Les Marches d’Askal

Il n’avait pas senti le passage.

Un pas.

Un battement.

Et Qin avait changé.

Pas de lumière éclatante, pas de secousse. Juste un silence plus épais. Un air plus dense. Une continuité étrange, comme si l’Épreuve avait commencé sans lui dire. Comme si elle l’avait absorbé dans un monde… déjà en marche.

Il avait ouvert les yeux sur un chemin taillé à flanc de montagne, encadré de pierre vive et de vide. Et autour de lui, un convoi.

Un groupe d’hommes et de femmes. Deux chariots massifs tirés par des bêtes aux jambes arquées et aux mufles ornés de crochets. Des silhouettes armées, en armures légères, de toutes tailles, de tous styles.

Lihuen n’avait rien dit.

Il s’était glissé à la fin du cortège, naturellement.

Et personne ne l’avait arrêté.

Comme si le monde — ou le système — l’y avait simplement placé.

Il n’avait pas la sensation de jouer un rôle. Juste… de suivre une ligne invisible.

Une direction tracée quelque part, sans boussole.

La créature dans ses bras dormait toujours contre sa poitrine.

Son souffle calme, sa chaleur rassurante. Une sorte de cœur extérieur, battant au même rythme que le sien.

Depuis leur rencontre, ce lien n’avait pas faibli.

Parfois, il oubliait presque qu’elle était là — tant elle semblait faire partie de lui. Pas comme une extension. Comme une réponse.

Et ce soir-là, alors qu’ils faisaient halte sous une avancée rocheuse, au bord du sentier, à l’ombre d’une arche effondrée, il avait levé les yeux vers elle.

Et un nom s’était imposé.

Sen, murmura-t-il.

Elle avait ouvert un œil. Lavait fixé.

Puis refermé doucement.

Et quelque chose, en lui, s’était stabilisé.

Autour du feu, les autres mangeaient. Dispersés. Peu de rires. Quelques mots secs, échangés entre mâcheurs de viande ou réparateurs de harnais.

Mais les regards, eux, avaient commencé à changer.

Pas de menace directe.

Mais ce genre de tension qui précède le problème.

Lihuen le sentit. Il ne savait pas si c’était lui qu’on regardait… ou Sen.

Mais il en comprenait l’origine.

Le lendemain, le sentier s’était refermé. Un canyon, large et profond, les avait forcés à resserrer la file. Des murs droits, rugueux, striés de mousse sombre. L’air y était plus frais, mais saturé d’un courant lent, presque visqueux.

Sen restait éveillée plus souvent maintenant. Elle observait. Pas nerveuse, mais présente.

Comme s’il approchait de quelque chose.

La journée s’était déroulée sans incident. Jusqu’à ce que l’un des mercenaires brise enfin la glace.

C’était après la pause de midi. Le convoi venait de repartir. L’homme, massif, cicatrices anciennes sur le visage, marcha un peu plus vite pour rejoindre la tête du groupe — et parla fort, sans détour.

— Faut qu’on en parle.

Les conversations se figèrent.

Il désigna Sen, blottie dans les bras de Lihuen, qui avançait sans ralentir.

— Cette chose. Elle nous colle depuis le début. Et personne n’a demandé si c’était une bonne idée.

Un autre, plus jeune, lui répondit, un peu nerveux :

— Il a pas causé de souci jusque-là.

— C’est pas lui, le souci. C’est ce qu’il traîne. Tu sais ce que c’est, ça ?

Silence.

— C’est un Kal’ra. Une relique vivante. Un appel pour tout ce qui rôde dans ce foutu monde. Les failles, les entités errantes… même les géants. Tu crois qu’ils vont juste regarder ça passer ?

Le mot “géants” eut un effet immédiat.

Le groupe ralentit un peu. Quelques têtes se tournèrent.

— On leur livre déjà une pièce qu’on comprend pas. Si en plus on leur balance ça sous le nez, va savoir comment ils vont le prendre. Peut-être qu’ils verront ça comme un message. Ou une provocation.

