Lihuen planta les deux pieds dans le sol, jambes légèrement fléchies, bras levés.
Devant lui, Sen tournait doucement autour, son regard attentif, presque moqueur. Il avait voulu que ce soit elle. Il n’avait pas besoin d’un professeur. Il avait besoin d’un miroir — et Sen, avec ses mouvements précis, sa lecture instinctive de l’espace, était ce qu’il avait de plus proche d’un guide.
La première fois qu’elle l’avait frappé, ce n’était pas violent. Juste net. Juste assez pour le déséquilibrer, et lui faire comprendre deux choses : un, elle ne plaisantait pas. Deux, il allait devoir apprendre vite.
Depuis trois jours, ils s’entraînaient. D’abord lentement. Des échauffements, des assouplissements. Puis des mouvements simples. Des roulades, des esquives. Puis les coups. Simples. Efficaces. Sen frappait avec le corps entier, même dans la douceur. Elle utilisait l’élan, les appuis, le terrain. Lihuen, lui, apprenait à suivre. À comprendre. À répondre.
Et plus il s’acharnait, plus il sentait ce fil étrange dans sa poitrine : une chaleur discrète, qui s’éveillait à chaque effort bien dosé. Pas de feu. Pas de flux visible. Juste… une réponse. Comme si quelque chose en lui approuvait.
Il avait vite compris que ce n’était pas juste une progression normale. Il retenait plus vite. Son corps copiait, s’adaptait, absorbait. Chaque douleur devenait une leçon. Chaque geste améliorait le suivant. Il ne devenait pas un expert. Mais il devenait fluide.
Il s’écarta d’un bond, Sen réagit aussitôt. Une patte glissa, un mouvement de hanche — feinte. Il recula à nouveau, tenta de contre-attaquer. Elle tourna sur elle-même, esquiva.
Il sourit, essoufflé.
— C’est ça… On y est presque.
Le lieu, aussi, semblait se prêter à leur rythme. La lumière douce du canyon ne faiblissait jamais. L’eau restait fraîche, limpide. La roche ne bougeait pas, mais elle ne pesait pas non plus. C’était comme un espace suspendu entre deux volontés — la sienne, et celle du Domaine.
Il avait aussi découvert, dès le deuxième jour, qu’il pouvait se nourrir ici. La rivière froide n’était pas stérile : de petits poissons translucides, nerveux, glissaient sous la surface. Pas faciles à attraper — mais avec de la patience, et un peu d’aide de Sen, il en capturait un ou deux chaque jour. Il les mangeait crus, découpés proprement sur une pierre plate. Ce n’était pas un festin, mais c’était suffisant. Il restait debout, clair. Et l’eau… glacée, mais pure, semblait porter plus que du simple liquide. Elle nettoyait les courbatures, calmait les nerfs. Il avait appris à boire lentement, à respirer entre chaque gorgée.
Le soir, il dormait mieux. Plus profondément. Et chaque réveil était plus précis. Il sentait ses muscles prêts. Sa tête claire. Son souffle aligné. Il n’avait jamais vécu ça avant. Il comprenait enfin ce qu’était une progression. Une vraie.
Un matin, alors qu’il s’étirait au bord de la rivière, il sentit la rune dans sa paume pulser plus fort. Il se redressa, fronça les sourcils.
Quelque chose voulait s’exprimer.
Il ferma les yeux, concentra son attention. Sa respiration ralentit. Il visualisa le mouvement du jour précédent — une course le long d’un mur en pente, suivi d’un appui pour un saut. Il n’avait pas réussi. Trop lourd. Mauvais angle.
Mais aujourd’hui…
Il reprit la même impulsion.
Et cette fois, au moment du contact contre la roche, il sentit un ancrage. Fugace. Mais réel. Ses pas collèrent à la paroi comme s’ils y avaient leur place.
Un pas. Deux.
Puis il retomba, souple.
Il ne comprit pas tout de suite. Il refit l’essai. Même sensation. Pendant une seconde, peut-être deux, il avait senti la gravité céder.
Il toucha sa rune.
Elle brillait plus fort.
