CHAPITRE 14

On sentait le moment du départ approcher. Les affaires étaient bouclées, les vivres réparties, les chevaux sellés.

Aldous observa un moment Deran, toujours ligoté au pied de l'arbre, le visage poisseux de sueur et de sang séché. Il tourna les yeux vers Édric, posté à quelques pas, les bras croisés. Ce dernier ne le quittait pas des yeux.

- Pas toi, grommela Aldous.

Édric ne répondit pas tout de suite. Sa mâchoire tressaillit.

- Je suis pas sûr que les autres le fassent, dit-il simplement.

- Justement. T'es en trop mauvais état pour qu'on se retrouve avec deux cadavres. Et j'te fais pas confiance pour pas lui ouvrir le bide au passage.

Silence.

Puis Édric hocha lentement la tête, les lèvres fines. Il recula de quelques pas, les bras toujours croisés. Il ne regarda plus Deran.

Deux hommes se détachèrent du groupe. Sans un mot, ils levèrent Deran, qui se débattait faiblement, et l'entraînèrent dans les bois. Il criait encore quand ils disparurent entre les arbres.

- Vous pouvez pas ! Vous pouvez pas me faire ça, bande de lâches ! J'vous jure que vous allez le regretter ! Je vais-

Sa voix s'éloigna.

Puis elle s'éteignit.

Et tout le camp respira.

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Le convoi se mit en route, lentement, dans le silence retrouvé des sous-bois. Le soleil commençait à percer.

Victor marchait à côté d'Emma. Son regard balayait les ombres, les fougères, les arbres tordus - mais une partie de lui restait ailleurs. Il repensait à la pierre qu'il avait levée, à la sensation de l'élan dans son bras, au bruit mat du choc. Il n'avait pas réfléchi. Il avait agi.

Il ne voulait plus jamais être celui qui arrive après.

Il jeta un coup d'œil à Emma. Elle tenait bon, comme toujours. Mais quelque chose avait changé dans ses traits. Elle ne portait plus le masque raide de la veille. Elle avançait. Résolument.

Alors il glissa un bras autour de sa taille et la tira contre lui, tout en marchant.

Elle le regarda, surprise, un instant.

Puis elle se blottit contre lui.

Et cette fois, elle s'autorisa à y rester.

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Le village de chasseurs apparut en fin d'après-midi. Quelques maisons basses, des toits de chaume, des granges, des fumées discrètes qui montaient entre les arbres. On entendait des voix, des outils, des chiens. Rien d'hostile. Juste... une vie simple.

L'accueil fut sobre. On leur laissa un emplacement au bord du hameau, à la lisière. On ne posa pas trop de questions. On leur demanda s'ils savaient chasser, réparer, fabriquer. Ils répondirent oui.

Alors on les accepta.

Le camp fut installé rapidement. Les chevaux abreuvés. Le feu relancé.

Et bientôt, chacun se mit au travail.

Adam fut l'un des premiers à se rendre utile : il aida un vieil homme à réparer une barrière, souleva des sacs de grains, échangea des outils. Il souriait, parlait peu. Mais il attira l'attention - surtout celle de quelques jeunes femmes du village, qui passaient une seconde fois pour rien, un panier vide au bras.

Avec son allure solide, la cicatrice fine qui descendait de la tempe jusqu'à la mâchoire, et ses yeux vifs qui paraissaient presque dorés dans la lumière du soir, il n'était pas difficile à remarquer.

Victor le rejoignit en fin de tâche, les bras encore couverts de sciure.

- Tu veux que je t'aide à porter tes conquêtes jusqu'au camp ? dit-il avec un sourire en coin.

Adam haussa un sourcil sans se retourner.

- C'est pas moi, c'est la cicatrice, répondit-il.

Victor rit.

- Faudrait que je m'en fasse une assortie. Ça donne un air de héros tragique, non?

Adam leva un sourcil, amusé.

— Ou d’idiot chanceux. La différence est subtile, mais cruciale.

Victor ricana et lui donna une tape amicale à l’épaule.

— T’as toujours eu le mot juste.

Édric, de son côté, avait trouvé un poste près de la forge rudimentaire. Il avait proposé de réparer des boucles, aider à river des pointes de flèche. Son épaule gauche le faisait grimacer, mais il tenait bon. Il ne se plaignait pas. Il voulait aider. C'était une forme d'apaisement.

Emma, elle, avait proposé ses services à la cuisine du village. Elle triait des herbes, lavait des légumes, échangeait quelques sourires prudents avec des femmes du coin. Elle semblait calme, presque douce. C'était comme si l'air se réchauffait autour d'elle.

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Le soir venu, ils se retrouvèrent autour du feu, un peu à l'écart des villageois. Un cercle familier. Plus serein. Le bois crépitait. Des bols circulaient. Un lapin avait été rôti lentement. De la bière locale passait de main en main.

Emma s'était assise dos à Victor, son dos contre sa poitrine, entre ses jambes. Il l'entourait de ses bras, croisés contre son ventre, comme la veille, mais cette fois c'était simple. Naturel.

Elle avait une main posée sur l'avant-bras de Victor, distraite, qui caressait le tissu usé de sa manche.

Aldous racontait une histoire de la guerre, pleine de froid, de boue et d’ennemis invisibles. Adam ponctuait le récit de petites remarques, exagérant les gestes et les voix, ce qui faisait sourire et rire les autres.

Édric restait impassible, le visage fermé.

Adam lui lança un regard complice :

— Tu sais, Édric, faudrait que tu souries un peu plus souvent, ça te ferait pas de mal.

