Le marché s'animait doucement sous les brumes pâles du matin. L'odeur des peaux fraîches, du gibier suspendu aux crochets, des pommes fermentées et du pain chaud se mêlait à la rumeur paisible des voix. Des enfants couraient entre les étals, poursuivis par des chiens maigres, et un groupe de femmes courbées échangeaient des fagots de bois contre des herbes médicinales.
Victor, capuchon rabattu sur la tête, flânait près d'un stand de laine brute, effleurant la texture rêche entre ses doigts. À ses côtés, Adam échangeait une plaisanterie avec une vieille vendeuse édentée, et son rire rauque roula dans l'air comme une cascade familière.
« Tu comptes t'habiller en berger, maintenant ? » lança-t-il à Victor, en désignant une pelisse informe que celui-ci tenait à bout de bras.
« Mieux vaut ça qu'un manteau en cuir qui grince comme le tien à chaque pas. On dirait un arbre sec. »
« Un arbre sec qui sait se battre, sale gosse. »
Édric, quelques pas derrière eux, gardait le silence. Il se contentait d'observer, de s'assurer d'un regard que rien ne clochait. Il portait sa capuche rabattue sur ses cheveux clairs, la main gauche posée contre la garde de sa dague, comme à son habitude. Sa blessure à l'épaule le lançait encore parfois, les jours humides, mais ce matin, c'était son estomac qui était noué sans qu'il ne comprenne pourquoi.
Un mauvais pressentiment, peut-être. Un vieux réflexe de soldat.
Puis une voix surgit. Grave. Rauque. Familière.
« Par tous les diables... Édric ? Édric Lup-»
Il s'était retourné avant même que le nom soit terminé.
Un homme grand, massif, approchait à grandes enjambées entre deux étals, une main levée dans un salut de camarade. Sa barbe poivre et sel était soigneusement taillée, ses épaules encore droites malgré les années. Il portait une tunique de cuir renforcé, au col brodé d'un insigne qu'Édric reconnut aussitôt — même s'il s'était juré de ne plus jamais le croiser.
Hale.
Son cœur rata un battement. Quinze ans s'étaient écoulés. Et pourtant, la silhouette de son ancien supérieur semblait intacte, comme sculptée dans le même bloc de pierre. Même sourire condescendant. Même regard bleu acier. Édric sentit son souffle se bloquer.
« Je rêve pas, c'est bien toi ? » lança Hale, en s'approchant. Il tendit une main, comme si rien ne s'était passé.
Édric ne la saisit pas.
« Hale, » dit-il, sec. D'une voix basse. Maîtrisée.
Adam, surpris, s'était retourné. Victor, lui, n'avait jamais entendu ce nom. Mais à la tension immédiate qui raidit le dos d'Édric, il comprit. Il comprit tout de suite. C'était une vieille histoire. Une histoire qui faisait mal.
« Sacré nom d'un chien, ça fait un bail ! Quinze ans, non ? Depuis... la mêlée des Trois Ravins. Tu te souviens ? » Il rit. « Par tous les saints, quelle boucherie. »
Édric resta de marbre. Son regard était froid comme la pierre. Oh oui, il se souvenait.
« Tu as bonne mémoire. »
Hale ne sembla pas noter la distance dans sa voix, ou choisit de l'ignorer.
« Je t'ai pas revu depuis, tu as quitté l'armée juste après. T'étais un foutu bon épéiste, c'est dommage. T'aurais pu grimper encore, si tu t'étais accroché. Mais bon. Les nobles et leur mélancolie, hein ? »
Le ton, faussement léger, lui arracha un rictus intérieur. Édric ne répondit pas. Derrière lui, Adam s'était légèrement tendu, les yeux posés tour à tour sur Hale, puis sur Édric. Il capta l'électricité dans l'air. Se plaça d'un pas plus proche de Victor.
Hale, lui, tourna enfin la tête vers eux.
« Et ceux-là ? Tes rejetons ? »
« Pas mes fils, non. Trop vieux. Mais je veille au grain. »
Mais Hale ne l'écoutait déjà plus. Son regard s'arrêta sur Adam.
« Par tous les diables, t'as croisé une hache ou une femme fâchée ? » fit-il en pointant la cicatrice qui barrait le visage du jeune homme.
Adam eut un sourire en coin.
« Une hache. Dans le sud. »
«J'ai vu des poutres mieux taillées.» Hale éclata de rire.
Adam haussa les épaules, toujours souriant. Mais Victor sentait qu'il luttait pour ne pas lui répondre.
Et puis Hale tourna la tête vers lui.
Il l'observa plus longuement. Victor avait baissé un peu les yeux, machinalement. Son visage fin, ses boucles sombres, son maintien malgré les habits modestes... il y avait dans son allure quelque chose d'incongru, de contenu. Quelque chose qu'Hale pouvait flairer.