Un autre grogna.

— Et s’ils pensent que c’est un piège, ils nous écrasent. Fin de mission.

Les murmures montaient.

Lihuen marchait toujours. Droit. Silencieux. Il ne fuyait pas. Mais il ne cherchait pas à répondre.

Puis une voix grave s’éleva.

Calme. Tranchante.

— Ça suffit.

Le groupe se tut aussitôt.

Un mercenaire s’avança. Grand. Robuste. Tunique noire et blanche. Lame large au dos, non dégainée.

Il n’avait pas parlé jusque-là. Mais on le regardait autrement.

Il n’était pas un chef.

Mais on l’écoutait.

— Il est là depuis trois jours. On a pas eu de blessé. Pas de faille. Pas d’attaque.

Il désigna Lihuen du menton.

— Il marche bien. Il parle pas, mais il fout la paix. Et son Kal’ra — parce que oui, c’en est un — nous a peut-être évité deux pièges déjà. Vous l’avez tous vu. Il lève les oreilles avant que le sol grince. Moi, j’aime bien ça.

Il croisa les bras.

— Vous voulez discuter stratégie, allez-y. Mais moi, je le garde dans mon champ. S’il dévie, je le plante. Mais tant qu’il est comme ça, je marche avec lui.

Lihuen sentit quelque chose se détendre dans le groupe.

Un respect. Un poids équilibré.

Mais ce n’était pas terminé.

Le mercenaire à la cicatrice — celui qui avait lancé le sujet — regarda vers l’avant du convoi. Vers un homme plus âgé, enveloppé dans un manteau de voyage, épaules couvertes d’un tissu brodé. Un genre de chef.

Le genre qui ne parle pas souvent, mais dont le silence signifie quelque chose.

L’homme ne dit rien d’abord.

Puis, alors que le groupe reprenait la marche, il lâcha simplement :

— On verra ça à l’aube.

Un murmure.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— On fait halte aux Pierres Noires ce soir. Là-bas, on pourra souffler, poser les torches. Et j’prendrai une décision.

Son regard glissa vers Lihuen.

— Si ce Kal’ra nous cause un problème, on devra choisir.

Personne ne répondit.

Le soleil ne se couchait pas. Mais l’ombre des murs grandissait à mesure qu’ils descendaient.

En fin d’après-midi, ils atteignirent une zone plus ouverte.

Un replat au centre du canyon.

Des pierres noires, lisses, hautes comme des hommes, plantées dans le sol en cercle.

Un ancien lieu d’arrêt. Un camp déjà utilisé. Des restes de feu, des anneaux pour attacher les bêtes.

Le convoi se posa là.

Les voix restaient basses.

Lihuen se savait observé.

Sen aussi. Elle ne dormait plus.

Il aurait pu rester.

Attendre.

Mais quelque chose l’appela.

Un frisson. Une tension sous la peau.

Un tiraillement derrière les yeux.

Alors, tandis que les autres déchargeaient les chariots, qu’on tendait des toiles entre les rochers, il se leva.

Et il partit.

Pas loin.

Mais assez pour sortir du cercle.

Il descendit un peu plus, le long d’un sentier creusé dans une veine de pierre plus pâle.

Sen le suivait, sans bruit.

Ils marchèrent dix minutes. Peut-être vingt.

Puis le vent changea.

Et il la vit.

Une entrée. Basse. Engoncée dans le flanc du canyon. Pas un bâtiment. Une bouche.

Encadrée de deux statues effondrées, dont il ne restait que les pieds.

Une arche, brisée.

Et au sol… des glyphes. Anciens. Non lumineux, mais gravés profondément.

Lihuen s’arrêta.

Sen s’avança, posa une patte sur la première dalle.

Une pulsation légère se diffusa dans l’air.

Pas un piège.

Pas une menace.

Une invitation.

Il s’approcha.

Regarda l’obscurité devant lui.

L’air y était plus froid.

Plus ancien.

Et sans se retourner, sans prévenir les autres, il entra.