— Allez, Lihuen… c’est qu’un jeu. Respire un peu.
La voix de Kaen résonnait dans le casque, un peu trop vive, un peu trop rapide, comme s’il voulait masquer sa propre nervosité. Elle flottait dans l’obscurité de la pièce, saturée de LED bleues et de bips.
Lihuen, assis dans sa capsule, ajustait les dernières sangles autour de son torse. Les capteurs se connectaient un à un à son crâne, son cou, ses poignets. Il entendait son propre souffle dans l’oreillette. Un souffle court, concentré. Il n’avait pas peur, pas vraiment — mais un certain poids lui tenait la poitrine.
— C’est pas qu’un jeu, répondit-il en serrant la dernière lanière. Tu l’as lu, non ? Une fois dedans, plus rien. Ni souvenir, ni identité. Même pas ton prénom. Le cerveau est… verrouillé.
— Ouais, ouais… (rire étouffé) Et à l’intérieur, ça peut durer quoi… quatre-vingts ans ? Un rêve plus long qu’une vie entière. À notre âge, c’est un peu ironique, non ?
Le silence qui suivit fut plus dense qu’il ne l’aurait cru. Il crut entendre le frottement de Lyra qui ajustait son harnais de l’autre côté du canal.
— Mais… on se rappellera de tout en sortant, hein ? murmura-t-il.
— C’est ce qu’ils disent, reprit Kaen avec une voix plus posée. Une vie condensée en quelques heures. Comme un rêve lucide… mais qui te marque à vie.
C’est la voix de Lyra qui coupa la tension. Plus calme. Plus claire.
— À l’intérieur, on oublie. Mais on s’est fait une promesse : nos noms, on les garde. Même si on les oublie dans le monde… on finira par les retrouver.
— Lihuen, Kaen, Lyra, dit Kaen.
— Toujours ensemble, conclut-elle.
— Toujours.
Un bip discret signala la synchronisation complète des trois capsules.
Connexion neuronale active.
Préparation du transit sensoriel.
Bienvenue dans Qin.
Le monde respirait.
Il n’y avait pas d’autre mot pour décrire cette sensation. Pas de lumière aveuglante, pas de transition numérique. Juste… un souffle.
Lihuen ouvrit les yeux. Ce n’était pas un réveil — plutôt une immersion. Comme si ses sens s’étaient reconnectés un par un. Il sentait l’humidité sur sa peau, le picotement de la mousse contre sa nuque, l’odeur chargée de terre et de sève ancienne. L’air était dense, plus lourd qu’un air de montagne, presque vivant.
Il se redressa lentement, les paumes enfoncées dans un sol végétal spongieux. Son dos était appuyé contre un arbre colossal, plus large qu’une maison. Son écorce veineuse semblait pulser, doucement, à un rythme irrégulier. Autour de lui, la forêt s’étendait à perte de vue, noyée dans une brume dorée.
Il n’avait aucun souvenir. Pas même son nom. Seul persistait un écho, quelque part entre sa cage thoracique et sa gorge, comme une note suspendue. Une sensation qu’il n’était pas tout à fait un étranger ici. Juste… perdu.
Il se leva, difficilement. Les muscles encore engourdis, le corps maladroit. Tout semblait réel — bien plus réel que prévu. Le poids de ses pas, le froid qui filtrait sous sa tunique, la rugosité du vent dans les feuillages. Rien ne sonnait faux. Rien ne trahissait un monde simulé.
Il leva les yeux.
Sur une crête surplombant la clairière, une créature l’observait.
Massive. Imposante. Sa silhouette ressemblait à celle d’un sphinx, mais son envergure dépassait celle de n’importe quel prédateur terrestre. Des plumes aux reflets métalliques couvraient ses flancs, ses pattes griffues semblaient sculptées dans la pierre, et deux cornes spiralées couronnaient son crâne fendu de cicatrices anciennes.
Ses yeux — deux lunes blêmes — fixaient Lihuen. Sans colère. Sans pitié. Juste… une attention presque humaine.
Il aurait dû fuir. Hurler. S’agenouiller.
Il resta là. Figé. Comme s’il savait que cette rencontre n’avait rien de menaçant. Ou peut-être… qu’elle était prévue.
Après un moment interminable, la créature détourna lentement la tête, puis battit des ailes. Son corps s’éleva dans le brouillard, et elle disparut au-dessus de la canopée.
Le monde sembla relâcher un souffle.
Lihuen détourna le regard. Derrière lui, l’arbre.
Il n’avait pas bougé, mais quelque chose semblait… l’appeler. Ses racines formaient des arches naturelles, ses branches disparaissaient dans la brume. Un creux, à la base du tronc, se révélait comme une alcôve naturelle.
Et au centre, posé sur un lit de mousse scintillante, un œuf.
Nacré. Chaleureux. Vibrant doucement.
Il s’approcha, presque à contrecœur, comme si son corps savait déjà ce que son esprit refusait de comprendre. Il tendit la main. Toucha la coquille.
Une chaleur douce, se répandit dans sa paume. Et, l’espace d’un battement de cœur, quelque chose… répondit.
Une résonance.
L’œuf se fissura.
