Le soir tombé, le feu crépitait faiblement au centre du campement, dessinant sur les visages fatigués des éclats mouvants, tantôt chaleureux, tantôt sombres.
Victor avait pris place près d'un petit rocher, non loin du cercle. Il avait mangé à peine. Ses doigts jouaient avec un morceau d'écorce qu'il réduisait lentement en miettes, l'esprit encore pris dans la bataille. Emma s'était endormie tôt, sur une couverture non loin, épuisée par la journée. Chaque son - un pas, une branche qui craque - faisait sursauter les pensées de Victor.
Il sursauta pourtant à peine quand une silhouette se planta devant lui.
- Tu dors pas encore ?
C'était Édric. Il se tenait raide, portant la blessure à son épaule d'un air détaché, mais Victor vit bien qu'il s'asseyait plus lentement qu'à l'accoutumée.
- Non, murmura Victor.
- Bien. Faut qu'on parle des tours de garde pour cette nuit.
Victor hocha la tête. Il se redressa un peu.
- Adam m'a dit que vous aviez l'habitude de faire par binômes. On peut garder ça.
Édric approuva d'un signe de tête, mais ne répondit pas tout de suite. Il jeta un regard circulaire sur le camp. Les silhouettes s'étaient amollies, roulées dans des couvertures ou assises dos à des troncs. Certains parlaient encore à mi-voix. D'autres s'étaient tus depuis longtemps.
Deran était là aussi, à l'écart. Il s'était assis seul, une capuche rabattue sur son visage. Il lançait des regards acides autour de lui, les bras croisés, bouillant de ne pas avoir été au cœur du combat. Personne ne lui avait confié de rôle. Personne ne l'avait cherché.
Victor suivit le regard d'Édric.
- Il est toujours là, dit-il.
- Oui, grogna Édric. Pour l'instant.
Un silence s'installa.
Puis Édric tourna les yeux vers Victor.
- Tu t'en es pas trop mal sorti.
Victor pinça les lèvres.
- J'ai surtout pas réfléchi. J'ai pris une épée sur le chariot comme si ça allait suffire.
- Et ça a suffi.
Victor haussa une épaule, mal à l'aise.
- J'ai eu peur. Pour Emma, surtout.
- C'est normal. C'est sain.
Un nouveau silence.
Puis Édric reprit, plus bas :
- T'as fait un peu d'escrime, non ?
- Quand j'étais gosse. Quelques années, comme tous les petits nobles, je suppose. Rien de sérieux.
- Tu tiens l'arme correctement. Mais tu réfléchis trop. Tu recules quand tu devrais avancer. Et t'as pas assez de muscle pour que ton instinct compense.
Victor baissa les yeux, puis les releva avec lenteur.
- Tu veux dire... que je devrais m'entraîner.
- Je veux dire que je peux t'y aider. Si tu veux.
Il vit passer une ombre de surprise dans les yeux de Victor. Puis quelque chose de plus calme, plus grave.
- Je veux bien.
Édric hocha la tête, lentement, comme si tout cela allait de soi.
- Demain. Tôt. J'aurai toujours mal au bras.
Victor sourit malgré lui.
- Marché conclu.
Ils restèrent un moment côte à côte, sans parler. Le silence, cette fois, n'avait rien d'oppressant.
Au loin, Deran lançait des cailloux dans le feu sans adresse, les mâchoires serrées.
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Édric était déjà debout lorsque le soleil se leva. Il attendait Victor non loin du cercle, deux épées usées posées contre un tronc. La sienne, et une autre, plus courte, plus légère.
- Attrape. On va voir ce que t'as dans le ventre, dit-il sans préambule.
Victor s'approcha, toujours un peu raide de la veille. Il saisit l'arme, la pesa, la testa dans ses doigts. Puis ils commencèrent. Des positions. Des mouvements simples. Édric corrigeait, montrait, recommençait. Il ne parlait pas beaucoup. Mais ses gestes étaient clairs.
Plus loin, Adam ajustait son arc.
- Tu veux qu'on fasse le tour ? proposa-t-il à Emma.
Elle s'était déjà attaché les cheveux, le couteau de Robin glissé à la ceinture.
- Je vais passer par le talus au nord, à un moment. Je veux voir s'il reste des traces là-haut.
Adam hésita.
- Pas trop loin. Pas trop longtemps.
Elle hocha la tête.
Ils partirent ensemble, les bottes foulant l'humus détrempé, puis leurs chemins se séparèrent, comme deux lignes divergentes dans le silence.
Emma marchait seule à présent. Le vent dans les feuilles semblait trop discret. Il n'y avait plus d'oiseaux. Juste une tension diffuse qui ramassait ses nerfs.
Un craquement.
Elle s'arrêta.
Et puis cette voix, grasse et huileuse, qui coulait comme une menace familière :
- Joli coin pour une balade, non ?
