Chapitre 2 : La Route des Ancêtres

Le bush-taxi vrombissait sur la route poussiéreuse menant vers Atakpamé, ses amortisseurs protestants à chaque nid-de-poule. Koffi était coincé entre un marchand de tissus qui sentait la sueur et l’encens, et une vieille dame qui égrénait son chapelet tout en marmonnant des prières en mina. Dans le taxi collectif, huit personnes s’entassaient là où quatre auraient été confortables, mais c’était la norme au Togo.

Il avait quitté Lomé à l’aube, après avoir passé le reste de la nuit à tourner en rond dans son appartement. Son rédacteur en chef n’avait pas apprécié qu’il demande un congé urgent, mais Koffi avait invoqué un décès familial. Ce n’était pas vraiment un mensonge, puisque sa grand-mère avait parlé de mourir bientôt.

“Tu vas à Atakpamé pour le travail, mon frère ?” demanda le marchand de tissus en français approximatif.

“Pour la famille,” répondit Koffi en ewé, préférant éviter les questions.

La vieille dame leva les yeux de son chapelet et le regarda avec attention. Ses yeux étaient d’un blanc laiteux, probablement aveugle, mais elle semblait le voir parfaitement.

“Tu es le petit-fils d’Afia Kpodonu,” dit-elle d’une voix cassée mais ferme.

Ce n’était pas une question. Koffi hocha la tête, surpris.

“Comment vous le savez ?”

“Tu as ses yeux. Les yeux de ceux qui voient au-delà.” Elle reprit son chapelet mais continua de parler. “Ta grand-mère est une femme sage, mais elle porte un lourd fardeau. Et maintenant, ce fardeau va être le tien.”

Le marchand de tissus se pencha vers eux, curieux.

“De quoi vous parlez ? Afia Kpodonu, la guérisseuse d’Atakpamé ? Ma femme est allée la voir l’année dernière pour ses problèmes de dos. Miracle total !”

“Ce n’est pas qu’une guérisseuse,” murmura la vieille dame. “C’est une gardienne. Et il y a des choses à Atakpamé qu’il vaut mieux laisser dormir.”

Un frisson parcourut Koffi malgré la chaleur étouffante du taxi. Le chauffeur, qui avait écouté l’échange, croisa son regard dans le rétroviseur.

“Tu vas pas à la Maison Woegan, j’espère ?” dit-il avec un rire nerveux. “Parce que si c’est le cas, je te dépose au village, mais je vais pas plus loin.”

“Qu’est-ce que vous savez de cette maison ?” demanda Koffi.

Le chauffeur échangea un regard avec la vieille dame avant de répondre.

“Mon grand-père m’a raconté des histoires. Cette maison, elle a été construite par un Blanc allemand au début du siècle. Un fou qui voulait percer les secrets de nos traditions. Il a fait des choses… des choses qui ont réveillé des forces qu’il ne pouvait pas contrôler.”

“Des histoires de vieux,” grommela le marchand de tissus, mais sa voix manquait de conviction.

“Trois personnes ont disparu ce mois-ci,” continua le chauffeur. “Toutes parties vers cette maison. Et tu sais quoi ? Les gendarmes refusent d’aller enquêter. Ils disent que c’est pas de leur ressort.”

La vieille dame sourit tristement.

“Les gendarmes savent que leurs balles ne servent à rien contre certaines choses.”

Le reste du voyage se déroula dans un silence pesant. Koffi regardait défiler le paysage par la fenêtre crasseuse. Les palmiers de Lomé avaient cédé la place aux collines verdoyantes de l’intérieur du pays. Plus ils s’éloignaient de la capitale, plus il avait l’impression de remonter dans le temps. Les villages qu’ils traversaient semblaient figés dans une époque où les traditions ancestrales n’avaient pas encore été diluées par la modernité.

Vers midi, ils s’arrêtèrent dans un village pour que le chauffeur puisse faire le plein et que les passagers puissent se dégourdir les jambes. Koffi acheta une bouteille d’eau fraîche et quelques bananes à une vendeuse qui l’observa avec la même curiosité troublante que la vieille dame du taxi.

“Tu es le petit-fils d’Afia,” dit-elle aussi, comme si c’était écrit sur son front.

“Ça se voit tant que ça ?”

“Tu as l’aura de famille. Ceux qui portent le don ont une lumière différente autour d’eux.” Elle emballa soigneusement ses bananes dans une feuille. “Fais attention à toi, mon petit. Il y a des choses qui bougent dans les collines d’Atakpamé. Des choses qui n’aiment pas qu’on les dérange.”

Quand ils repartirent, Koffi remarqua que la vieille dame avait disparu. Le chauffeur haussa les épaules quand il lui demanda où elle était passée.

“Elle était pas là au départ non plus. Ces vieilles femmes, elles apparaissent et disparaissent comme elles veulent. Peut-être qu’elle était même pas réelle.”

L’idée fit frissonner Koffi. Il repensa aux rêves étranges qui l’avaient hanté ces dernières semaines. Et si sa grand-mère avait raison ? Et si ce qu’il avait toujours pris pour de la superstition était en réalité quelque chose de beaucoup plus complexe ?

Le soleil commençait à décliner quand ils atteignirent enfin les abords d’Atakpamé. La route serpentait maintenant entre des collines couvertes d’une végétation luxuriante. Au loin, Koffi aperçut les premières maisons du village, leurs toits de tôle scintillant dans la lumière dorée de fin d’après-midi.

“C’est là que je te dépose,” annonça le chauffeur en s’arrêtant à l’entrée du village. “Ta grand-mère habite près du marché, tout le monde la connaît.”

Koffi récupéra son sac et paya sa part du voyage. Alors qu’il s’éloignait du taxi, le chauffeur le rappela.

“Hé, mon frère ! Un conseil : évite de sortir la nuit. Et si tu vois des lumières dans la direction de la maison… ne les suis pas.”

Le taxi repartit dans un nuage de poussière rouge, laissant Koffi seul à l’entrée d’Atakpamé. Le village s’étendait devant lui, paisible en apparence, mais il y avait quelque chose dans l’air. Une tension, comme l’électricité avant l’orage.

Il ajusta son sac sur son épaule et se dirigea vers le cœur du village, conscient des regards qui le suivaient depuis les fenêtres et les portes entrebâillées. Quelque part au loin, il entendait le son lointain des tambours, et sa grand-mère qui l’attendait avec des réponses qu’il n’était pas sûr de vouloir entendre.