Il recula par réflexe, mais resta agenouillé. Une patte griffue fendit la coquille, suivie d’une tête ronde, de grandes oreilles effilées et de deux yeux brillants d’un bleu étrange — intense, presque éthéré.
La créature s’extraya lentement, sans effort, comme si elle s’éveillait d’un sommeil ancien. Son pelage, d’une teinte sableuse, semblait fait de lumière diffuse, parcouru de marques naturelles mouvantes, à peine visibles — comme si sa fourrure portait les reflets d’anciens glyphes oubliés.
Elle cligna des yeux, s’approcha, et sans un bruit, se blottit contre son torse.
Comme si elle le reconnaissait.
Pas comme un maître.
Mais comme un retour.
Un lien.
Lihuen ne bougea pas. Il posa ses bras autour du petit corps chaud. Le monde pouvait bien s’écrouler — rien n’avait plus d’importance que cette sensation.
Un grondement au loin. Des arbres tremblèrent. Quelque chose de massif traversait la forêt à une vitesse folle. Un cri animal déchira le silence.
Lihuen serra la créature contre lui et se releva. Il ne comprenait rien. Mais l’instinct parlait plus fort. Il tourna les talons et s’élança, pieds nus dans les feuilles humides, bondissant entre les racines, fuyant sans se retourner.
Il ne s’arrêta que bien plus loin, dans une clairière suspendue. L’air y était plus léger. Une cascade lointaine bruissait en arrière-fond. La brume y formait des halos autour des arbres.
Il se laissa tomber à genoux, haletant.
La créature, toujours dans ses bras, n’avait pas bougé.
— Je ne sais pas qui je suis, souffla-t-il. Ni où je suis. Mais t’es là. Et c’est assez.
Il baissa les yeux.
— Je crois que je m’appelle… Lihuen.
Le mot résonna en lui, comme s’il venait de se reconstruire.
Un bruit.
Un vrombissement discret, presque imperceptible.
Une plateforme flottait à quelques mètres au-dessus du sol. Silencieuse. Portée par une technologie que Lihuen ne pouvait pas encore comprendre.
Et sur cette plateforme, un homme.
Il se tenait droit, silhouette calme et stable, comme un repère posé dans l’air. D’apparence âgée, mais sans trace de faiblesse. Son dos était droit, ses gestes mesurés. Une prestance sereine, presque naturelle. Il avait l’allure d’un aventurier expérimenté, revenu de trop de choses pour avoir encore peur, mais pas assez pour s’être fermé au monde.
Sa tenue, large et fonctionnelle, flottait doucement au gré des courants. Un manteau d’altitude, renforcé ici et là, pensé pour les hauteurs, le froid, le vent. Il semblait taillé dans des matériaux inconnus, ni métal ni tissu. Rien de tape-à-l’œil. Juste l’essentiel. Une utilité précise dans chaque couture.
L’engin descendit doucement, jusqu’à effleurer la mousse. Il sauta au sol sans bruit.
Lihuen ne bougea pas. Il observait. L’homme aussi.
Un long silence s’installa.
Puis l’inconnu fit quelques pas.
— Tu viens de là-dedans ? dit-il simplement, en désignant la forêt.
Pas une question vraiment. Presque un murmure.
Ses yeux se posèrent sur la créature dans les bras de Lihuen.
— Hm. Pas farouche.
Il redressa la tête.
— T’as pas l’air de savoir ce que c’est.
Il regarda à nouveau Lihuen.
— Et toi non plus, t’as pas l’air de savoir ce que tu es.
Un instant, ses yeux se firent plus sombres. Mais pas froids.
— Tu ressembles pas aux autres. Ceux qui naissent ici. T’as cette... chose. Ce silence dans le regard.
Il croisa les bras.
— J’connais cette expression. Tu viens de tomber, pas vrai ?
Lihuen hésita. Puis hocha la tête, lentement.
L’homme fit un pas en arrière. Montra la plateforme.
— Tu veux des réponses ? Commence par monter.
Lihuen serra un peu plus la créature contre lui.
Il regarda l’arbre une dernière fois. Puis grimpa sur l’engin.
La plateforme vibra doucement, et s’éleva, guidée par une pulsation discrète. L’homme se tenait debout à côté de lui, mains dans le dos, le regard tourné vers l’horizon.
La forêt immense s’effaçait peu à peu sous leurs pieds.
Et devant eux, dans l’éclat pâle du ciel, apparaissaient les premières arches d’un monde suspendu. Des îlots de pierre reliés par des ponts d’énergie. Des tours dressées au-dessus des nuages. Des formes humaines en mouvement, accrochées à des voiles aériennes, des embarcations flottantes. Une ville accrochée au ciel.
Lihuen retint son souffle.
Il ne savait rien. Pas même son propre nom.
Mais quelque part, là-haut, il allait peut-être commencer à comprendre.
La créature dans ses bras leva les yeux vers lui, paisible, éveillée. Son pelage sableux était parcouru de motifs subtils, mouvants comme des runes anciennes. Ses longues oreilles frémissaient à chaque courant d’air.
Lihuen ne le savait pas encore, mais ce compagnon rare — né au pied d’un arbre-vaisseau oublié — appartenait à une espèce disparue dans presque tout le monde connu.
Un Kal’ra.