Il s'approcha.
« Toi... Tu viens d'où, mon garçon ? T'as pas les manières d'un vagabond. On dirait que t'as été habitué à... mieux. »
Avant que Victor ne puisse répondre, Édric coupa net :
« Il vient de la poussière et il ira où il veut. »
Hale haussa un sourcil. Victor leva les yeux vers Édric. Le ton avait changé. Il n'y avait pas de menace, mais une alerte sèche. Il comprit aussitôt : ne dis rien.
« Hmm, » fit Hale. « Si tu le dis. Moi j'dis juste qu'un garçon comme ça, il tiendrait mieux un registre qu'une dague. Enfin bon. J'suis pas là pour jouer aux devinettes. »
Il recula d'un pas, les mains sur les hanches.
« Je repars dans deux jours vers le nord. Inspection de casernes. Le seigneur Harren m'a demandé un rapport. Mais d'ici là, je loge à la forge. Si jamais t'as envie de boire un verre pour les vieux souvenirs... »
Édric ne répondit pas.
Hale s'éloigna sans plus insister, lançant un salut désinvolte par-dessus l'épaule.
Un long silence suivit. La rumeur du marché reprit autour d'eux. Une feuille morte tournoya entre leurs pieds.
Adam fut le premier à souffler.
« C'était qui, ce connard ? »
Édric ne répondit pas tout de suite. Il regardait l'endroit où Hale avait disparu, son visage figé, comme s'il voyait encore du sang sur les pavés.
Victor, à ses côtés, glissa discrètement la main vers sa chevalière, s'assurant quelle était bien cachée sous son col.
Il n'avait jamais vu Édric ainsi. Raide, plus silencieux que d'habitude, presque absent.
Un fragment du passé venait de refaire surface.
Et il était tranchant comme une lame.
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Au coucher du soleil, le feu du camp jetait des ombres longues sur les visages fatigués. La journée avait été dense — les corps étaient lourds, les esprits un peu plus légers qu'au matin. Emma, assise en tailleur près des flammes, faisait tourner entre ses doigts un petit morceau de bois qu'elle avait taillé plus tôt. Adam, non loin, entretenait les braises avec calme, jetant parfois un regard en coin à Victor et Édric qui revenaient d'un autre entraînement à l'escrime.
Victor s'installa à côté d'Emma, le souffle encore court, les mains un peu calleuses. Édric suivait, plus lent, les tempes humides, la chemise tâchée de terre et de sueur. Il s'assit en silence, la main gauche crispée sur son genou. Personne ne releva son souffle plus court, ni les légers tremblements qui couraient parfois dans ses doigts.
— T'es rouge écarlate, fit Adam en tendant une gourde à Victor.
— J'ai l'impression d'avoir encaissé dix jours de marche, répondit ce dernier en attrapant la gourde, un sourire en coin.
— Ça, c'est parce que t'as appris à parer, dit Édric d'un ton neutre, en se laissant aller un peu en arrière contre un tronc. Si t'es pas fatigué, alors tu progresse pas.
Le feu crépitait doucement, et un silence presque paisible s'était installé, interrompu seulement par le craquement du bois et les pas de quelques passants lointains dans la nuit.
Puis, une silhouette apparut à la lisière du camp, à contre-jour des flammes. Un pas un peu traînant, une silhouette large. Et une voix.
— Eh ben... j'me disais bien que c'était un feu que j'voyais de loin, Lupenwahl.
C'était Hale.
Il s'avança sans être invité, balayant le groupe du regard avec un air jovial teinté d'une assurance trop pesante.
Édric ne répondit pas tout de suite. Ses traits s'étaient refermés. Il n'avait pas bougé.
— On se tutoie toujours, hein ? lança Hale avec une tape bruyante sur son épaule gauche.
Édric eut un très léger sursaut. Sa main s'était aussitôt crispée sur son genoux, son visage blêmit brièvement sous le coup de la douleur. Une grimace franchit ses lèvres avant qu'il ne la chasse d'un souffle.
— Toujours aussi costaud, hein ? J'te croyais mort dans cette boue. Quand on m'a dit que tu avais quitté l'armée, j'étais surpris.
Victor fronça les sourcils, observant la réaction de son mentor. Emma aussi avait redressé la tête, attentive. Adam, lui, gardait les yeux sur Hale, sans rien dire.
— J'me disais aussi, en te voyant ce matin... T'avais ce p'tit air à moitié enterré qu't'avais déjà ce jour-là. Mais bon, c'est la guerre, hein. On s'en sort comme on peut.
Il s'assit sans y être convié, s'emparant d'un morceau de bois près du feu qu'il fit rouler entre ses mains. Puis son regard glissa vers Emma.
