La lumière d'automne baignait le village d'un éclat tendre, entre or pâle et cuivre ancien. Le vent remuait doucement les branches presque nues, et dans l'air flottaient des odeurs mêlées de pommes cuites, de terre retournée et de fumée de bois humide. C'était la fin des récoltes, et la veille de la fête qu'on organisait chaque année pour célébrer la dernière moisson avant les grands froids.
La troupe, elle, s'apprêtait à repartir. On avait décidé, après quelques jours de débat sous la tente d'Aldous, de rejoindre la ville de Briarhold, plus au sud, avant que les chemins ne deviennent impraticables. Une ville plus grande, où les hivers étaient moins durs, et où le groupe pourrait survivre grâce à ses savoir-faire. C'était une ville de passage, de métiers, de foyers denses. On y trouverait à vendre, à réparer, à enseigner. On y passerait l'hiver.
Mais pour l'instant, ils restaient là, dans ce village accroché à la lisière de la forêt, pour quelques jours encore. Et dans cette parenthèse étrange, les liens se tissaient.
Les préparatifs de la fête s'étaient étendus à toute la place. Des guirlandes de feuilles et de brins de laine colorée avaient été tendues d'un arbre à l'autre. Des tréteaux avaient été montés pour les banquets du soir. Des couronnes de fleurs séchées et de lierre étaient tressées par les jeunes filles, assises en cercle. La musique s'accordait par à-coups, grinçante, dans un coin. Les enfants couraient partout, brandissant des épées en bois et des cerceaux de saule.
Adam, bras nus, s'était vu confier la tâche de monter l'un des mâts de la guirlande centrale. Il s'y attelait de bon cœur, plaisantant avec les anciens, arrachant des sourires aux jeunes femmes qui passaient.
Sa cicatrice — longue balafre blanche qui barrait son visage du front à la mâchoire — aurait pu refroidir, intimider. Mais il l'assumait, tranquille, et elle semblait même ajouter à sa présence, comme un relief inattendu sur un visage trop lisse.
— Il a dû survivre à une bataille entière, celui-là, murmurait-on. Ou à un duel pour l'honneur.
Adam laissait dire. Il offrait un sourire, un mot charmeur, et continuait de travailler, sans insistance. Une jeune fille, les bras pleins de rubans, lui demanda timidement de l'aider à les attacher. Une autre lui apporta un morceau de tarte, sans le regarder dans les yeux. Il prit le tout avec un naturel désarmant, s'essuya les mains sur sa tunique et remercia les deux d'un même sourire.
Il ne cherchait pas. Il attirait.
À quelques pas de là, Édric surprenait aussi.
On l'avait vu s'asseoir près du vieux pommier à l'entrée du hameau, à l'écart. Il portait encore sa veste, mais ouverte, les bras posés sur ses genoux. Deux enfants s'étaient approchés, d'abord en silence, puis à pas de loup, comme on approche un animal qu'on croit dangereux. Ils s'étaient plantés devant lui, une pomme dans une main, une brindille dans l'autre. Et, contre toute attente, Édric avait parlé.
Il ne s'était pas contenté d'un grognement ou d'un geste de la main. Il avait répondu à leurs questions. Avec son ton grave, un peu sec, mais patient. Il avait levé les yeux au ciel quand le plus petit avait demandé si son épée pouvait trancher une maison en deux, mais il avait expliqué le poids, le métal, le fourreau. Quand une fillette lui avait demandé s'il avait déjà tué des loups, il avait répondu que les loups n'étaient pas si méchants qu'on le disait, mais que les hommes l'étaient bien assez.
Un sourire, furtif, avait même passé sur son visage quand le garçon s'était mis à imiter un chevalier à l'assaut, avec la brindille en guise de lame. Édric s'était penché vers lui, avait corrigé la prise, montré un geste. Lentement. Presque tendrement.
Emma, qui passait par là avec deux jeunes femmes, s'était arrêtée net.
— C'est... Édric, c'est ça? demanda l'une d'elles, un sourcil levé.
— Oui, répondit Emma, mi-surprise, mi-attendrie.
La plus jeune des deux, une blonde vive, lui lança un regard de biais.
— Et l'autre ? Celui qui traîne toujours dans ton ombre. Le grand brun aux yeux noirs. C'est ton mari ?
Emma resta bouche bée une seconde. Elle tourna les yeux vers Victor, qui aidait un vieil homme à réparer une roue de chariot plus loin. Il avait retroussé ses manches, les cheveux emmêlés de vent, le front légèrement plissé par la concentration.
Elle sentit une chaleur étrange lui monter dans la poitrine. Pas de la gêne, mais autre chose. Comme si le mot mari avait ouvert une porte qu'elle n'avait pas encore regardée en face.
— Non... Enfin, pas vraiment, murmura-t-elle.
— Pas vraiment ? rit l'autre. Soit il dort à côté de toi, soit il dort ailleurs, non ?
— Il dort avec moi, admit Emma, en souriant malgré elle.
La jeune fille lui donna un petit coup d'épaule.
