Le vent chantait autour de la plateforme.
Lihuen restait silencieux, les bras refermés sur le Kal’ra endormi. La créature respirait paisiblement, lovée contre sa poitrine, son pelage diffusant une chaleur douce, presque vivante. Tout autour d’eux, le ciel se déployait, vaste et ouvert, traversé de nappes de brume, d’îles flottantes reliées par des ponts de pierre et de lumière.
Un silence étrange, mais non pesant. Comme si le monde retenait sa voix pour mieux laisser place à la sienne.
L’homme se tenait à l’avant, stable malgré le mouvement. Sa silhouette projetait une ombre longue sur le pont de métal clair. Il ne bougeait pas — ou alors, seulement quand il le fallait. Vieux, mais droit. Serein. Chaque détail de son port respirait une puissance contenue, une énergie disciplinée par l’âge, par l’expérience.
Il finit par rompre le silence, d’une voix posée, légèrement voilée par le vent :
— D’habitude, on ne commence pas ici.
Lihuen tourna les yeux vers lui.
— Nyméria, c’est une terre ancienne. Un lieu d’épreuves, pas d’accueil. Les Originaires n’y naissent jamais. Ils y vont… plus tard. Quand ils sont prêts. Toi, t’es tombé au cœur.
Il marqua une pause, observa l’horizon.
— J’te regardais depuis les crêtes. T’avais cette manière de bouger… maladroite, mais alignée. Pas comme un animal. Pas comme un natif. J’ai compris que t’étais pas né ici.
Il se retourna, détailla Lihuen sans hostilité.
— Tu ressembles pas aux Originaires.
Un silence. Puis, plus bas, comme une vérité que l’on confie à demi-voix :
— T’es un Baihuan.
Lihuen fronça les sourcils. Le mot n’évoquait rien. Juste une sonorité étrange. Il répéta :
— Bai… quoi ?
L’homme esquissa un sourire calme.
— En langue ancienne, ça veut dire “Illusion Blanche”. C’est pas un vrai nom. Plutôt… un constat. Les gens comme toi arrivent sans souvenirs. Sans racines. Ils apparaissent quelque part dans Qin, comme tirés d’un rêve. Parfois seuls. Parfois en groupe. Toujours… vides.
Lihuen ne dit rien. Ce qu’il ressentait depuis son réveil dans la clairière prenait soudain un nom.
— Vous n’avez ni passé, ni histoire ici. Juste une étincelle. Un regard sans bruit. Comme si le monde vous reconnaissait… et vous tolérait.
Il fixa le Kal’ra, toujours endormi.
— Mais parfois… il vous offre plus que la tolérance.
Il marqua un temps.
— Ce que tu tiens là, c’est rare. Très rare. Un Kal’ra. Espèce éteinte pour beaucoup. On dit qu’ils ne naissent plus qu’au pied des Arbres-Vaisseaux, dans les clairières que personne ne cartographie. Et même là, seulement quand le monde les veut. Il t’a choisi.
Lihuen baissa les yeux vers la créature. Elle semblait paisible, connectée à quelque chose d’invisible.
— Pourquoi moi ? souffla-t-il.
— Parce que tu étais prêt à l’accueillir, sans le comprendre. C’est souvent suffisant pour Qin.
Un silence confortable s’installa. La plateforme s’approchait d’un ensemble de structures suspendues. Des chaînes d’énergie reliaient des arches de pierre, entre lesquelles flottaient des tours, des places, des dômes. Une ville entière dans le ciel, sculptée dans le vent et le flux.
— C’est Skar’Ael, dit l’homme. Ma terre. Ou du moins, celle que j’ai choisie. Cité volante, ancienne colonie des Cimes, maintenant foyer de voyageurs, de chercheurs, d’errants.
Lihuen restait figé devant le spectacle. Rien dans ses souvenirs — même absents — ne semblait comparable.
— Les gens ici vivent entre ciel et nuage. Ils élèvent des voiles-tempêtes. Cultivent des souffles. Construisent avec la brume. Pas de moteur, pas d’acier. Juste du vent, des racines et du savoir. C’est pas du rêve, garçon. C’est Qin.
Ils passèrent sous une arche sculptée, pénétrant dans une zone plus dense, où le flux d’air se calmait. Des silhouettes en tuniques longues et capuches mouvantes passaient de plateforme en plateforme. Des drapeaux aux motifs abstraits flottaient dans les hauteurs.
