Ils progressaient lentement, en colonne serrée, entre les racines noires et les lianes suintantes. La jungle écarlate les avalait comme une gueule lente, visqueuse, dont les parois palpitaient au rythme d’un cœur invisible. Chaque pas s’enfonçait dans un sol spongieux, gorgé d’eau tiède et de restes blanchis par le temps.
En tête de file, une silhouette massive fendait la végétation : un géant à la démarche lourde, le dos voûté, les bras ballants comme ceux d’un fauve éreinté. Une fourrure grasse lui collait à la peau, ruisselante sous la pluie cendrée. À sa hanche pendait un fléau de guerre, dont les chaînes tintaient à chaque pas.
Armand cligna des yeux, fasciné, presque inquiet.
— Ce... géant. Qui est-ce ? demanda-t-il à voix basse.
À sa droite, Ludwig esquissa un mince sourire, presque amusé, et répondit d’un ton feutré, chargé de cette ironie patricienne propre à ceux qui ont trop vu.
— Lui ? Nous l’appelons Golème.
Il laissa passer un silence. Puis, sans détourner le regard de la silhouette titanesque :
— Nous ne connaissons pas son nom véritable. Lorsqu’on l’a trouvé, il était en pleine mutation. Son corps tentait de devenir un ancien golème vivant, une chimère d’os, de pierre, et de souvenirs mal cicatrisés. Une transformation lente, douloureuse… impure. Meldric est intervenu à temps, usant d’un sort ancien pour stopper le processus. Juste avant le point de non-retour.
— Et son esprit ? A-t-il conservé sa mémoire ?
Ludwig eut un léger soupir, presque las.
— Des bribes, tout au plus. Des réflexes de commandement, peut-être... des éclats d’identité. Mais plus de langage. Il ne parle pas. Il grogne, ricane, ou vous fixe avec des yeux trop pleins d’ombre. Il comprend néanmoins — les mots, les bêtes, les signes. Son esprit est suspendu dans un entre-deux... entre l’homme et le monstre. Et surtout, il nous protège. Ce qui, dans cette jungle, vaut davantage que mille discours.
Devant eux, Golème s’arrêta net. Il huma l’air, silencieux, puis reprit sa marche. Un rire bas, guttural, s’échappa de sa gorge, sans raison apparente.
— Et pourquoi "Golème", alors ? demanda Armand.
Ludwig haussa légèrement les épaules, d’un geste désinvolte.
— Parce que c’est ce qu’il allait devenir. Un colosse sans âme. Nous avons arraché son destin à l’oubli, mais il en porte encore l’empreinte. Alors, ce nom lui est resté. Il ne l’a jamais contesté.
Autour d’eux, la jungle se refermait.
Des branches sèches pendaient comme des crochets, gouttant un fluide visqueux. Plus de chants d’oiseaux. Plus d’insectes. Seulement des bruits d’estomac, des soupirs de matière… comme si la forêt digérait quelque chose depuis très, très longtemps.
Armand serra les dents.
— C’est donc… la Jungle Écarlate ?
— Le troisième niveau de la Cathédrale, oui. Une zone intermédiaire. Dangereuse, mais encore tolérable. Le sol obéit à la gravité. Le ciel... existe encore, disons. Et les créatures qu’on y croise peuvent mourir. Pour peu qu’on sache où frapper.
Il désigna du menton un arbre aux racines fendues, d’où s’écoulait une lumière cuivrée, visqueuse.
— Mais méfie-toi des ouvertures. Certaines sont... des bouches. Et tout ce que la Cathédrale recrache n’a rien d’amical.
Armand déglutit.
— Et où allons-nous, exactement ?
Ludwig raffermit sa prise sur la garde de son épée, avant de répondre :
— Nous cherchons une carte. Pas une simple carte, non : un artefact cartographique, un fragment de mémoire spatiale conservé dans un ancien temple. Il nous indiquera le chemin vers Lumenvalis, la dernière grande cité humaine, au cœur de la zone d’Eden.
— La Citadelle ?
— Appelons-la ainsi, si tu veux. Mais c’est plus qu’un bastion. C’est une relique d’ordre dans un monde entropique. Elle est protégée par l’ombre bienveillante d’une entité très ancienne… une divinité oubliée, qu’on dit liée à Prométhé lui-même.
Armand fronça les sourcils.
— Et les vampires ? Je croyais que ce monde leur appartenait.
Ludwig se tourna enfin vers lui, les yeux mi-clos.
— Une illusion. Les vampires se sont simplement emparés du Nexus, au niveau 5. Un carrefour d’énergies. Le plus ancien d’entre eux, l’Apôtre Pourpre, a pactisé avec une entité supérieure. Il a tenté de devenir un dieu. Il y est presque parvenu… mais le prix à payer fut une malédiction éternelle.
— Et la Cathédrale ?
Ludwig sourit, amèrement.
— Ah… la Cathédrale. Elle est au-dessus de tout. Certains prétendent qu’elle est le corps d’un dieu démembré. D’autres y voient un rêve architectural né de la culpabilité des dieux. Peu importe. Nous ne sommes que des intrus, ici. Des cellules errantes dans un corps qui tente de nous expulser.
Soudain, Armand grimaça. Une douleur aiguë pulsa dans sa clavicule.
Il baissa les yeux.
Une rune venait de s’illuminer sous sa peau. D’un bleu pâle, éclatant. Elle vibrait. Elle brûlait.
Il porta la main à sa chair, mais Ludwig l’arrêta d’un geste :
— Ne touche pas. Si elle brille… c’est qu’elle a senti quelque chose. Ces runes dorment. Jusqu’à ce qu’un souvenir, un passage ou un danger les réveille.
— Et comment je saurai ce que c’est ?
— Tu ne sauras pas. Tu le sentiras.
Un hurlement fendit l’air.
Lointain. Inhumain. Puis un autre, plus proche.
La végétation trembla.
Golème s’arrêta net. Un grondement monta de sa gorge. Il tira lentement son fléau de sa ceinture.
Meredith, sans un mot, arma son arbalète.
Ludwig inspira longuement, puis murmura :
— En cercle. Pas un son. Pas une flamme. Que vos cœurs… et vos lames.
La jungle vibrait autour d’eux.
Quelque chose approchait.
Et sous la peau d’Armand, la rune brûlait comme une braise vivante, au bord de l’explosion.