— Et tu t'es même trouvé des distractions sur la route... charmante, ajouta-t-il en la détaillant un peu trop longtemps. T'as pas perdu la main.
Victor se redressa un peu, posant calmement sa gourde au sol. Il croisa le regard d'Emma — elle n'avait pas bronché, mais son regard s'était durci.
— Elle s'appelle Emma, dit Victor. Et elle n'est pas un sujet de conversation.
Hale haussa les sourcils, comme surpris.
— Ouh, pardon, jeune homme. On rigole, c'est tout. C'est de l'humour d'officier.
Édric n'avait toujours pas bougé. Il fixait les flammes, mais ses yeux semblaient ailleurs. Plus loin. Son visage s'était figé, les mâchoires serrées, et sa respiration s'était faite plus lente, plus contrôlée. Dans le feu, il ne voyait plus les braises.
Il revoyait les corps. L'odeur de la chair, du sang. Le métal. La pluie froide et les cris étouffés sous le bruit des sabots. Il revoyait sa propre main trembler sur la garde de son épée, alors qu'il rampait à travers les cadavres, la boue jusque dans la bouche. Il avait cru mourir ce jour-là. Il avait voulu mourir. Et puis il avait rampé encore. Sur des corps familiers. Des compagnons. Certains appelaient encore. D'autres n'avaient plus de voix.
Un bruit sec le ramena au feu : Hale venait de heurter du pied une branche. Il riait, encore.
— C'est drôle, hein ? Toi, une vie de campement, de roulotte... C'est pas ce que ton père avait en tête, j'imagine. Un Lupenwalh parmi les gueux, c'est presque poétique.
Victor tourna la tête lentement vers Édric. C'était la première fois qu'il entendait le nom de sa maison. Une vague de curiosité mêlée de respect monta en lui, comme le pressentiment qu'il venait d'apercevoir un pan d'Édric qu'il n'avait jamais vraiment approché.
L'ancien soldat se redressa à peine, les traits toujours durs, mais il ne répondit pas. Il aurait préféré qu'on ne le dise pas. Ce nom, il l'avait laissé derrière lui comme on jette un manteau imbibé de sang.
Adam se pencha alors un peu en avant, son regard accrochant celui de Hale avec un calme feint.
— On est tous un peu des restes, après la guerre, non ? Même toi, t'as l'air d'avoir oublié comment on se tient dans un camp qui n'est pas le tien.
Il avait dit ça avec le ton d'un homme poli, mais pas amical, avec cette rhétorique qu'il maitrisait si bien. Le genre de voix qui vous faisait comprendre que vous n'étiez pas le bienvenu — sans même vous le dire franchement.
Hale pencha la tête vers lui, un peu surpris.
— Tu parlais pas tant, ce matin.
— J'observe d'abord, je parle après.
Il eut un petit sourire, presque aimable. Mais son regard, lui, ne l'était pas.
Hale haussa les épaules.
— Bah, vous faites comme vous voulez. Moi, j'passais juste saluer un vieil ami.
Il se leva lentement, s'époussetant un peu.
— J'repasserai peut-être demain. Pour boire un verre et me rappeler le bon vieux temps.
— Pas nécessaire, fit Adam, toujours ce même sourire tranquille sur les lèvres.
Hale le fixa une seconde, puis haussa les épaules et s'éloigna en sifflotant.
Le silence revint. Le feu craqua doucement. Victor se tourna vers Édric, qui n'avait toujours rien dit. Mais dans l'ombre, sa main tremblait encore légèrement.
— Édric, murmura-t-il.
L'ancien soldat leva enfin les yeux vers lui. Il y avait quelque chose dans son regard — pas de la colère, pas de la peur. Une forme d'épuisement profond. Une mémoire qui ne voulait pas mourir. Il se reprit et haussa les épaules, l'air faussement détaché.
— Laissez tomber, dit-il seulement. Il n'a jamais su quand se taire.
Puis, il se leva, un peu raide.
— Je vais marcher un peu. Je dors pas encore.
Et il s'éloigna dans l'ombre, seul.
Emma le regarda partir, sans un mot. Adam soupira doucement, les mains autour du feu.
Victor resta un instant figé, songeur. Le nom Lupenwalh résonnait encore dans sa tête, et il se rendit compte qu'il connaissait à peine l'homme qui venait de s'éloigner.
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En fin de soirée Emma, après un baiser tendre à Victor, avait regagné la tente qu'ils partageaient. Adam, fidèle à son rôle, s'était levé pour aller prendre son tour de garde.
Victor hésita un instant, le cœur un peu lourd. L'envie de se coucher se heurtait à une inquiétude sourde : Edric n'était pas encore revenu. Il avait l'habitude de trouver l'homme solide et imperturbable dans les parages du camp, et là, ce silence lui pesait. Il quitta la lumière du feu, ses pas feutrés dans l'herbe encore humide, et finit par apercevoir Edric, planté un peu à l'écart, seul dans l'ombre.
