Le calme nocturne régnait enfin, totalement, sur la ville. J’avais dû attendre plus de quatre heures avant que les rues ne se vident. Moi qui pensais qu’en province, les Orphéins dormaient tôt, je m’étais lourdement trompé.
La brise était légère mais glaciale ; on était en pleine saison froide, après tout. Je sentais le vent caresser mes cheveux malgré la capuche de mon pardessus. L’odeur de la nature sauvage me revigorait profondément. On était bien loin de mon environnement habituel.
Je m’avançais silencieusement dans l’ancienne capitale d’Orphée, aujourd’hui abandonnée au profit de Thérésa. Comme là-bas, tout était construit de manière à rappeler la petitesse des habitants et, par contraste, la majesté des institutions du pays. Hormis un léger manque d’entretien qui sautait aux yeux, les structures conservaient une allure grandiose.
J’atteignis enfin le cimetière de Crimson Peak, ma destination. Je remarquai que, par endroits près de l’entrée, la terre était devenue stérile et portait les marques de brûlures sévères. J’en conclus naturellement qu’il s’agissait des marques de violents coups de foudre, sans faire le lien — pourtant évident — avec la raison de ma présence.
La nature avait repris ses droits depuis longtemps : la végétation était incroyablement luxuriante, les feuillages denses et verdoyants. On aurait dit une promenade nocturne dans un jardin royal. Dans le silence, je pus même entendre le croassement lointain de bavettes violettes ; il devait y avoir une source d’eau douce dans les environs, justifiant leur présence.
Certaines tombes étaient presque invisibles, ensevelies sous des fougères envahissantes. J’évitai soigneusement les laines hurlantes, ma dernière envie étant d’être repéré à cause de leurs cris stridents. Je tombai alors sur des rosalias épineuses, dont le rouge éclatant contrastait avec la brutalité de leurs longues épines. Je fis un demi-tour sur moi même et poursuivis ma route sur quelques mètres, jusqu’à tomber sur des carcasses informes d’animaux morts, leur pelage pourpre révélant sans équivoque la cause de leur décès : des rachidis pourpres. La présence d’autant de plantes toxiques au même endroit semblait relever davantage d’un choix stratégique que du hasard, pensais-je.
Malgré tout, ma progression restait fluide. Le paysage changeait peu — normal, j’étais dans un cimetière —.
Les branches des arbres grinçaient dans le vent, tandis que les feuilles mortes craquaient sous mes pas. Je me dirigeais vers le centre du cimetière. C’était là que j’étais censé trouver la Stèle, selon les indications laissées par le vieux dans ses notes. Par réflexe, je posai la main sur la forme du carnet, rangé dans ma poche.
Tout à coup, le silence devint suspect. Plus de bavettes, plus de laines hurlantes, plus rien. Seul le vent persistait.
Il n’y avait qu’une seule chose capable de faire taire autant de prédateurs dans leur propre habitat : l’arrivée d’un chasseur plus dangereux encore. Je pressentis aussitôt le danger se rapprocher.
Mais malgré mes efforts pour scruter les environs, je ne vis rien de particulier. L’obscurité n’aidait pas. Au bout d’un moment, je me résolus à continuer, sans rien avoir vu d’alarmant. Je traversai un regroupement étrange de six tombes, disposées de manière inhabituelle : aucun espace ne les séparait. Elles formaient un symbole — une rune elfique, si ma mémoire ne me trompait pas. Intrigué, je m’approchai et déchiffrai une inscription gravée en elfique : « Parce que jamais des frères ne devraient être séparés. » Ce message me tira un sourire malgré moi.
Je venais à peine de reprendre ma marche quand je vis une forme sombre se mouvoir lentement à ma gauche. Elle se dissimula dans la pénombre. Deux yeux bleu nuit me fixaient, immobiles, menaçants. Je tentai d’évaluer la distance entre nous, mais un cri soudain me fit sursauter : guttural, rauque et discordant… et il venait de derrière moi.
La seconde d’après, une licorne surgit de l’ombre. Son poil était hérissé, d’un brun profond. Sa langue pendait, dévoilant une dentition anarchique et acérée.
Malgré leur réputation romantique, les licornes — à cause de leur nature farouche et solitaire — étaient à tort considérées comme dociles, splendides et amicales. En réalité, ce sont de redoutables carnassiers.
Leur apparence majestueuse — pelage lisse, corne droite, attitude nonchalante — pouvait être trompeuse. Mais une fois tenaillées par la faim, elles se transformaient en véritables monstres.
Ses compères ne tardèrent pas à apparaître : deux autres licornes, au pelage brun plus clair, et une troisième, d’un blanc immaculé. Elles m’encerclaient lentement, l’air menaçant. Rien d’étonnant : les licornes chassent généralement en meute. Mon attention fut happée par la blanche, qui malgré sa transformation, avait conservé une partie de sa grâce originelle.
Par souci de discrétion, je portais une entrave pour limiter mon flux magique. Bien que rares, les médiums n’étaient jamais à exclure. Cette pensée me fit sourire : je passais tellement inaperçu que même ces bêtes me prenaient pour un simple casse-croûte.
Elles s’approchaient, un pas après l’autre, sans se presser — déjà certaines d’un festin imminent. Le sang aux yeux, la faim au ventre. Elles s’imaginaient sans doute se battre entre elles pour les meilleurs morceaux, déchiquetant les chairs encore chaudes.
Rien qu’à l’imaginer, je frissonnai.