— C'est comme un mari, ça, pour nous. S'il te protège, s'il t'écoute, s'il se bat pour toi... Et s'il est joli à regarder, alors là, c'est le paquet complet.
Emma baissa les yeux, son sourire toujours là, fragile mais franc. Elle pensa qu'en effet, Victor faisait tout cela pour elle.
Elle n'avait pas l'habitude qu'on parle d'elle comme ça. Qu'on lui parle à elle, en amie, entre filles. C'était doux. Léger. Et presque nouveau.
Quand elle s'éloigna, elle jeta un regard à Victor. Il venait de finir avec la roue et se redressait, le dos un peu tendu, mains sur les hanches. Il la vit et lui fit un bref signe de tête, un de ceux qui valaient bien plus que des mots. Emma sentit ses joues chauffer.
Un peu plus loin, Édric était toujours avec les enfants. Il avait ramassé une pomme tombée, la tendait au plus petit, sans un mot, les yeux plissés par une lumière douce. C'est à ce moment-là qu'Adam passa derrière lui, une gerbe de rubans sur l'épaule, le sourire narquois.
— Si j'avais su qu'il suffisait d'un gamin et d'une pomme pour te voir sourire comme ça... j't'en aurais trouvé une douzaine plus tôt dans l'année.
Édric souffla du nez, sans se retourner.
— Continue de parler et je t'enfile tes rubans dans les narines.
Adam éclata de rire. Il s'éloigna sans insister, mais au moment de se retourner, il aperçut ce qu'il espérait : un léger rictus sur le visage de son compagnon, fugitif, à peine visible — mais bien là.
L'ex-soldat bourru venait d'étonner tout le monde. Lui le premier.
Et dans le clair-obscur de cette fin d'automne, alors que la fête s'annonçait et que la route vers Briarhold se dessinait déjà dans les esprits, quelque chose s'adoucissait.
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La nuit s’était installée sur le village et autour du feu central, la musique battait son plein : des flûtes vives, un tambourin joyeux, et une ribambelle de danseurs tournoyant dans l’herbe foulée.
Adam était dans son élément. La chemise ouverte au col, les cheveux encore humides d’une toilette sommaire, il dansait déjà depuis un bon moment, emportant bras après bras une succession de jeunes filles ravies, riantes, qui n’avaient visiblement pas remarqué la cicatrice qui barrait sa joue. Ou alors, elles l’avaient remarquée, et la trouvaient au contraire charmante. Victor, en l’observant d’un peu plus loin, esquissa un sourire. C’était du grand Adam, rien de nouveau.
Mais avec le temps, il nota un détail un peu inhabituel : depuis plusieurs danses, c’était la même jeune fille que le vétéran entraînait dans ses pas. Une brune vive aux joues rougies, qui riait à chacune de ses remarques, l’air de plus en plus complice.
Et puis, à un moment, ils disparurent tous les deux derrière les lanternes.
Victor haussa les sourcils, un peu surpris. Adam avait l’habitude de flirter, oui. Un mot, un sourire, une pirouette bien placée — mais il ne poussait jamais plus loin, pas vraiment.
Peut-être était-ce l’effet de la fête. Ou simplement le bon moment, la bonne personne.
Ce soir, apparemment, Adam s’y autorisait.
Édric, de son côté, s’était d’abord tenu à l’écart, une chope en main, adossé à un tronc avec cette familiarité bourrue qui dissuadait les approches. Mais à force de voir les enfants courir entre les jupes, les jeunes hurler de rire et la musique emplir l’air comme une marée tranquille, ses traits s’étaient détendus. Il échangeait même quelques mots, hochements de tête, esquisses de sourires avec des hommes du village.
Victor, après avoir perdu Adam de vue, s'était tourné vers Emma. Elle était de l’autre côté du cercle, en train de discuter avec deux jeunes femmes. L’une d’elles lui glissa quelque chose à l’oreille, puis pouffa en désignant discrètement Victor d'un geste de tête. Emma, surprise, rougit, mais ne nia pas. Un sourire lui échappa.
Victor ne se fit pas prier. Il traversa les quelques pas qui les séparaient et tendit la main :
— Puis-je avoir cette danse, mademoiselle ?
Emma haussa un sourcil moqueur.
— Tu sais danser ?
— Pas vraiment. Mais j’apprends vite. Et j’ai une excellente partenaire.
Elle rit, accepta sa main, et ils s’élancèrent maladroitement dans la ronde. Après quelques mouvements hésitants et un ou deux orteils écrasés, leurs rires se mêlèrent aux autres, légers et francs. La musique les porta, les rapprocha, et, dans une suspension douce, il l’attira contre lui pour un baiser.
Ils restèrent là un instant, comme hors du tumulte, les bras autour de l’autre, simplement bien.
— Ouuuuh, les amoureux ! lança une voix derrière eux.
Ils se retournèrent. Adam venait de réapparaître, les cheveux décoiffés, la chemise froissée et un sourire satisfait jusqu’aux oreilles.
— Je me disais bien que je ne te voyais plus, fit Victor en levant un sourcil.