Sans prévenir, Édric lui lança une pomme de pin en pleine tête.

— Hé ! Et en plus tu vises les cicatrices ! s’exclama Adam en se frottant le front.

— Je visais la partie intacte, répliqua Édric, un demi-sourire aux lèvres.

Adam ricana.

- Bordel, alors c'est ça : faut que tu me maltraite pour que ça t'arrache un sourire. Espèce de sadique!

Emma, près d’eux, laissa échapper un petit rire.

Victor pencha la tête et posa un baiser sur sa tempe, doucement. Elle sourit en coin sans détourner le regard du feu.

Adam se tourna vers eux, amusé.

— Vous allez finir par fusionner, à force.

Victor haussa un sourcil sans lâcher Emma.

— Jaloux ? Trouve-toi la tienne, alors.

Adam éclata de rire.

— Facile à dire quand t’as personne pour te coller.

Emma intervint avec un sourire malicieux.

— La moitié des jeunes filles du village ne te lâchent pas des yeux, tu sais.

Adam fit un sourire en coin.

— Je ne mélange jamais vie personnelle et vie professionnelle, Madame.

Elle rit doucement, serrée contre Victor.

Victor souriait vraiment. Ses yeux brillaient , pas seulement pour Emma, mais pour ce moment, pour le groupe, pour cette soirée enfin paisible.

Sans le dire, chacun avait décidé de tourner la page sur Deran.

Et c’était peut-être la meilleure chose à faire.

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Le soleil avait déjà dépassé son zénith lorsque le colporteur arriva, tirant derrière lui un âne fatigué et couvert de clochettes poussiéreuses. Il s’arrêta aux abords du camp, accueilli avec la méfiance tranquille des habitués. Les membres de la troupe, curieux malgré tout, s’approchèrent peu à peu. Édric, appuyé contre un poteau, bras croisés, l’écouta d’une oreille distraite.

Le colporteur parlait fort, habitué à captiver les foules.

— Et puis, j’vous dis, dans une ville, à l'est d'ici, un jeune noble a disparu. Volatilisé, comme ça. Pof. Pas un mot. Rien. Y paraît que son père aussi avait disparu, y a quelques années. La famille dit rien, mais dans le coin, on parle de malédiction. Des vieux nobles comme ça, c’est toujours mêlé à des histoires étranges…

Un frisson imperceptible parcourut la nuque d’Édric. Il redressa légèrement la tête.

Un jeune noble disparu.

Un père avant lui.

Une rumeur de malédiction.

Il n’en fallait pas plus.

Il savait.

Il savait, sans avoir besoin d’entendre un nom.

Victor.

Il était encore au village, occupé à déplacer des caisses pour un artisan, ou à réparer une roue, il ne savait plus. Emma n’était pas là non plus — partie chasser avec Adam au lever du jour. Le camp était paisible, mais la tranquillité qu’ils avaient gagnée risquait de ne pas durer.

Quand Victor revint, un peu plus tard, son visage était couvert de poussière et ses manches roulées. Il avait un éclat fatigué, mais apaisé dans les yeux. Édric s’approcha.

— Un colporteur est passé, fit-il sobrement.

Victor plissa les yeux.

— Et ?

— Il parlait d’un jeune noble disparu. De l’Est. Ton père a disparu, non ?

Le cœur de Victor manqua un battement.

— Il y a des années… Comment tu sais que…

— Parce que j’écoute. Et parce que ça correspond trop bien pour que ce soit une coïncidence.

Victor ne répondit pas. Il sentit sa gorge se serrer, une chaleur inconfortable monter dans ses joues. Il ne voulait pas penser à cette vie-là. À ce nom. À ce qu’il avait fui.

Mais il comprenait ce que sous-entendait Édric.

Il baissa les yeux. Sa main alla presque machinalement vers sa chevalière.

Elle brillait légèrement au soleil. Discrète, mais pas assez. Une boucle d’argent sombre, gravée du lion de sa maison. Il la portait sans y penser. Par habitude. Par refus de l’oublier totalement.

— Je ne te dis pas de t’en débarrasser, dit Édric, à voix basse. C’est pas ce que je ferais.

Il sortit un petit lacet de cuir de sa poche et le lui tendit.

— Mais garde-la sous ta chemise. La façon de tenir sa lame, le maintien, on peut le travailler. Mais ça… ça attire les regards.

Victor prit le lacet sans rien dire.

Ses doigts étaient un peu raides, mais il parvint à faire glisser l’anneau dessus, puis le passa autour de son cou, dissimulant le bijou sous sa tunique. Un poids en moins… et en même temps, toujours là.

Il releva les yeux.

— Tu en avais une aussi? Avant?

Édric eut un léger sourire. Il lui répondit sur le ton d'une confidence, se penchant un peu vers lui.

— Je l'ai toujours.

Il écarta un peu le col de sa chemise, et Victor aperçut, contre sa peau, une fine bague d’argent ternie, suspendue elle aussi à un cordon usé. Gravée d’un loup, stylisé. Le blason de sa maison, sans aucun doute.

Victor sentit sa poitrine se desserrer un peu.

Il n’était pas le seul. Pas le seul à avoir quitté une vie. Pas le seul à porter encore un morceau de passé au creux du torse, battant contre son cœur.

— Je sais que je veux pas revenir en arrière, murmura-t-il. Mais je veux pas non plus… oublier.

— Personne t’y oblige, dit Édric. Tu continues, c’est tout. Le reste… ça fait partie de toi. Rien à prouver.

Il le regarda.

— Mais reste prudent, gamin.

Victor hocha la tête.