Le matin s’était levé sans soleil.Juste une lumière pâle, collée au ciel comme une brume figée, incapable de choisir entre le jour et l’attente. Le convoi avait levé le camp tôt, sans tambour, sans hâte. Les toiles avaient été repliées, les bêtes sanglées, les roues lentement remises en route. Bientôt, ils avaient repris leur marche vers l’est, longeant les creux rocheux et les falaises mortes.
Le terrain avait changé.
Plus aucune herbe. Plus aucun insecte. Rien que de longues pierres plates, empilées comme des écailles, formant des terrasses minérales inclinées vers un horizon fuyant. La roche y avait la couleur des os. Grise, veinée de blanc, parfois striée de lignes sombres qui pulsaient d’un éclat terne à mesure qu’ils approchaient de la Zone Grise.
Lihuen marchait derrière le deuxième chariot, Sen toujours à son flanc. Personne ne lui parlait. Et ça lui allait.
Depuis son retour silencieux, personne ne lui avait posé de questions. Il n’avait pas expliqué, pas menti. Et les autres, à leur manière, acceptaient ce flou. Peut-être qu’ils sentaient, sans se l’avouer, qu’il n’était plus exactement le même. Rien ne se voyait. Mais tout se percevait. Une densité nouvelle dans sa façon de marcher. Une manière d’observer. De se tenir.
Un pas se rapprocha.
Un homme se glissa à sa hauteur. Carrure élancée, tunique noire et blanche parfaitement ajustée, un regard tranchant sous les paupières mi-closes. Il marchait comme s’il glissait, toujours parfaitement équilibré.
— Tu tiens la cadence, dit-il, sans détour.
— J’avance. Pour l’instant, c’est suffisant.
Le silence se réinstalla, jusqu’à ce que l’homme reprenne :
— Le chef n’a pas demandé d’explications. C’est pas son genre de fermer les yeux. Donc il a vu un truc.
Lihuen haussa à peine les sourcils. Il n’avait pas envie de commenter. Mais il respectait le ton.
— Moi aussi, j’ai vu, ajouta l’homme. Ton ombre. Elle ne te suivait pas. Elle te précédait.
Il ne dit rien de plus. Il s’appelait Sqayr. Pas un surnom. Un vrai nom, glissé sans fierté ni mystère quand Lihuen l’avait entendu prononcer par un autre, une fois. Personne ne savait d’où il venait. Il ne portait aucun insigne, aucun accent. Il avait cette façon de parler qu’on attribue à ceux qui ont appris à écouter d’abord.
Il accéléra légèrement. Lihuen resta à sa place, pensif.
Les terrasses s’ouvraient maintenant sur des crevasses abruptes, des couloirs fendus par l’érosion ou par quelque chose de plus ancien encore. Le convoi serpentait entre elles, porté par un instinct collectif. Ils n’étaient pas rapides, mais constants. Comme s’ils savaient que ce territoire ne pardonnait pas les arrêts inutiles.
Le sol vibrait différemment ici.
Pas en surface. En dessous. Quelque chose palpitait. Une tension minérale, profonde, sourde. Lihuen la sentait dans ses jambes, ses talons, jusque dans ses côtes. Une vibration ancienne, oubliée, mais jamais tout à fait éteinte. Il se demanda si c’était le Fragment dans le chariot qui réveillait cette chose. Ou si c’était ce territoire qui reconnaissait ce qu’ils portaient.
Une fois, au détour d’un promontoire, ils croisèrent une forme figée dans la pierre. Un torse gigantesque, partiellement sculpté dans la falaise. Pas de tête. Juste un bras, levé, immobile, comme figé en garde. Le Fragment sembla pulser à ce moment-là. Un éclat pâle filtra entre deux lattes du chariot. Puis le calme retomba.
Le vétéran à la cicatrice — celui qui n’avait jamais supporté les silences prolongés — marmonna :
— Encore un de ces foutus marqueurs. Ils dorment pas. Ils attendent.
Le chef, en tête, ne se retourna pas.
Vers midi, ils s’arrêtèrent dans une cuvette rocheuse. Pas de feu. Pas de paroles. Juste des gestes. Les tentes basses furent dressées, les bêtes abreuvées. Le ciel, toujours aussi blanc, pressait les épaules sans chaleur.
Lihuen grimpa une saillie plus haut. De là, il voyait loin.
Et là, il sentit le décalage.
