton était calme. Trop calme. Emma sentit quelque chose se tendre entre eux. Pas la peur. Une sorte de décision.
Mais alors, derrière, une voix coupa net l’air :
— Deran.
Il se retourna. Edric s’était avancé, les bras croisés, appuyé contre un arbre. Il ne souriait pas.
— Tu devrais aller dormir.
Pas un cri. Pas un ordre. Mais ça suffit. Deran recula d’un pas. Le regarda à peine. Puis tourna les talons sans un mot.
Emma souffla doucement.
De là où il comatait encore près du feu, Adam leva la tête.
— Lui… Lui, j’l’aime pas. Tête de cul.
Puis il s’affaissa de nouveau.
Emma éclata de rire.
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Ils passèrent encore un moment à rire doucement, puis Victor et Edric portèrent Adam, chacun sous une épaule, jusqu’à sa tente. Il grommelait, chantonnait un truc incompréhensible, puis s’endormit net dès qu’ils le déposèrent sur ses couvertures.
En ressortant, Edric tapota l’épaule de Victor.
— Bien réagi. Mais fais gaffe. Certains chiens ont les crocs plus longs qu’ils en ont l’air.
Victor hocha la tête. Il n’était pas effrayé. Pas encore. Mais il sentait dans l’air quelque chose de suspendu.
Il rejoignit Emma. Elle l’attendait près de leur tente, le gobelet vide à la main.
— Merci, dit-elle.
— Pas besoin.
Ils entrèrent. La toile refermée, le silence sembla plus doux. Il faisait froid, mais pas trop. Elle s’installa sur leur couverture, les jambes repliées, les joues encore rosées par l’alcool.
— C’est la première fois qu’on est vraiment bien accueillis, murmura-t-elle.
— T’as couché Adam en deux jeux. Je pense que t’as gagné leur respect à jamais.
— C’est vrai, sourit-elle. Et toi t’as déjà trié tous leurs papiers.
Il s’assit à côté d’elle. Elle posa la tête contre son épaule. Son odeur le ramena à la forêt, à la rivière. À la première fois qu’il l’avait vue, dans la ruelle.
— Il t’a pas fait peur ? demanda-t-il après un moment.
— Non. Pas vraiment. Tu es arrivé vite.
Un silence.
Elle releva la tête, posa ses doigts contre sa joue.
— T’es toujours calme, murmura-t-elle.
— Pas toujours à l’intérieur.
— Moi non plus.
Le baiser fut simple, doux d’abord. Puis un peu plus pressant. Mais ils étaient fatigués, la chaleur douce du feu encore sur la peau, et leur corps chercha plus le confort que le feu.
Ils s’endormirent comme ça, entrelacés, sa main dans ses cheveux, son souffle chaud contre son cou. Au-dehors, la fête mourait doucement. Dedans, tout semblait enfin à sa place.