La plateforme ralentit en approchant d’une terrasse suspendue, ronde et gravée de motifs anciens. De là, un réseau de passerelles s’étirait dans toutes les directions, comme une toile aérienne. Chaque chemin menait à une autre île flottante, une autre structure suspendue, un autre mystère.
Lihuen sentit l'air changer. Plus doux, chargé d'électricité ténue. L’énergie de Skar’Ael n'était pas visible, mais elle était là, présente, contenue dans chaque pierre. Un bruissement discret parcourait les structures — non pas mécanique, mais vivant. Comme si les ponts respiraient.
Ils atteignirent enfin le cœur de la cité : un croisement de ponts massifs, suspendus entre plusieurs arches naturelles. Au centre, un dôme aux parois translucides, posé sur un socle en forme de spirale inversée. Autour, des dizaines de Baihuan se rassemblaient : certains seuls, d'autres en petits groupes, tous habillés différemment — comme si chacun avait atterri dans Qin à sa façon.
La plateforme se posa.
L’homme descendit d’un pas mesuré, et se tourna une dernière fois vers Lihuen.
— Je ne peux pas t’en dire plus. Ce qui suit ne m’appartient pas.
Il lui tendit une petite pierre métallique, gravée d’un cercle en spirale.
— Donne ça à l’Instructeur du Vestibule. Il saura quoi faire.
Lihuen serra la pierre, hocha la tête.
— Ton nom ? demanda-t-il, presque à contretemps.
Un sourire discret.
— Maelros. Mais ici, on me connaît surtout pour ce que je construis.
Et il s’éloigna sans bruit, happé par un autre pont.
Lihuen avança sous les arches ouvertes du Vestibule. Il n’était pas seul.
Des dizaines de silhouettes occupaient déjà le centre du lieu. Tous des Baihuan. Vêtements différents. Postures différentes. Mais dans les yeux, ce même éclat diffus : celui de ceux qui sont tombés, sans comprendre pourquoi.
Le dôme au-dessus d’eux n’avait ni vitraux, ni cloche. Juste un ciel nu, traversé par de lentes spirales d’énergie. L’air y vibrait doucement, comme s’il chantait sans voix.
Lihuen observa les autres.
À sa gauche, un garçon au sourire clair bougeait sans cesse, léger comme une plume. Il sautait d’un pied sur l’autre, testait la résonance du sol, bavardait avec des inconnus comme s’ils étaient amis depuis toujours. Sa gestuelle était libre, fluide, presque dansante. Il semblait fait pour cet endroit. Le genre de personne que même la gravité évite de contrarier.
Rien ne l’arrête. Pas même la peur.
Plus loin, une jeune femme se tenait droite, comme taillée dans le verre. Elle ne disait rien. Ses yeux exploraient l’espace autour d’elle avec une acuité tranchante. Elle ne cherchait pas la menace — elle la guettait comme un vieux souvenir. Son visage était beau, mais sans douceur. Beauté de lame, beauté de feu.
Et près d’un pilier, un homme massif attirait les regards. Il n’avait pas crié, ni bougé plus qu’un autre. Mais il parlait à trois, quatre autres Baihuan qui semblaient naturellement se regrouper autour de lui. Sa voix était grave. Stable. Comme une colonne. Il ne dominait pas. Il portait.
Lihuen, un instant, se sentit minuscule.
Un son cristallin résonna.
Une figure s’avança depuis les profondeurs du Vestibule. Un homme vêtu d’une tunique bleue sombre, marquée à l’épaule d’un cercle spiralé. Son visage était calme. Son pas, ferme. Il s’arrêta au centre de la spirale gravée au sol.
— Baihuan.
Sa voix portait sans forcer.
— Vous n’avez pas choisi Qin. Qin vous a vus. Et il vous a laissés entrer.
Un silence s’installa.
— Ce lieu est le Vestibule d’Atlis. Il en existe d’autres — à l’est, au sud, même au centre des mers. Mais tous sont liés. Une seule pensée. Une seule intention.
Il posa sa main sur l’un des piliers. Une onde se diffusa dans la structure. Des symboles apparurent dans l’air : des cercles, des glyphes, des lignes entrelacées.
— Atlis n’est pas un temple. Pas un bastion. C’est une interface. Une transition. C’est le seuil par lequel Qin vous lit.
Il se tourna lentement sur lui-même, scrutant chacun.
— Chacun de vous passera une Épreuve. Elle est individuelle. Personne ne peut vous y accompagner. Elle naît de ce que vous êtes maintenant — pas de vos souvenirs. Elle prendra une forme, un monde, une tâche. Et elle vous révélera.