Victor s'approcha doucement, puis s'arrêta à côté de lui. Le silence dura un instant, puis Victor brisa la glace, la voix basse :
— Quelle ordure, ce type...
Edric ne réagit pas tout de suite, puis un léger sourire amer fendit son visage. Il regarda dans la nuit, ses yeux noyés dans une mémoire lointaine.
— Tu veux parler de Hale ?... murmura-t-il.
Victor hocha la tête, curieux.
— J'avais un peu plus que ton âge quand ça s'est passé, vingt-trois ans, expliqua Edric en resserrant sa prise sur la manche de son manteau. On était un groupe sous ses ordres. Une bande de gamins, avec un chef qui s'est cru plus malin que tout le monde. Il nous a envoyés droit dans le piège, un vrai casse-pipe. Et lui, il est revenu à la maison, décoré comme un héros. Sacrifice héroïque, qu'ils ont dit.
Sa voix se fit plus grave, tendue.
— En réalité, j'ai rampé sous des corps, j'ai cassé mon poignet, j'ai failli y rester. J'étais le seul à m'en sortir. Après ça, j'ai perdu tout respect pour lui... et j'ai quitté l'armée.
Victor écoutait, silencieux, absorbant chaque mot. Il sentait dans le ton d'Edric ce mélange d'amertume et de blessure profonde.
— Tu sais, Hale... C'est ce que j'aurai pu devenir, si j'étais resté dans l'armée, dans cette hiérarchie pourrie, ce monde d'arrogance et de mensonges.
Il posa un regard lourd sur Victor. Son regard s'apaisa un peu.
— Et toi, tu me rappelles un peu ce que j'étais à ton âge. Peut-être un peu trop. Je veux pas que tu deviennes un con aigri comme moi.
Un silence s'installa, rempli d'une étrange complicité.
Victor fronça les sourcils, puis répondit, avec un sourire en coin :
— Je te trouve pas con, Edric. Juste un peu rude parfois... mais t'as l'honnêteté dans le regard. C'est rare, ça.
Édric lâcha un rire bref, presque surpris. Il se frotta la mâchoire, secouant légèrement la tête.
— L'honnêteté dans le regard... Adam avait raison, t'es en train de nous fusionner avec Emma. Elle aussi, elle parle comme ça.
— Si c'est pour dire la vérité, j'ai pas besoin de parler autrement, répliqua Victor avec un demi-sourire.
Le silence revint un instant, mais plus léger cette fois. Le feu crépitait doucement au loin, et on entendait les pas d'Adam qui prenait son tour de garde. Un hibou hulula dans le lointain.
— Bon, va rejoindre ta chère et tendre avant qu'elle pense que tu t'es endormi dans la boue, dit Édric en lui donnant une tape sur l'épaule.
Victor fit mine de s'offusquer, jouant le ton de l'insolence :
— Quoi ? Tu me chasses? Je te signale que je pourrais rester là, à veiller sur ton âme tourmentée si tu veux. On peut se parler de nos sentiments jusqu'à l'aube.
Édric leva les yeux au ciel, mais un sourire venait tirer la commissure de ses lèvres.
— File, gamin, avant que je regrette de pas t'avoir laissé te faire découper en deux à l'entraînement.
— Charmant. T'as vraiment un talent pour les adieux tendres... marmonna Victor en se redressant. Il marqua une pause, un sourire au bord des lèvres. — J'dirais bien "bonne nuit, messire", mais j'ai l'impression que t'as pas trop le goût des titres non plus.
Édric grimaça, à peine, mais ne répondit pas tout de suite. Il sembla hésiter, puis haussa les épaules.
— Garde les courbettes pour quelqu'un d'autre.
— D'accord, alors juste... bonne nuit, vieux râleur.
— Mieux.
Victor le regarda un instant, un coin des lèvres relevé.
— T'es pas si terrible, tu sais. Juste un peu rouillé sur les bords.
Édric haussa un sourcil, sceptique.
— Rouillé, hein.
— Ouais. Faut forcer un peu pour que ça grince moins, mais une fois que c'est lancé, on s'y attache.
— Tu comptes m'astiquer à grands coups de compliments ou tu vas enfin aller dormir ?
Victor leva les mains, faussement offensé.
— Très bien, j'me retire, vieux grincheux.
Édric souffla du nez, moqueur.
— Et rapide, si possible. Avant que je change d'avis et te trouve une autre série d'exercices pour demain.
Victor ricana, reculant à petits pas.
— Tu serais capable, en plus.
— C'est ce qui me fait peur pour toi.
Victor s'éloigna enfin vers la tente, en lançant un dernier regard par-dessus l'épaule, mi-fatigué, mi-reconnaissant.