Le sol vibrait à chaque pas des golems. Ils n’avaient pas besoin de courir — ils étaient le terrain. Lihuen recula encore, le regard fixé sur leurs silhouettes massives, sculptées dans une roche vivante, animées par une logique aussi ancienne que le lieu lui-même.
L’un d’eux leva un bras énorme, et laissa tomber un coup vertical. L’impact pulvérisa une dalle dans un vacarme sourd, projetant un nuage de poussière brûlante. Lihuen roula sur le côté, rattrapa son équilibre et courut sans réfléchir, Sen bondissant à ses côtés.
Il sauta entre deux jambes de pierre, glissa sous une arche effondrée, rebondit contre un mur en appui désespéré. Une corniche. Une autre. Il ne fuyait pas : il improvisait. Chaque seconde gagnée lui permettait de rester en vie.
Mais le Domaine ne relâchait pas sa pression.
Un nouveau son monta derrière lui. Moins lourd. Plus rapide. Une rumeur de vent en spirale.
Il se retourna juste assez pour voir émerger d’un mur fracturé de nouvelles entités. Plus élancées. Plus fluides.
Des silhouettes de pierre fragmentée, animées non par des muscles, mais par des courants d’air canalisés dans leurs torsades minérales. Leurs bras flottaient, disjoints, portés par un souffle invisible. À chaque geste, l’air sifflait comme une lame.
L’un d’eux balaya l’espace entre deux colonnes. La pierre se fendit net. Il ne cria pas. Il fonça.
Devant lui, une faille.
Une déchirure basse, à moitié masquée par une voûte écroulée. Trop étroite pour les géants. Trop sinueuse pour le souffle. Mais pour lui…
Il plongea.
Sen le suivit dans la même seconde.
Le vent les poursuivit, mais fut brisé par la forme du passage. Les golems s’arrêtèrent à l’entrée. Pas par fatigue. Par contrainte.
Ici, ils ne pouvaient pas entrer.
Et soudain, le silence.
Pas l’absence de bruit — un calme profond, stable, presque naturel.
Lihuen reprit son souffle. Il était debout, au bord d’un long canyon intérieur, fermé de tous côtés. La roche n'était plus brute : elle était usée, polie, lissée par des siècles d'eau.
Une rivière mince serpentait le long de la faille. Des ruissellements filaient sur les parois, glissant en filets translucides. Une lumière bleutée, douce, montait de fissures dans le sol. Pas vive. Mais suffisante. Apaisante.
Tout au fond, un rideau d’eau.
Pas une cascade bruyante, mais une chute lente, silencieuse, comme suspendue dans un éternel mouvement. Elle coulait sans urgence. Comme si le temps ici avait ralenti.
Lihuen s’assit contre un pan de roche tiède. Son flanc lançait : il toucha une bosse sous ses côtes. Un hématome. Peut-être une fêlure.
Pas grave. Mais assez pour le forcer à rester ici un moment.
Il ferma les yeux.
Sen s’était couchée près de lui. Calme. Surveillante.
Il n’y avait plus rien à faire pour le moment. Plus de fuites. Plus de coups à esquiver.
Il souffla longuement.
Ici, le Domaine ne l’attaquait pas.
Pas encore.
Il s’endormit. Le bruit de l’eau était comme une berceuse ancienne.
Et pendant qu’il dormait, le Domaine respirait autour de lui.
Il s’éveilla sans sursaut. Juste ce moment flou où la conscience remonte lentement, comme si le monde prenait soin de ne pas le brusquer.
La lumière n’avait pas changé. Elle n’en avait pas besoin. Elle baignait les parois comme une vapeur minérale, stable, presque tiède. La rivière coulait toujours dans la fissure. Sen dormait encore, en boule contre la roche, la respiration lente.
Lihuen inspira profondément.
Et aussitôt, il sut.
Quelque chose avait changé.
Pas un don. Pas un pouvoir tombé du ciel. Mais une sensation.
Plus net. Plus fluide. Son corps ne criait plus comme avant. Il avait mal, oui — mais ce n’était plus de la douleur pure. Plutôt une tension contenue, prête à se détendre. Ses muscles répondaient plus vite. Il avait l’impression de comprendre leur mouvement, de sentir leur inertie.
Il se leva.
Aucun vertige. Son souffle suivait. Sa jambe, endolorie la veille, se déroula sans accroc.
Il fit quelques pas. Puis, sans y penser, enchaîna deux appuis rapides sur une roche en pente. Il retrouva l’équilibre sans réfléchir.
Il resta un instant immobile. Puis soupira.
— Bon… je rêve ou j’suis en train de devenir un peu moins inutile ?
Il regarda ses mains. Sa paume. La rune y brillait doucement, comme si elle respirait avec lui.
— C’est ça, hein ? La Voie nébuleuse…
Il tourna sur lui-même. Fit quelques mouvements d’échauffement. C’était comme si chaque geste, aussi simple soit-il, se déposait mieux. S’imprimait plus proprement.
Il parlait tout bas. Pas pour être entendu. Pour organiser ce qu’il sentait.
— J’ai pas appris à me battre. J’ai pas reçu une technique miracle. Mais… c’est comme si mon corps voulait comprendre. Comme si, à force de prendre des coups, il retenait ce qu’il devait faire pour ne pas les reprendre.
Il s’arrêta. Regarda la cascade au fond du canyon.
— On dirait que la sérénité aide, après tout.
Il sourit, un peu malgré lui.
— C’est pas plus mal, parce que retourner dehors pour me faire broyer par des statues géantes, c’est pas dans mes plans immédiats.
Il regarda autour de lui.
L’endroit était vaste. Tranquille. Serein, oui — mais pas mort. Il y avait de quoi s’abriter, de quoi grimper. L’eau, l’espace, la roche stable.
Un terrain d’entraînement, en somme.
Il plia les jambes. Les étira. Toucha le sol. Aucun mouvement n’était parfait. Mais chacun était un peu plus propre que la veille.
Il ferma les yeux un instant. Visualisa un coup, une esquive. Une projection. Juste avec son corps. Sans magie. Sans aide.
Il rouvrit les yeux.
— Allez. Si j’dois mériter ce titre, ça va commencer ici.
Il jeta un regard à Sen.
— Tu veux bien t’y remettre avec moi ?
Elle leva à peine les paupières. Puis elle se leva.
Sans bruit.
Prête.