Le téléphone sonna à trois heures du matin, comme si même les esprits respectaient les heures de bureau. Koffi Agbodjan émergea difficilement de son sommeil, sa main tâtonnant dans l’obscurité de son studio de Bè jusqu’à trouver l’appareil vibrant sur sa table de chevet.
“Allô ?” Sa voix était rauque, chargée du poids des rêves interrompus.
“Koffi, mon petit-fils.”
Il se redressa d’un coup. Cette voix, il ne l’avait pas entendue depuis des mois. Mama Afia, sa grand-mère, qui l’avait élevé après la mort de ses parents. Mais il y avait quelque chose de différent dans son ton cette nuit. Une urgence qui lui glaça le sang.
“Mama ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu vas bien ?”
“Je vais mourir bientôt, mon enfant.”
Les mots tombèrent comme des pierres dans l’eau noire de la nuit. Koffi sentit son cœur se serrer.
“Ne dis pas ça, Mama. Tu es solide comme un baobab, tu me l’as toujours dit.”
“Même les baobabs finissent par tomber.” Sa grand-mère eut un rire sec, cassé. “Mais ce n’est pas pour ça que je t’appelle. Il faut que tu viennes à Atakpamé. Maintenant.”
“Maintenant ? Mama, il est trois heures du matin, et j’ai un papier à rendre demain sur—”
“La Maison Woegan s’est réveillée.”
Le silence qui suivit fut plus lourd que tous les mots. Koffi connaissait ce nom. Il l’avait entendu dans les chuchotements de sa grand-mère quand elle pensait qu’il dormait, dans les prières qu’elle murmurait en ewé quand l’orage grondait trop fort. La Maison Woegan. Le lieu dont on ne parlait qu’en baissant la voix.
“Mama, tu sais bien que je ne crois pas à ces histoires…”
“Tu n’y crois pas parce que tu n’as jamais voulu ouvrir tes yeux.” Sa voix se fit plus douce, presque suppliante. “Ton troisième œil, Koffi. Celui que tu refuses de voir. Il s’ouvre, n’est-ce pas ? Depuis quelques semaines, tu rêves de choses qui n’existent pas. Tu vois des ombres où il n’y en a pas.”
Koffi sentit sa gorge se serrer. Comment pouvait-elle savoir ? Les cauchemars avaient commencé il y a un mois. Des rêves étranges où il se voyait dans des lieux qu’il ne connaissait pas, parlant à des gens morts depuis longtemps. Il avait mis ça sur le compte du stress, du travail, de la solitude.
“Trois personnes ont disparu ce mois-ci, continua Mama Afia. Toutes attirées par la maison. La dernière, c’était hier. Une jeune fille de Lomé, comme toi. Une journaliste, comme toi.”
Le sang de Koffi se glaça. Il connaissait les statistiques sur les disparitions au Togo, mais Atakpamé n’était pas une zone à risque. C’était un village tranquille, connu pour ses montagnes et ses traditions préservées.
“Comment tu sais qu’elle était journaliste ?”
“Parce qu’elle est venue me voir avant de disparaître. Elle cherchait quelqu’un pour l’aider à enquêter sur la maison. Je lui ai dit que seul un membre de notre famille pouvait s’en approcher sans danger.” Sa voix se brisa légèrement. “Je lui ai dit d’attendre que tu viennes.”
“Mama…”
“Elle n’a pas attendu. Et maintenant, elle est partie, comme les autres. Mais toi, tu peux encore la sauver. Tu peux les sauver tous.”
Koffi se leva, faisant les cent pas dans son petit appartement. Par la fenêtre, Lomé s’étendait dans la nuit, paisible et endormie. Rien à voir avec le monde de mystères et de dangers que sa grand-mère évoquait.
“Pourquoi moi, Mama ? Je ne suis qu’un journaliste. Je sais à peine allumer une bougie pour les ancêtres.”
“Parce que tu es le dernier de notre lignée à avoir le don. Et parce que…” Elle hésita, comme si elle pesait ses mots. “Parce que notre famille est liée à cette maison depuis plus longtemps que tu ne l’imagines.”
“Qu’est-ce que tu veux dire ?”
“Viens à Atakpamé, et tu comprendras. Mais dépêche-toi. La prochaine lune nouvelle, c’est dans trois jours. Après ça, il sera trop tard.”
La ligne se coupa, laissant Koffi seul avec le silence et ses questions. Il regarda son téléphone, tentant de rappeler, mais le numéro de sa grand-mère sonnait dans le vide.
Il s’approcha de la fenêtre et observa la ville endormie. Quelque part dans la nuit, il entendait le battement lointain des tambours du temple vaudou de Bè. Un rythme ancien, hypnotique, qui semblait l’appeler vers quelque chose qu’il ne comprenait pas encore.
Dans le reflet de la vitre, il crut voir autre chose que son propre visage. L’espace d’un instant, il y avait eu là une femme aux yeux tristes, vêtue d’une robe blanche tachée de sang. Mais quand il cligna des yeux, il n’y avait plus que lui, debout dans son pyjama froissé, le téléphone encore à la main.
“Les miroirs mentent toujours,” murmura-t-il, se rappelant une phrase que sa grand-mère répétait souvent.
Mais celui-ci mentait différemment.