Deran.
Il surgit de derrière un tronc, bras croisés, le regard trouble. Son sourire était faux, tordu, et ses bottes soulevaient l'humus à chaque pas.
- Je t'ai vue hier, avec ton petit air hautain. Tu crois qu't'es différente ? Tu l'es pas, Emma.
- Laisse moi.
Elle serra le couteau dans sa paume, le cœur qui cognait déjà.
- C'que t'as besoin, c'est d'un vrai homme. Pas d'un mioche qui joue les princes.
Elle recula d'un pas. Il s'approcha.
- Je t'ai vue me regarder. Tu fais ta farouche, mais t'as juste envie qu'on t'apprenne, pas vrai ?
- Si tu fais un pas de plus, je te plante.
Il rit. Sec. Dégoûtant.
- T'oseras pas.
Et il fonça.
Le choc fut brutal. Il la plaqua contre un arbre, ses mains cherchant déjà sous sa veste. Elle hurla, tenta de le frapper, le griffer, mais il était plus fort, plus lourd. Il tordit son poignet jusqu'à ce que le couteau tombe. Son souffle empestait la sueur et le reste. Elle sentit ses jambes flancher.
Elle cria encore. Elle crut qu'elle allait s'évanouir. Elle pensa à Robin. À Victor. À l'idée de mourir salie.
Et puis un fracas.
Adam.
Il surgit de nulle part, et cogna. Il était arrivé comme un animal lancé à pleine vitesse. Le coup qu'il porta à Deran fut si violent que celui-ci roula au sol. Adam ne cria pas. Il ne parla pas. Il frappa. Jusqu'à ce que Deran ne bouge plus.
Alors seulement il tourna les yeux vers Emma.
Elle était à terre, adossée à l'arbre, le regard vide.
- Emma...
Il s'agenouilla doucement.
- Regarde-moi. T'as mal quelque part ?
Elle secoua la tête. Ce n'était pas vrai. Elle avait mal partout, mais pas de blessures visibles. Et la peur. Une peur si vive qu'elle lui brûlait les muscles.
- Tu es en sécurité maintenant. C'est fini.
Elle hocha la tête, lentement.
Adam se releva, attrapa Deran par le col, et le traîna à travers les ronces. Il ne disait toujours rien.
Quand ils revinrent au camp, le silence tomba d'un coup. Comme une chape. Plus personne ne parlait, ne bougeait.
Emma marchait, soutenue par Adam. Son visage était pâle, son regard fixe. Deran, traîné derrière comme une loque, titubais, à moitié conscient
Victor bondit avant même d'y penser. Son sang battais dans ses oreilles.
- Emma ?
Elle leva les yeux, vacillants, et se laissa tomber contre lui sans un mot. Il l'attrapa juste à temps, la tint contre lui, fort, très fort. Son cœur cognait trop vite. Il sentit ses doigts se crisper dans son dos, tremblants. Et dans sa gorge, quelque chose d'animal montait - une colère brutale, sans nom.
Puis il le vit. Deran.
Et il comprit.
Victor desserra lentement son étreinte. Emma ne voulait pas lâcher. Il le fit quand même, à contrecœur. Puis Édric s'approcha. Son regard noir comme la nuit.
- Qu'est-ce qu'il a fait ? demanda-t-il simplement, le ton bas, contenu.
Victor ouvrit la bouche, mais ce fut inutile.
Édric avait vu. Il avait compris. Et il ne se retenu pas plus longtemps.
Le coup partit sans un mot. Son bras droit - le seul encore valide - fusa comme un ressort. Le poing frappa Deran en pleine mâchoire. Un craquement sec. Le corps s'écroula, cracha une dent, un filet de sang à la commissure des lèvres.
- Qu'il bouge encore et je lui ouvre la gorge, grogna Édric. J'le jure.
Il le pensait. Au fond de lui, une haine sourde remontait. C'étaient toujours les mêmes. Ceux qui disaient que c'était "comme ça, en temps de guerre". Qu'on pouvait prendre ce qu'on voulait, surtout les femmes. Lui, il avait toujours trouvé ça monstrueux. Mais il s'était tu, à l'époque. Pas aujourd'hui. Pas cette fois.
Aldous arriva, plus calme, plus froid.
- On l'attache. En partant demain, on l'abandonnera. Un sac sur la tête, pieds et poings liés. Il ne mérite rien d'autre.
Personne ne discuta. Même les vétérans détournèrent les yeux.
On attacha Deran sur-le-champ, assis au sol, les mains liées derrière un jeune arbre. Il n'était plus qu'un poids inutile. Une chose sale qu'on devait jeter.