Pas un pouvoir conscient. Pas une compétence. Une capacité, peut-être. Une affinité en train de naître.
Il recula, recommença. Visualisa un point plus haut. Cette fois, ce ne fut pas la gravité qui céda — ce fut son équilibre. Il avait visé trop haut. Il chuta. Roula dans la poussière.
Sen s’approcha, la tête penchée.
Il leva les mains.
— Ça va, j’essaie des trucs, c’est tout.
Il se releva, ria doucement. Il n’y avait personne pour le juger. Il n’y avait que lui — et le lieu.
Chaque jour, il testait un peu plus.
La cascade devint un outil. Il s’en servait pour s’habituer au froid, au souffle constant de l’eau. Il restait dessous jusqu’à ce que ses muscles tremblent. Puis il s’asseyait. Méditait. Respirait.
Il ne cherchait pas à devenir fort. Il cherchait à devenir prêt.
Prêt à quoi ? Il ne le savait pas encore.
Mais il sentait que ce n’était pas juste pour survivre aux golems. Ce n’était pas juste pour sortir d’ici.
C’était pour être à la hauteur de ce qu’on attendait de lui.
Le titre. La Voie.
Légendaire. Nébuleuse.
Des mots qui, ailleurs, auraient fait rire. Ou peur. Mais ici, ils étaient justes. Ils étaient là.
Un soir, alors qu’il refaisait ses gestes au ralenti, Sen s’assit à ses côtés. Elle leva la tête vers la roche haute, au-dessus de la cascade. Puis elle grogna doucement. Un appel.
Lihuen suivit son regard.
— Tu veux monter là-haut ?
Elle tourna la tête vers lui, puis vers la pente.
Il sourit.
— D’accord. Mais tu montes avec moi.
Ce fut leur première véritable ascension. Pas une fuite. Pas une esquive. Une montée choisie. Il plaça ses mains, ses pieds. Il sentit les points d’appui, les tensions. Sen bondissait de sauts précis. Lui, il avançait avec méthode. Sans tricher. Sans hâter.
À mi-hauteur, il perdit une prise. Son cœur bondit. Il glissa. Sen le regardait d’en haut.
Il posa sa main à plat contre la roche.
Et là — la gravité céda. Juste un peu. Juste assez.
Il retrouva l’équilibre. Et il monta.
Ils atteignirent la crête au moment où le flux de lumière bleue s’intensifiait. Là-haut, une plate-forme naturelle s’ouvrait, circulaire, comme un ancien autel oublié.
Il s’y assit. Le souffle court. Mais le regard calme.
Sen vint se poser à côté de lui. Ensemble, ils observèrent la vallée minérale.
Et Lihuen comprit une chose.
Il n’était pas pressé.
Il n’y avait pas d’horloge.
Il n’y avait que le prochain geste. Le prochain équilibre.
Et dans ce calme étrange, il sentait que la vraie force — ce ne serait pas de sortir d’ici plus vite.
Ce serait d’en sortir… prêt.
Il resta longtemps là-haut, à contempler le silence. Ce n’était pas du vide. C’était de l’attente. Comme si le Domaine lui-même retenait son souffle, curieux de savoir ce qu’il allait faire maintenant.
Lihuen se releva lentement. Ses jambes répondirent sans douleur. Son corps, malgré la fatigue, semblait prêt. Il jeta un dernier regard à la vallée en contrebas. Sen, déjà redescendue de quelques bonds, l’attendait sans un mot.
Il descendit à son tour. Moins pour revenir que pour boucler une boucle. Ici, il avait appris. Ici, il s’était forgé. Mais il sentait que le temps de l’apprentissage passif touchait à sa fin.
Quelque chose approchait.
Le lendemain matin, il ne s’échauffa pas. Il n’en avait plus besoin. Il sentait que les gestes étaient là. Inscrits. Non plus en théorie, mais dans la chair.
Il se mit à courir.
Pas pour fuir, pas pour s’exercer. Pour sentir. Le sol sous ses pieds, l’élan, le souffle. Il bondit contre les parois, testant ses appuis, ses angles. Par moments, la gravité cédait à peine, juste assez pour qu’il pivote sur un mur ou reprenne appui là où il aurait dû tomber.