Ce paysage… il le connaissait. Ou plutôt, il l’avait étudié. Une carte ancienne, dans une archive isolée, montrait cette région : un territoire oublié, autrefois frontière. À l’est de Qin. Un territoire enseveli depuis longtemps. Là-bas, c’était décrit comme ruiné. Mort. Mais ici, il était vivant. Abandonné, mais pas éteint.
Un frisson le traversa.
Et si… ce n’était pas le même monde ? Ou pas la même époque ? Le Domaine ne l’avait pas seulement transformé. Il l’avait peut-être projeté. Renvoyé dans un Qin antérieur. Un passé encore chargé de veilleurs, de tribus en mouvement. De géants en sommeil.
Sen se glissa à ses pieds. Il posa une main sur son dos.
— Toi aussi, tu sens que quelque chose colle pas, hein ? Ce monde est le bon… mais pas au bon moment.
Un souffle. Puis une présence à côté de lui. Sqayr. Accroupi, bras croisés sur les genoux.
— Tu penses fort.
Lihuen ne répondit pas.
— Ici, penser fort, c’est parler. Et certains trucs… mieux vaut les garder en dedans.
Il jeta un œil au ciel.
— Ce lieu, c’est une fracture. Pas un territoire. Une cicatrice. Et toi, t’es tombé dedans.
— Et toi ? Tu sais où on est ?
Sqayr haussa une épaule.
— Je sais qu’on livre un fragment de géant à une tribu qui joue avec Skar’Ael. Que c’est risqué. Que ça sent la guerre déguisée. Et que toi, t’es pas juste revenu d’une sieste. Ça me suffit.
Il se leva et repartit, aussi silencieux qu’il était venu.
Lihuen resta seul, longtemps. Il n’avait pas peur. Mais il sentait le poids du monde sur lui. Pas celui de ce monde. Celui d’un autre. Celui qu’il portait avec lui.
La rune dans sa paume ne brillait pas. Elle ne disait rien. Mais il savait qu’elle était là. Pas comme une alarme. Comme un rappel.
Ils repartirent dans l’après-midi.
Le convoi traversa une passe où la roche semblait suinter une brume invisible. L’air y était saturé. Dense. Même les bruits s’éteignaient — les pas, les claquements de harnais, tout s’étouffait. Ils passèrent sans un mot.
Puis la passe s’ouvrit sur une plaine fendue de failles géantes. La lumière y était étrange : tantôt cuivrée, tantôt bleutée. Le ciel avait perdu son blanc. Il était… épais. Comme chargé d’un secret.
Le chef fit signe de s’arrêter. Pas de feu. Juste les chariots calés contre les rochers, et les toiles tendues à ras de sol.
Lihuen observa les autres.
Le vétéran restait à distance. Méfiant, mais moins agressif. Le jeune au foulard mâchait toujours, même quand il n’y avait rien. La femme au carnet noircissait ses pages, chaque soir, en silence. Et Sqayr, fidèle à lui-même, dormait les yeux clos mais le souffle stable. Il ne dormait jamais vraiment.
Lihuen s’assit, le dos contre une pierre.
Il réfléchit à tout ce qui avait changé.
Il n’avait plus peur de ces gens. Il ne voulait pas leur plaire. Mais il comprenait. Ce qu’ils faisaient. Pourquoi ils restaient en mouvement. Pourquoi certains ne posaient jamais de questions.
Ils n’étaient pas des soldats. Ni des voleurs. Ils étaient… des vecteurs. Des passeurs. Des rouages mobiles d’un monde qui ne s’arrêtait jamais.
Et lui ?
Il était devenu un point de tension. Pas un obstacle. Pas un chef. Mais un lieu de pression. Quelqu’un autour de qui le monde se pliait parfois. Et il savait que cette force n’était ni stable, ni confortable. Il allait devoir apprendre à vivre avec.
Il leva les yeux.
Demain, ils entreraient dans le territoire des Veilleurs. Trois jours sans bruit, sans feu. Portant un fragment d’un être dont il avait vu les reflets, là-bas, dans le Domaine. Et il comprenait que ce voyage n’était pas une mission.
C’était sa première épreuve.
Pas une énigme.
Pas un duel.
Un enchaînement de risques, de décisions, de silences. Où il devrait exister sans s’imposer. Observer sans contrôler. Et choisir quand tout lui dirait de ne pas le faire.
Quand la nuit tomba, il ne dormit pas.