Victor tenait encore Emma, agenouillée contre lui. Il n'avait rien fait. Il n'avait pas été là quand il aurait fallu, il n'avais pas eu l'occasion de punir Deran lui-même. Et ça, ça lui coulait dans les veines comme du poison.
Plus tard, quand la lumière déclina et que le camp se repliait lentement vers le sommeil, Victor chercha Adam. Il le trouva seul, à l'orée du bois. La lumière mourante traçait ses traits fatigués.
Il s'avança, puis s'arrêta. Il hésita une seconde. Et sans prévenir, il le prit dans ses bras.
Pas une étreinte maladroite. Une vraie. Rude. Sincère. Nécessaire.
- Merci, dit-il à mi-voix. J'étais pas là. Sans toi... j'aurais plus Emma. J'aurais plus rien.
Adam le serra en retour. Une main sur l'épaule. L'autre dans son dos.
- C'est normal. T'inquiète pas.
Victor ferma les yeux un instant. Il y avait encore du sang sur sa tunique. Mais dans sa poitrine, une forme neuve de loyauté venait de naître. Viscérale.
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Le lendemain, le matin s'étira lentement. On préparait le départ en silence. Les blessés étaient pansés, les sacs rassemblés, les chariots tirés plus près du sentier.
Emma avait à peine dormi. Trop de pensées, trop d'images. Mais Victor était resté contre elle toute la nuit, sans un mot de trop. Sa présence l'avait tenue hors de l'eau. Juste assez. Il ne l'avait pas lâchée une seconde. Il s'était endormi en la tenant, les bras croisés sur elle comme une barrière.
Plus loin, on avait laissé Deran attaché à son arbre. Bras liés, sac sur la tête, il avait fini par comprendre que ce n'était pas un jeu. Que cette fois, il n'y aurait pas de pardon.
- Hé, souffla-t-il, d'abord calmement. Hé, Aldous ? Je peux parler ? C'est pas... c'est pas comme vous croyez.
Personne ne répondit. Pas un regard. Il insista.
- Je... j'étais pas moi-même, j'avais bu... C'était confus, je voulais juste parler à Emma, elle a crié pour rien !
Édric serra la mâchoire si fort qu'on aurait pu entendre ses dents grincer. Il pivota brusquement et s'éloigna du feu, les poings crispés.
Il en aurait bien remis une.
Adam restait dos tourné. Il faisait mine de trier des flèches, mais ses gestes étaient saccadés. Il ne disait rien, mais ça lui coûtait.
Les autres aussi l'ignoraient. Les anciennes. Même ceux qui l'avaient autrefois côtoyé autour d'un feu, riant, buvant. C'était fini. Il n'y avait plus rien à dire.
Deran finit par le sentir.
Le basculement.
Il se mit à respirer plus fort sous le sac, à s'agiter.
- Vous pouvez pas me faire ça. J'suis des vôtres, merde ! Vous allez pas me laisser là ! Vous allez pas- vous allez pas me tuer comme ça, hein ?
Toujours rien.
Alors il se mit à hurler.
- C'est elle la garce, bordel ! Elle se tape le p'tit prince, elle en joue depuis le début ! Elle fait sa petite victime, mais elle aime ça, hein ? Hein, Emma ? Tu t'fais passer pour pure mais t'as juste besoin d'un vrai homme !
Silence.
Emma ne tourna même pas la tête. Pas un muscle ne bougea. Elle regardait les flammes comme si elles pouvaient le brûler à sa place.
Aldous se leva lentement, la mâchoire verrouillée. Il s'avança d'un pas lourd, les mains prêtes à l'attraper pour le faire taire. Une dernière fois.
Mais Deran s'interrompit net.
Son corps se raidit. Comme s'il venait de comprendre trop tard.
Derrière lui, Victor venait d'arriver. Il avait levé une pierre. Une pierre lourde. Et il l'abattit sans crier.
Crac.
Juste un coup. Pas mortel. Pas trop fort. Mais assez.
Deran s'effondra sur le côté, le sac glissant à moitié de sa tête, un filet de sang sur la tempe. Groggy.
Victor le fixait, respirant fort, la main encore crispée autour de la pierre.
- J'en ai assez entendu.
Plus personne ne bougeait.
Édric, un peu plus loin, le regarda par-dessus son épaule. Il cligna des yeux, souffla du nez. Puis, lentement, un coin de sa bouche se releva. Un demi-sourire. Surpris. Mais franchement satisfait.
Emma, elle, sentit quelque chose se relâcher en elle. Une tension profonde, ancrée. Ce n'était pas le choc, ni la violence. C'était... la certitude. Victor avait agi. Par colère, oui. Mais aussi par instinct. Pour elle.
Et ça, ça lui réchauffa la poitrine.
Ce n'était pas la vengeance. C'était une protection. Instinctive. Évidente.
Et peut-être qu'au fond, c'était tout ce dont elle avait eu besoin.