— J’étais… disons, en charmante compagnie, répondit Adam en rajustant distraitement son col. J’me suis dit que ça se remarquait moins si je revenais pas tout de suite.
— Tu penses jamais à ménager un peu ta réputation ? taquina Emma.
— Trop tard pour ça, ma belle. Faut miser sur la légende, maintenant.
Puis, avisant Édric près du feu, qui venait de les rejoindre en silence, il glissa avec un sourire en coin :
— Tu te sens bien, Ed ? On dirait que t’as même pas envie de cogner quelqu’un ce soir. C’est grave ?
Édric ne le regarda pas tout de suite. Il observait le feu, pensif, une chope entre les doigts. Puis, sans quitter les flammes des yeux, il répondit :
— C’est la musique. Elle rend les andouilles supportables.
Adam éclata de rire.
— Si c’est pas une déclaration, ça. On t’a connu plus bougon.
Édric haussa à peine les épaules, mais un coin de sa bouche s’étira légèrement.
— Faut bien changer, de temps en temps. Même un vieux chien peut poser sa tête un soir de fête.
Adam lui jeta un regard mi-amusé, mi-tendre.
— Tu m’fais peur quand t’es poétique.
— C’est l’alcool.
— T’as bu qu’une gorgée.
— C’était une grande gorgée.
Adam rit de plus belle, secoua la tête et s’éloigna pour reprendre une danse au passage, laissant Édric là, les traits détendus. Il suivit son ami du regard un bref instant, avant de reporter son attention vers les étoiles, comme s’il cherchait quelque chose qu’il n’aurait pas encore tout à fait trouvé.
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Le chemin du retour s’était fait à la lueur tremblante des lanternes. Quelques voix chantaient encore, portées par les vapeurs de cidre, mais la troupe avançait tranquillement sur le sentier battu, repue de chaleur, de lumière et de musique.
Adam riait doucement à une blague de l’un des anciens. Il marchait en silence, bras croisés derrière la nuque, les yeux levés vers les étoiles. Il n’était pas ivre — pas ce soir. Juste heureux, visiblement. Libéré de quelque chose.
Édric, un peu plus loin, échangeait à voix basse avec Aldous. Un demi-sourire flottait sur ses lèvres. Léger. Pas ironique. Juste là, posé, sans qu’il y pense.
Victor et Emma suivaient à leur rythme, main dans la main. Ils ne parlaient pas. Ils n’avaient pas besoin. La fête battait encore doucement dans leurs tempes, comme un écho au creux de la poitrine.
Une fois au camp, chacun gagna ses quartiers avec lenteur. Les torches du cercle furent éteintes une à une, les dernières voix s’éteignirent comme des braises sous la cendre.
Dans la tente, il faisait bon. L’air portait l’odeur du feu de bois et de l’herbe écrasée. Emma posa sa veste en silence, défit ses tresses, s’assit sur les couvertures en croisant les jambes. Victor, debout à l’entrée, la regarda un instant, puis s’approcha. Il s’accroupit devant elle.
— T’as froid ? chuchota-t-il.
Elle secoua la tête. Il tendit la main. Elle la prit.
Il l’attira doucement à lui. Leurs lèvres se retrouvèrent sans effort, comme elles le faisaient si souvent ces derniers temps, mais cette fois, quelque chose ne se retira pas. Aucun rire ne vint les interrompre. Aucun mot, aucun pas à faire. Ils s’embrassèrent plus longtemps. Différemment.
La chaleur, cette fois, ne restait pas en surface.
Victor glissa une main contre sa nuque, la ramena plus près. Emma se hissa à genoux, l’enlaça d’un geste simple et sûr. Quand leurs fronts se touchèrent, il lui demanda, bas :
— C’est… tu veux que je m’arrête ?
Elle répondit par un regard, un souffle, un baiser plus profond. Il comprit.
Tout se fit lentement. Une chemise retirée, une couverture rabattue. Leurs gestes étaient maladroits parfois, trop précautionneux, mais ils riaient tout bas, s’aidaient, se retrouvaient à tâtons. Emma frissonnait, mais ce n’était pas de froid. Victor s’attardait sur chaque bout de peau découverte comme s’il avait peur de trop vite passer à la suite. Elle le calma d’une caresse contre sa nuque, d’un baiser contre sa tempe.
Ils s’aimaient sans bruit. Le souffle court, les mains glissées l’une contre l’autre, les bouches qui se cherchaient, les regards qui restaient ouverts même dans l’obscurité. Victor s’accrochait à elle comme à une vérité. Emma retenait ses soupirs contre son épaule, enfouie contre lui. Tout devenait très simple, et très fort.
Quand ce fut terminé, ils restèrent là, mêlés, à écouter leurs souffles redescendre, le cœur battant au ralenti.
— Tu dors ? murmura Victor.
— Non… Toi ?
— Pas encore.
Un silence. Puis Emma glissa, presque en souriant :
— J’suis contente que ce soit toi.
Il lui serra un peu plus la taille, les lèvres contre sa tempe.
— Moi aussi.
Puis plus rien. Juste leur souffle, tranquille, dans la nuit.