Lihuen marchait dans l’obscurité.
Pas une obscurité totale, mais vivante. Une absence de lumière qui ne criait pas, qui attendait. Chaque pas qu’il faisait semblait mourir à quelques mètres, absorbé par une roche si ancienne qu’elle en avait oublié le son. Il avait l’impression de traverser non pas un tunnel, mais une mémoire minérale. Quelque chose d’avant les hommes. D’avant les cartes.
Sen le suivait en silence, aussi souple qu’une ombre. Ses yeux, d’un bleu profond, accrochaient les reflets invisibles qui serpentaient parfois sur les murs. Elle ne guidait pas. Elle accompagnait. Mais il savait, au plus profond de lui, qu’elle sentait plus que lui. Qu’elle comprenait.
La pierre était lisse. Parfois parcourue de veines cristallines. Non pas lumineuses, mais… conscientes. Des impulsions passaient sous la surface, brèves, comme des nerfs sous une peau de roche. Des symboles dérivaient entre ces couches, sans jamais se laisser fixer. Trop rapides pour être lus. Trop lents pour être ignorés.
Un moment, il pensa s’arrêter. Pas à cause de la peur. À cause de l’étrangeté. De la sensation qu’il était déjà trop loin pour revenir en arrière. Mais Sen poussa un léger grognement — grave, doux. Pas une alerte. Une confirmation.
Alors il continua.
Le couloir s’élargit sans prévenir.
Et soudain, plus rien. Un vide ouvert, immense.
Devant lui, un puits sans fond, ni sommet. Suspendues dans cet abîme, des plateformes circulaires flottaient dans le néant. Certaines reliées par des arches fracturées, d’autres isolées, perdues dans le noir. Et au centre, en apesanteur, une colonne torsadée de pierre et de filaments minéraux. Elle pulsait doucement, comme un cœur d’obsidienne.
Sen sauta sans attendre.
Elle bondit avec la tranquillité de celle qui ne doute pas. Une plateforme. Puis une autre. Comme si elle connaissait déjà le chemin. Lihuen la suivit. Sans calcul. Sans hésiter.
Le sol sous ses pieds fléchit à peine. Il avait l’étrange sensation que la gravité elle-même hésitait ici. Certaines plateformes tanguaient. D’autres semblaient se dissoudre une fois quittées. D’autres encore apparaissaient une seconde avant qu’il ne les touche.
Il ne chercha pas à comprendre. Il regardait Sen. Elle ne se trompait jamais.
Alors il lui faisait confiance.
Ils atteignirent enfin la colonne centrale.
De près, elle était massive. Immobile, mais vivante. Elle ne tournait pas. Elle battait. Une vibration sourde résonnait à travers elle, comme une respiration lente et profonde. Elle semblait attendre.
Sen s’assit, ses yeux fixés sur lui.
Lihuen posa sa main sur la surface.
Le monde bascula.
Une onde vrilla dans sa tête. Le bruit se tordit, la lumière explosa en silence, et tout disparut.
Il était ailleurs.
Un espace blanc. Infini. Sans haut ni bas. Une lumière sans source l’enveloppait. Pas d’ombre. Pas de poids.
Et devant lui : trois formes.
Flottantes. Floues. Mouvantes.
Elles n’étaient pas humaines. Mais elles n’étaient pas absentes. Elles vibraient d’une présence si dense qu’il avait l’impression de les lire, de les sentir, de les connaître. Pas comme des êtres. Comme des directions.
La première semblait forgée dans le feu et l’oubli. Sa silhouette était morcelée, comme si elle avait été brisée puis reforgée. Une lance brisée pendait dans sa main. Des chaînes desserrées flottaient autour d’elle.
La deuxième était calme. Figée. Son visage était un miroir lisse, sans bouche ni regard. Une plume noire suspendue à un fil descendait de sa main, comme prête à écrire sur rien.
La troisième… était une absence. Une main tendue. Rien de plus. Pas de forme. Pas de corps. Seulement ce geste, ouvert, irréversible.
Elles parlèrent.
Non pas avec des mots. Mais dans son esprit.
— Le seuil s’est ouvert à ton pas.— Le silence t’a reconnu.— Le titre s’est inscrit.
Puis elles reprirent, en un seul souffle.
— Le Titre t’a été donné.Mais il n’est pas encore tien.Tu te tiens dans le Domaine de Qin, mémoire des anciens.Si tu veux marcher hors des voies, tu dois en sortir.Vivant.Sinon, le Titre retournera à l’oubli.
Un silence s’étira.
Puis la lumière se condensa en un symbole.
Brûlant. Suspendu.
[Titre reçu : Celui-qui-marche-hors-des-voies]
Rareté : LégendaireVoie : NébuleuseClasse : Aucune définie
Effet passif :Celui qui marche hors des voies trouve des seuils que les autres ignorent.La sérénité mène à la puissance. Le choc aux révélations. À chaque tournant, une ligne se déplace et la légende prend forme.
Effet actif — Invocation des Trois :Quand le fil du réel menace de rompre — à la mort, à la trahison, à la fin — tu es convoqué dans l’Entre-lignes.Trois formes te font face, jamais nommées, toujours différentes.Chacune incarne une fracture du cours des choses.Tu choisis. Et le monde se plie.Mais il ne se rend jamais.
Il rouvrit les yeux.
Il était allongé, le dos contre une dalle fraîche. La lumière avait changé. Les plateformes semblaient figées dans l’air. Même le vent s’était tu.
