Le même lieu, un autre pas

Lihuen sortit de la faille sans un bruit.

Rien n’avait changé dehors. La lumière était la même que lorsqu’il avait disparu — stable, diffuse, terne. Le ciel pâle laissait toujours peser cette clarté sans ombre qui rendait les heures incertaines. Plus bas, le campement. Les grandes Pierres Noires, les toiles tendues entre les rochers, les deux chariots posés côte à côte, bêtes au repos. Des silhouettes vaquaient sans urgence autour du feu. Quelques rires. Des cliquetis d’armes ou de vaisselle. Rien ne trahissait son absence.

Il descendit lentement la pente rocailleuse, Sen dans son sillage. Personne ne leva la tête. Il franchit le cercle du camp comme s’il n’en avait jamais été exclu. Un des plus jeunes — celui au foulard jaune, toujours en train de nettoyer une lame ou de mâcher quelque chose — le vit en premier.

— Tiens, le muet revient.

Un autre, accroupi près du feu, haussa les épaules.

— Il traînait pas loin. Peut-être qu’il méditait.

Lihuen ne répondit pas. Il reprit sa place autour du feu, comme avant. Sen s’étira et se coucha en bordure, la tête posée entre ses pattes, tranquille. Une tranche de viande fumait sur une pierre chaude ; il n’y toucha pas. Il observait. Les gestes, les voix, les positions. Tout était figé dans une routine silencieuse. Il sentait pourtant le décalage, comme un fil tendu entre deux mondes : ce camp où rien n’avait bougé, et lui, qui n’était plus tout à fait le même.

Le chef apparut peu après. Grand, le dos voûté par l’habitude plus que l’âge, un manteau de voyage sur les épaules, brodé de motifs géométriques usés. Il portait un rouleau de toile huilée qu’il déroula lentement sur une dalle plate, posée à même le sol. Une carte, vieille, marquée de griffures, de symboles faits à la main. Autour, les autres se rapprochèrent sans qu’il ait besoin d’un mot.

— On part à l’aube, dit-il simplement. Deux jours de marche vers le sud-est. À travers les creux, puis on remonte au col de Braûm. On ne traîne pas.

Il tapota du doigt une zone marquée d’un cercle noir.

— Livraison au Cercle des Hauts-Rocs. Une enclave tenue par une tribu alliée à Skar’Ael. Fidèles, ou assez proches pour être intéressés par ce qu’on leur apporte.

Le vétéran à la cicatrice — celui qui avait déjà remis en question la présence de Lihuen — redressa la tête.

— On leur donne quoi, exactement ?

— Un Fragment, répondit le chef. Reste fossile. Partie d’un cœur de géant. Stabilisé. Transportable.

— Génial, souffla le vétéran. Et donc on se balade avec un aimant à créatures dans un chariot en bois ?

Le chef le fixa, sans hausser le ton.

— Oui. Et c’est ce pour quoi on est payés.

Une voix plus jeune, hésitante — celle du gamin aux yeux trop clairs — intervint.

— Par qui, au juste ?

Le chef haussa une épaule.

— On a reçu les fonds en avance. Par des relais du Réseau libre. Pas de nom. Pas de blason. Pas de trace. Le genre de contrat qui ne revient pas si on le refuse une fois.

— Et si on le livre ? Qu’est-ce qu’ils en font, les tribus là-bas ? Ils veulent réveiller un géant ?

— On ne pose pas la question. Ce qu’ils font avec, c’est leur problème. Le nôtre, c’est de passer la Zone Grise sans qu’on se fasse broyer.

Il déroula la carte un peu plus bas, pointa une ligne étroite.

— On passe entre deux territoires de Veilleurs. Trois jours à couvert, sans feu. Pas un mot de trop. Pas de signes. Ces choses-là ne voient pas comme nous. Elles sentent les choses qui déplacent l’air. Qui doutent. Qui pensent trop fort.

Les murmures s’éteignirent.

Le chef reposa ses mains sur ses genoux, et regarda Lihuen.

— Tu t’es absenté longtemps.

Pas d’accusation. Une constatation.

Lihuen soutint son regard sans détour.

— Pas si longtemps.

Le chef hocha la tête.

— Possible. Mais tu n’étais pas là quand il fallait l’être. Et t’étais pas là sans que personne te voie partir. On est pas assez pour qu’on disparaisse dans notre dos. Alors je te pose la question une fois.

Il marqua une pause.

— Tu marches avec nous, ou tu fais ta route ?

Sen releva la tête, sans un bruit. Un simple mouvement d’oreilles.

Le vétéran intervint aussitôt.

— Et son Kal’ra ? On en parle ? On se planque déjà avec un fragment sur le dos, et maintenant on ajoute une lanterne vivante ?

— Elle a flairé deux pièges avant qu’ils tombent, répondit une voix calme — celle du grand à la tunique noire, celui qui parlait peu mais que tout le monde écoutait. Moi, j’appelle ça une aide.

Le chef leva la main.

— Assez. Je décide. S’il veut rester, il reste. Il porte. Il se tait. Il frappe si on frappe. Il obéit quand c’est le moment.

Puis il fixa Lihuen à nouveau.

— Alors ? Tu restes ou tu pars ?

Lihuen répondit sans forcer.

— Je reste.

Le chef hocha la tête. Aucun mot de plus. Il replia la carte, la roula soigneusement, la glissa dans son manteau. Puis il s’éloigna, les pas calmes.

Personne ne bougea tout de suite. Le feu crépitait doucement. Des regards glissèrent vers Lihuen, certains plus francs que d’autres. Sen se recoucha. Lihuen se pencha vers une tasse de métal qu’on lui avait laissée. Elle était tiède. Il la vida en deux gorgées.

Plus loin, le vétéran grogna quelque chose dans sa barbe. Personne ne releva.

Lihuen, lui, restait immobile. Le corps calme. L’attention tendue. Il observait les gestes, les silences, les interstices entre les décisions. Il comprenait mieux, désormais. Ce qu’était un groupe. Ce qu’était une tension collective. Ce que voulait dire être au cœur d’une mission, sans que personne ne t’explique tout. Pas besoin. Il voyait bien. Il ressentait.

Ce Fragment qu’ils transportaient, ce n’était pas qu’un objet. C’était un noyau. Un déclencheur. Un aimant autour duquel tournaient toutes les intentions contradictoires de ce monde. On ne trimballait pas un vestige de géant par hasard. On n’allait pas dans une tribu exilée au pied des falaises sans contrepartie.

Cette mission, c’était une ligne fine. Une corde raide. Et pour lui, c’était aussi une première vraie épreuve.

Pas un test formel. Pas une salle ancienne. Pas une entité à convaincre.

Une situation instable. Des inconnues. Des décisions à prendre. Un groupe. Une marche. Et au bout, peut-être, une surprise. Un drame. Une leçon.

Il regarda ses mains. La rune n’avait pas brillé une seule fois depuis son retour. Et elle n’en avait pas besoin. Elle faisait partie de lui. Ce n’était pas un artefact. Ce n’était pas un titre qu’on agite. C’était une réalité qui pesait dans les choix. Elle vibrerait quand ce serait nécessaire. Et seulement là.

Il leva les yeux vers le ciel gris.

Il n’était plus à l’intérieur d’un Domaine. Mais il savait que celui-ci continuait de vivre… quelque part en lui.

Demain, ils marcheraient.

Et cette fois, ce ne serait pas lui qui devrait suivre les lignes.

Ce serait peut-être lui qui les dessinerait.