La pluie tambourinait sur le toit de tôle de la Maison Woegan comme les doigts impatients des ancêtres réclamant justice. Dans la cave humide, éclairée par la lueur vacillante de sept bougies noires disposées en cercle, Kodjovi Kpodonu tentait de garder sa dignité malgré les chaînes qui entravaient ses poignets.
Cela faisait six mois qu’Heinrich Muller l’avait enlevé. Six mois de tortures, d’expériences, de profanations. L’Allemand était obsédé par les secrets du vaudou, convaincu qu’il pouvait s’approprier le pouvoir de communiquer avec les esprits par la force brute et la science occidentale.
“Encore une fois, Kodjovi,” dit Heinrich en allemand, puis en français approximatif. “Montre-moi comment tu parles aux loas.”
Le colon était un homme grand et mince, aux cheveux blonds déjà clairsemés malgré ses trente-cinq ans. Ses yeux bleus brillaient d’une lueur fanatique, et ses mains tremblaient légèrement – effet de la fièvre qui le rongeait depuis des semaines, ou simple folie.
“Je vous ai déjà dit, Herr Muller,” répondit Kodjovi d’une voix rauque. “Les loas ne se commandent pas. Ils viennent quand ils le veulent, à qui ils veulent.”
Heinrich frappa du poing sur la table couverte d’objets rituels volés : masques sacrés, colliers de cauris, statuettes d’ancêtres. Tout ce qu’il avait pu arracher aux temples et aux maisons des prêtres qu’il avait fait kidnapper.
“Mensonges ! J’ai vu ce que tu faisais avant que mes hommes te capturent. Tu as fait pleuvoir en pleine saison sèche ! Tu as guéri cette femme qui se mourait ! Tu peux contrôler les forces de la nature !”
Kodjovi ferma les yeux. Autour de lui, dans cette cave maudite, il sentait la présence des autres victimes d’Heinrich. Douze prêtres et prêtresses, trois enfants doués de vision, tous morts sous les “expériences” du fou. Leurs esprits étaient restés prisonniers ici, corrompus par la haine et la souffrance.
“Vous ne comprenez pas,” murmura-t-il. “Le vaudou n’est pas de la magie. C’est une relation sacrée avec nos ancêtres, basée sur le respect, l’amour, l’équilibre. Vous avez brisé cet équilibre. Vous avez profané ce qui était sacré.”
“Balivernes de sauvage !” Heinrich se dirigea vers un coin de la cave où était installé un étrange dispositif de son invention : un mélange de miroirs, de lentilles et de fils électriques. “J’ai étudié vos rituels, analysé vos chants, disséqué vos fétiches. Tout peut être reproduit scientifiquement !”
Il actionna un interrupteur. Le dispositif se mit à bourdonner, les miroirs renvoyant la lumière des bougies en faisceaux étranges qui dansaient sur les murs humides.
“Ce soir, je vais réussir. Ce soir, je vais forcer les esprits à se manifester et à m’obéir.”
Kodjovi sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine. Il n’était pas seulement en danger – quelque chose de bien pire se préparait. Les miroirs d’Heinrich vibraient d’une énergie malveillante, et dans leurs reflets, il distinguait des ombres qui n’auraient pas dû être là.
“Arrêtez,” dit-il d’une voix suppliante. “Vous ne savez pas ce que vous faites. Il y a des forces dans ce monde que même nous, les prêtres, nous n’osons pas réveiller.”
“Justement ! C’est exactement ce que je veux réveiller !”
Heinrich commença à réciter un mélange grotesque de formules latines et de mots ewé qu’il avait mal appris. Sa prononciation était atroce, transformant les prières sacrées en blasphèmes. Les miroirs se mirent à chauffer, l’air devint lourd, et Kodjovi sentit quelque chose remuer dans les profondeurs de la cave.
“Non… non, arrêtez !”
Mais il était trop tard. L’un des miroirs se fissura, puis explosa dans un fracas de verre. Un vent glacé s’engouffra dans la pièce, éteignant toutes les bougies sauf une.
Dans l’obscurité presque totale, quelque chose répondit à l’appel d’Heinrich. Mais ce n’était pas un loa bienveillant. C’était quelque chose d’ancien, de corrompu, qui avait attendu des siècles qu’on lui ouvre une porte vers le monde des vivants.
“Mein Gott…” murmura Heinrich, reculant instinctivement.
Une forme sombre se matérialisa au centre de la cave. Elle avait vaguement l’apparence humaine, mais ses contours fluctuaient comme de la fumée, et là où auraient dû être ses yeux, il n’y avait que deux puits de néant absolu.
L’entité parla, d’une voix qui semblait venir de partout et de nulle part :
“Tu m’as appelé, mortel. Tu as brisé les sceaux sacrés. Maintenant, tu vas payer le prix.”
Heinrich voulut s’enfuir, mais ses jambes refusaient de lui obéir. L’entité s’approcha de lui, et là où elle le touchait, sa chair se desséchait, se momifiait.
“Non ! Ce n’est pas ce que je voulais ! Je voulais juste comprendre ! Contrôler !”
“Tu as voulu le pouvoir sans la sagesse. La force sans le respect. Tu as profané nos traditions, torturé nos enfants. Maintenant, tu seras notre serviteur pour l’éternité.”
Kodjovi, malgré sa terreur, comprit ce qui se passait. L’entité n’était pas un démon au sens occidental du terme. C’était un esprit ancestral, mais un esprit qui avait été corrompu par la colère et le désir de vengeance. Heinrich avait réveillé la part sombre du monde spirituel.
“Attends !” cria-t-il. “Je peux t’aider ! Je peux réparer ce qui a été brisé !”
L’entité tourna vers lui son visage sans traits.
“Toi, prêtre Kpodonu. Toi, tu comprends. Mais il est trop tard pour réparer. Ce fou a ouvert une porte qui ne peut plus se refermer. Cette maison est maintenant un pont entre nos deux mondes.”
“Alors que puis-je faire ?”
“Mourir avec honneur. Et laisser ton sang sceller cette prison. Ta lignée portera le fardeau de garder ce lieu, jusqu’à ce qu’un jour, l’un de tes descendants puisse réparer ce qui a été brisé.”
Heinrich Muller poussa un hurlement qui se transforma en gémissement, puis en silence. Son corps se dessécha complètement, devenant une momie grotesque qui s’effondra en poussière.
L’entité se tourna vers Kodjovi.
“Pardonne-moi, prêtre. Tu n’aurais pas dû payer pour les crimes de ce fou. Mais ton sacrifice ne sera pas vain.”
Kodjovi ferma les yeux et récita une dernière prière en ewé ancien. Quand l’entité le toucha, il ne ressentit pas de douleur. Seulement une grande fatigue, et la sensation que son esprit se divisait en deux.
Une partie de lui mourut cette nuit-là, dans la cave de la Maison Woegan. Mais l’autre partie resta, liée à jamais à ce lieu maudit, gardien involontaire d’une tragédie qui n’aurait jamais dû avoir lieu.
Les miroirs brisés reflétèrent une dernière image : celle d’un vieil homme qui pleurait en silence, condamné à attendre qu’un de ses descendants vienne achever ce qu’il n’avait pas pu accomplir.
Dehors, la pluie continuait de tomber, emportant les derniers échos des cris d’Heinrich Muller. La Maison Woegan se tut, mais elle n’était plus vide.
Elle était devenue une prison pour les âmes perdues.
Et elle attendrait, patiemment, que quelqu’un vienne les libérer.