Une lueur descendit des cristaux en lévitation, touchant la spirale au sol.
— À votre retour — si retour il y a — vous serez marqués. Par votre Voie, d’abord. Une résonance. Une affinité. Puis par une Classe : combattant, arcaniste, nomade, tisseur, ou autre… selon ce que vous saurez éveiller.
Il leva la main. Un second cercle s’activa.
— Puis, viendra votre Titre. Il représente la trace de votre épreuve. Certains recevront des mots oubliés : “Flamme naissante”, “Voix du courant”, “Main silencieuse”. Ce sont plus que des noms. Ce sont des portes. Ils influencent vos Capacités, vos relations, et votre lien avec Qin.
Il s’interrompit. Le silence était total.
— Les Titres sont classés par rareté. De Commun à Mythique. Puis au-delà… vers les titres dits Légendaires, que même les guildes craignent.
Un murmure parcourut les Baihuan.
— La combinaison de votre Voie, Classe et Titre forge votre identité dans ce monde. Certains deviennent des guérisseurs solitaires. D’autres, des lames de guerre. Certains ne débloquent rien… mais cela aussi a un sens. Qin ne donne jamais par hasard.
Il s’approcha de la spirale centrale.
— Lorsque votre pierre sera activée, votre portail apparaîtra. Vous y entrerez sans arme. Sans protection. Seulement avec ce que vous êtes. Là… tout commencera.
Le formateur marqua une pause.
Puis, sans un mot, il descendit lentement les marches qui menaient au centre du cercle. Son regard glissait de visage en visage. Il passait entre les Baihuan comme un souffle entre les feuilles. Certains baissaient les yeux, d’autres soutenaient son regard, curieux, fébriles.
Il semblait jauger, ressentir, mesurer l’intangible.
Lorsqu’il arriva devant Lihuen, il s’arrêta.
Son regard se posa sur le Kal’ra, recroquevillé contre la jambe du garçon.
Et sur la pierre que Lihuen tenait encore, discrètement, dans sa paume.
Un silence.
— Cette pierre ne vient pas d’ici, dit-il bas. Ce n’est pas une de celles qu’on vous remettra.
Son ton n’était ni froid, ni surpris. Juste… attentif.
— Elle t’a été donnée par un des anciens bâtisseurs, n’est-ce pas ? Un homme qui t’a parlé avant que tu n’arrives ici ?
Lihuen hocha la tête. Il sentit les regards se poser sur lui, légers, mais multiples.
Le formateur tendit la main.
— Montre.
Lihuen s’exécuta. Il plaça la pierre dans sa paume, l’offrant sans mot. L’homme la prit, la tourna entre ses doigts. Un faible éclat s’en dégagea.
— Marquage spiralaire personnel. Ancienne forge de Caelrad… Maelros, donc.
Il leva les yeux vers Lihuen, avec un air plus sérieux.
— Cela signifie qu’Atlis t’a déjà reconnu. Ou plutôt… qu’un de ses veilleurs t’a lu avant l’heure.
Il referma les doigts de Lihuen sur la pierre.
— Tu ne passeras pas par une Épreuve classique.
Un frisson passa dans l’air. Pas dans les corps — dans l’espace même du Vestibule.
— Ce portail-là ne naîtra pas d’une graine comme les autres. Il puisera dans ce que tu caches encore. Ce que même toi, tu n’as pas effleuré.
Il posa brièvement sa main sur l’épaule de Lihuen. Un contact simple, mais profond.
— Ne lutte pas contre ce que tu ne comprends pas encore. Qin ne teste pas pour briser. Il teste pour révéler.
Il s’éloigna ensuite, sans rien ajouter de plus, reprenant sa place au bord de la spirale.
Il leva à nouveau la voix :
— Vous recevrez tous une pierre. Une version neutre, activée par le lien avec Atlis. Elle ouvrira un portail forgé pour vous.
Mais son regard revint, une seconde à peine, vers Lihuen.
— Certains, pourtant… n’ont pas besoin de forcer la porte. La porte les attendait déjà.
Il s’éloigna de la spirale.
— Ceux qui échouent ne meurent pas toujours. Mais ils changent. Parfois pour le mieux. Parfois non.
Puis, plus bas :
— Les guildes vous observent. Elles connaissent Atlis. Elles savent lire les Voies. Ceux qui sortiront marqués d’un Titre rare… recevront une invitation. Ou une chasse.
Un cliquetis résonna. Des cercles de lumière apparurent sous certains pieds.
— Que le premier entre. Le temps est venu.