Sen était blottie contre lui, silencieuse.
La colonne centrale était fendue. En son cœur flottait une sphère bleutée, douce, presque fragile.
Lihuen tendit la main.
La sphère vint à lui sans résistance. Lorsqu’elle toucha sa paume, une brûlure douce s’y grava. La rune. Ancrée. Présente. Vivante.
Il s’assit un moment, le regard perdu dans le vide suspendu autour de lui.
Celui-qui-marche-hors-des-voies.
Il ne savait pas s’il devait y voir une responsabilité, une anomalie… ou simplement un constat. Le Titre ne l’avait pas défini. Il l’avait désigné. Subtile différence. Et maintenant, il lui revenait de faire exister ce que les autres appelleraient une voie.
Il observa sa main. La rune brillait encore, sans insistance. Ni menace, ni triomphe. Juste une présence. Stable. Silencieuse.
Il repensait à ces mots : “Tu choisis. Et le monde se plie. Mais il ne se rend jamais.”
C’était vertigineux. Le pouvoir ne résidait pas dans la force brute, ni dans l’autorité. Il était là, dans l’écart. Dans le moment suspendu entre les causes et les conséquences. Et c’était là qu’on l’attendait. Pas pour suivre. Pas pour dicter. Mais pour infléchir.
Il se frotta le visage, soupira doucement.
— Je ne sais pas si je suis prêt à ça… mais le monde ne demande pas toujours si on l’est.
Sen releva à peine la tête, paisible.
Il esquissa un sourire, mince.
— Allez. Il paraît qu’il faut mériter ce titre. On va voir ce que ça coûte.
Et sans un mot de plus, il se releva.
Il reprit sa marche lentement, le silence toujours aussi dense autour de lui. Au bout de quelques pas, il souffla sans y penser :— J’me demande ce que Kaen ferait dans ma situation…
Il s’arrêta. Cligna des yeux.— Kaen ?... C’est qui Kaen ?Le nom avait jailli comme un vieux souvenir — mais sans souvenir. Juste une impression. Un reflet sans miroir. Il haussa les épaules, laissa filer.
Son regard glissa sur la rune, toujours présente sous la peau. Voie : Nébuleuse. Titre : Légendaire. Il ne savait pas vraiment ce que ça voulait dire. Juste que ce n’était pas rien. Nébuleuse… c’était pas un élément. C’était un entre-deux. Un truc flou, mouvant. Pas très rassurant. Mais peut-être que ça lui allait bien. Il n’avait jamais vraiment marché droit, de toute façon.
Il serra les dents. Baissa un peu la tête.— Légendaire, hein…Pas de fierté. Pas de crainte. Juste une réalité étrange à porter. Et la sensation que, désormais, chaque pas allait compter.
Il n’avait pas fait dix pas de plus que quelque chose changea.
Un souffle, d’abord. Léger. Irrégulier. Comme si la montagne — ou ce qu’elle contenait — s’était souvenue qu’elle pouvait respirer. Lihuen s’arrêta. Sen releva brusquement la tête, oreilles tendues vers l’avant.
Le silence ne tenait plus. Il se fendait, par endroits. Craquait doucement, comme une peau sèche. Des grains de poussière tombèrent du plafond. Puis un grondement sourd remonta des profondeurs. Pas violent. Mais insistant. Continu.
Lihuen recula d’un pas. Derrière lui, la plateforme où il avait marché quelques secondes plus tôt… n’était plus là. Dissoute. Ou déplacée.
Il se retourna. Le couloir qu’il croyait avoir aperçu quelques instants plus tôt avait changé. Ce n’était plus une ligne droite, mais une série de bifurcations. Des arches mouvantes se formaient, puis se refermaient comme des anneaux vivants. Les murs eux-mêmes semblaient hésiter entre deux formes. Lisse, puis rugueux. Stable, puis fracturé.
Le sol se mit à trembler. Doucement d’abord. Puis avec plus de rythme. Plus de… volonté.
Et puis, ils apparurent.
Ils n’étaient pas là une seconde plus tôt. Des silhouettes, hautes de deux fois un homme, sculptées dans la roche même du lieu. Pas des statues. Pas tout à fait. Des formes mi-humaines, mi-archaïques. Leurs membres étaient faits de blocs articulés, comme s’ils s’étaient détachés du mur pour prendre vie. Leurs visages étaient sans traits, mais deux cavités brillaient faiblement là où auraient dû être leurs yeux.
Sen gronda. Un son plus grave que d’habitude. Pas de peur. De mise en garde.
Lihuen recula d’un pas. Mais la pierre derrière lui avait changé. Fermée. Lisse.
Ils étaient piégés.
Ou mis à l’épreuve.
Le vent monta soudainement. Brutal. Irrégulier. Il ne venait de nulle part — et de partout à la fois. Il tourbillonnait dans les arches mouvantes, sifflant entre les plateformes, réveillant la poussière comme un nuage ancien.
Les golems de pierre bougèrent. Lentement, mais avec une précision mécanique. Ils ne fonçaient pas. Ils cernaient.
Lihuen posa une main sur la rune, par réflexe. Elle vibrait. Non pas de peur. D’accord.
Il comprit que ce n’était pas une attaque. Pas encore.
C’était… la suite.
Le vrai test.
Le Domaine bougeait. Changeait. Se refermait.
Et lui, il allait devoir trouver une sortie.