Ce n’était pas un pouvoir. C’était une danse.
Et cette danse, il commençait à la maîtriser.
Sen courait avec lui, silencieuse, rapide, fluide. Elle ne guidait pas, cette fois. Elle suivait. Elle confirmait.
Après une heure de course à travers les hauteurs, ils s’arrêtèrent devant l’ouverture étroite par laquelle ils étaient venus.
Toujours infranchissable.
Toujours gardée par les ombres immobiles des golems au loin, derrière le halo vaporeux des arches mouvantes.
Il resta un moment sans rien dire.
Puis il parla. Pas pour Sen. Pour lui. Pour clarifier ce qu’il portait.
— Je sais pas où est le convoi, ni même s’il est encore là. J’ai été séparé trop vite. Trop loin. J’ai même pas crié. J’ai juste… glissé, tombé, traversé.
Il posa la main sur la roche.
— Mais ce qui est sûr, c’est que je suis pas là pour attendre qu’on vienne me chercher.
Un souffle.
— Je dois sortir. Retrouver les autres. Et pas juste pour rejoindre le groupe, non… Pour comprendre. Pour choisir.
Il releva la tête.
— Ce Titre, cette Voie, cette saloperie de Domaine… Je crois que c’est pas une épreuve au sens simple. C’est une sorte de filtre. Un tamis. Tu passes, ou tu restes. Et si tu passes, c’est pas parce que t’as suivi un chemin — c’est parce que t’en as créé un. À chaque pas.
Il soupira.
— J’ai pas de Voie fixe. J’ai pas de Maître. Mais j’ai encore un but. Et j’vais pas attendre que quelqu’un me le confirme.
Un grondement, discret, remonta des profondeurs.
Le Domaine avait entendu.
Il recula de l’entrée. Chercha une autre pente. Un autre interstice. Et il le vit. Une ouverture plus haute, presque invisible depuis le sol. À peine plus large que ses épaules. Une fracture dans la roche, d’où s’échappait un souffle d’air chaud et une lumière plus vive.
Il sourit. Pas un sourire de soulagement. Un sourire de reconnaissance.
— Voilà. C’est ça, hein ? Trouver ce que les autres ignorent.
Il regarda Sen.
— On y va ?
Elle passa devant, sans attendre.
Il avança derrière elle, les jambes prêtes, le souffle contenu.
Ils avaient quitté la crête au petit matin. Redescendu sans mot, pour remonter ailleurs. Vers cette faille qu’ils n’avaient jamais explorée. Une fracture dans la roche, à peine visible depuis le sol. C’était elle. C’était maintenant.
Lihuen s’immobilisa à l’orée de la faille, le regard collé à l’ombre mouvante de Sen qui s’élançait déjà. Elle marchait sans hâte, presque glissait, comme si elle connaissait chacun des replis du couloir sinueux. Derrière elle, Lihuen plantait les pieds, réglait son corps sur sa cadence, la rune au creux de sa paume vibrante d’une promesse. Ils avançaient ensemble, d’un pas mesuré, tendu, vers une issue incertaine.
Le passage s’étrécissait, les murs véhéments semblaient griffés par des entités disparues. Des marques profondes, verticales, marquaient la pierre granuleuse. L’air lui-même paraissait plus dense, saturé d’un poids invisible. Le silence n’était plus seulement absence de bruit : il devenait présence, interrogation. Un seuil prêt à se refermer sur eux.
Puis l’espace s’ouvrit enfin, révélant une grande salle ovale dont le sol baignait dans l’obscurité. Le seul objet visible, au centre, se tenait immobile : un golem de pierre, compacité et densité concentrées. Moins massif que ses congénères, mais d’un aspect plus humain, presque trop pesant pour être contrôlé. Son torse rayonnait d’une lumière rougeâtre — cœur figé mais vivant encore. Il tourna lentement la tête vers Lihuen et Sen, comme s’il les reconnaissait. Le monde sembla retenir son souffle.