Vu la situation, je n’avais pas d’autre choix que de me faire remarquer. Je retirai l’entrave de mon poignet et rangeai ma chevalière en fer blanc dans ma poche. Aussitôt, un flot d’énergie pure envahit mon corps — doux et puissant à la fois.
Je repensai à un cours de premier grade : l’exercice de Nuremberg. Il consistait à libérer toute l’énergie possible d’un coup, puis à la condenser en une sphère, plus ou moins grande selon les capacités de chacun. Ensuite, on la réintégrait pour évaluer la puissance de stockage magique de l’élève. La couleur des particules révélait aussi bien des choses…
Mais en quatrième grade, cet exercice servait autrement. Il n’était plus un simple test, mais devenait un sort défensif d’urgence : le sortilège Explosium.
Les licornes avançaient désormais à un rythme bien plus soutenu. J’étendis les bras : ma sphère apparut aussitôt, d’un bleu intense, striée de reflets rouges, blancs et noirs. Sa taille et l’éclat de ses couleurs suffirent à impressionner les bêtes, qui s’immobilisèrent un instant. Je refermai lentement mes bras, joignant mes mains. La sphère s’éteignit.
— Explosium, murmurai-je.
La magie jaillit de moi avec une violence inouïe, balayant tout sur son passage sur une vingtaine de mètres. Plantes, pierres tombales, rongeurs innocents affairés à grignoter du macchabée… tout fut emporté.
Quelques secondes plus tard, les cadavres calcinés des quatre licornes gisaient à plusieurs mètres de moi. En observant le terrain, je réalisai que j’y étais peut-être allé un peu fort… mais je savais que les dégâts de ce sort paraîtraient dérisoires comparés à l’explosion à venir.
Je repris ma marche, jusqu’à me retrouver devant un mausolée somme toute banal, si ce n’est qu’il portait pour unique inscription le nom : Ulféax mais surtout qu'une faible mais perceptible énergie magique en émanait.
Un sort de dissimulation. Il avait sûrement été redoutablement efficace autrefois, mais le temps avait fait son œuvre. Je le dissipai sans la moindre difficulté.
Devant moi se dressait une grande stèle couverte d’inscriptions en ancien érudéin. Juste au-dessus, un symbole gravé que je ne connaissais que trop bien : un oiseau agonisant, brûlé par une flamme dorée. Les armoiries des Goldflames. Le visage de mon père me traversa l’esprit. Je soupirai et m’approchai davantage.
Le sceau était bien là, exactement comme décrit dans son carnet : un sextuple cercle scellé, dix-huit mini-cercles de transcription, quatre verrous psychiques, des fluctuations énergétiques, et un sceau principal doublement inversé.
Un véritable chef-d’œuvre. Je devais admettre qu’il avait fait très fort. Une prison se nourrissant de l’énergie de ses hôtes pour s’auto-alimenter… Une idée aussi mesquine ne pouvait venir que de lui. Une prison presque parfaite. Il était littéralement impossible de s’en échapper — en tout cas, de l’intérieur.
Je retirai doucement le gant de ma main droite et la posai sur le motif, au-dessus duquel trônait une inscription dont la traduction littérale disait : « Nul ne pourra jamais en sortir. »
Je laissai échapper un rire franc. N’était-ce pas là d’un orgueil démesuré ? Penser son œuvre véritablement inviolable… Typique de lui. Toujours persuadé d’être au-dessus du commun des mortels. Il négligeait la vérité fondamentale : ce qui empêche un artisan d’atteindre la perfection, c’est de croire qu’il l’a déjà atteinte.
Je fis apparaître le contre-sceau, que j’avais bien entendu préparé à l’avance. Même avec tout mon talent, désamorcer cette monstruosité technique m’aurait pris plusieurs cimes sans cela. Je le plaçai sur la stèle. Les sept cercles se mirent à tourner, chacun indépendamment des autres, avant que les deux sceaux ne s’annulent mutuellement dans un éclat spectaculaire de couleurs.
Pas discret du tout, me dis-je. Mais venant d’un sceau créé par un Goldflames, ce n’était guère étonnant. L’excès faisait partie de leur signature.
J’examinai attentivement les verrous psychiques. Je repérai deux points faibles et y plaçai mes index. En un instant, je libérai une grande quantité de magie. Les dernières inscriptions s’illuminèrent d’un éclat flamboyant, se détachèrent de la pierre, puis s’évaporèrent lentement en fumée. La stèle se fissura soudain, se brisant en deux.
L’espace d’un instant, je crus entendre les cris de stupeur des créatures enfermées à l’intérieur. Un frisson me parcourut.
D’après les notes du vieux, la destruction totale de la stèle provoquerait une explosion, dont la puissance dépendrait de la magie emmagasinée par le sceau. Je fis immédiatement demi-tour et m’éloignai du cimetière. Mourir dans une explosion que j’avais moi-même provoquée aurait été d’une absurdité affligeante.
La première phase était terminée. Léto avait eu raison de se méfier de moi : j’étais bel et bien un meilleur scellier que lui. Son œuvre maîtresse… et je l’avais littéralement réduite en miettes.
J’étais déjà loin lorsque j’entendis l’explosion. Un sourire se dessina sur mes lèvres. Je frottai mes mains l’une contre l’autre pour chasser le froid.
Les Dragons étaient désormais libres.
Mon rêve se rapprochait.
Ce n’était plus qu’une question de temps.
Et c’est avec un large sourire que je pris le chemin du retour.