Chapitre 3 : Les Yeux qui Voient

Le marché d’Atakpamé grouillait de vie malgré l’heure tardive. Des femmes en boubou coloré vendaient leurs derniers légumes, des enfants couraient entre les étals en poussant des cerceaux de vélo, et l’air était saturé d’odeurs mélangées : huile de palme, poisson séché, encens et cette poussière rouge caractéristique des terres d’Atakpamé.

Koffi n’eut pas de mal à trouver la maison de sa grand-mère. Comme l’avait dit le chauffeur, tout le monde la connaissait. Un simple “Afia Kpodonu ?” suffisait pour qu’on lui indique la direction d’un geste respectueux.

La maison était modeste, construite en parpaings et coiffée d’un toit de tôle ondulée. Mais ce qui la distinguait des autres habitations du quartier, c’étaient les symboles peints sur les murs : des vèvès vaudou tracés à la chaux blanche, des spirales et des croix qui semblaient pulser doucement dans la lumière déclinante du soleil.

Avant même qu’il ait pu frapper, la porte s’ouvrit.

“Tu as mis du temps,” dit Mama Afia en le serrant dans ses bras.

Elle était plus frêle que dans ses souvenirs, ses cheveux maintenant complètement blancs, mais ses yeux brillaient toujours de cette intelligence aiguë qui l’avait toujours fasciné et effrayé à la fois.

“J’ai pris le premier taxi de la matinée, Mama.”

“Je ne parle pas du voyage.” Elle l’invita à entrer d’un geste. “Je parle de ta décision d’accepter qui tu es vraiment.”

L’intérieur de la maison était à l’image de sa grand-mère : simple mais chargé de sens. Les murs étaient couverts de masques traditionnels, de colliers de cauris, et dans un coin, un petit autel dédié aux ancêtres où brûlaient des bâtons d’encens. Mais ce qui attira immédiatement l’attention de Koffi, ce fut le miroir.

Il était accroché au mur du fond, encadré de plumes et de perles. Un simple miroir ovale qui ne payait pas de mine, mais quelque chose en lui faisait frissonner Koffi. Comme s’il était vivant.

“Tu le sens,” observa Mama Afia en suivant son regard. “C’est bon signe. Tes capacités s’éveillent.”

“Mama, je t’en prie. Tu sais bien que je ne crois pas à tout ça.”

“Alors explique-moi comment tu as su que j’allais mal avant que je t’appelle.”

Koffi s’arrêta net. Elle avait raison. Depuis une semaine, il avait eu des pressentiments étranges concernant sa grand-mère. Des rêves où elle lui parlait, l’air inquiet, lui demandant de venir la voir. Il avait mis ça sur le compte de la culpabilité – cela faisait des mois qu’il n’était pas venu lui rendre visite.

“C’est de la coïncidence.”

“Et les rêves ? Ceux où tu vois une femme en robe blanche qui pleure ? Ceux où tu entends des voix qui t’appellent en ewé ancien ?”

Le sang de Koffi se glaça. Comment pouvait-elle connaître ses rêves avec tant de précision ?

Mama Afia s’approcha de lui et posa ses mains ridées sur ses joues.

“Mon petit-fils, tu es le dernier de notre lignée à porter le don. Le troisième œil de la famille Kpodonu. Tu peux voir au-delà du voile qui sépare notre monde de l’autre. C’est pour ça que la Maison Woegan t’appelle.”

“La maison ne m’appelle pas, Mama. C’est toi qui me demandes d’aller là-bas.”

“Non.” Sa voix se fit grave. “Elle t’appelle depuis des semaines. Ces rêves, ces visions, c’est elle qui les envoie. Elle a besoin de quelqu’un de notre famille pour résoudre ce qui s’est passé là-bas il y a plus d’un siècle.”

Koffi se dégagea doucement et s’assit sur le petit canapé de sa grand-mère. Sa tête tournait. Tout ce qu’elle disait résonnait en lui d’une manière qu’il ne pouvait pas expliquer, mais sa part rationnelle se rebellait.

“Parle-moi de cette maison. La vraie histoire, pas les légendes.”

Mama Afia versa du thé dans deux tasses et s’installa en face de lui.

“La Maison Woegan a été construite en 1908 par Heinrich Muller, un colon allemand. Officiellement, il était médecin et chercheur. En réalité, il était obsédé par nos traditions spirituelles. Il voulait percer les secrets du vaudou, comprendre comment nous communiquons avec les esprits.”

“Et alors ?”

“Alors il a commencé à enlever des gens. Des prêtres, des prêtresses, des enfants qui montraient des signes de don spirituel. Il les emmenait dans sa maison et… il expérimentait sur eux.”

Koffi sentit son estomac se nouer.

“Il les torturait pour qu’ils révèlent leurs secrets. Il pensait pouvoir s’approprier nos pouvoirs par la force. Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’est que le vaudou n’est pas juste une technique. C’est une relation sacrée avec les esprits, basée sur le respect et l’équilibre.”

“Qu’est-ce qui s’est passé ?”

“Ses expériences ont brisé cet équilibre. Il a ouvert des portes qu’il n’aurait jamais dû ouvrir, réveillé des forces qu’il ne pouvait pas contrôler. Les esprits qu’il a torturés sont restés prisonniers dans sa maison, corrompus par la haine et la souffrance.”

Mama Afia but une gorgée de thé avant de continuer.

“En 1912, Heinrich Muller a disparu. Sa maison est restée vide, mais elle n’était pas abandonnée. Elle était habitée par quelque chose de bien pire que des fantômes.”

“Et notre famille ? Quel est notre lien avec tout ça ?”

Le visage de sa grand-mère s’assombrit.

“Ton arrière-arrière-grand-père, Kodjovi Kpodonu, était un puissant prêtre vaudou. Heinrich l’a enlevé en 1911. Il a été le dernier à entrer vivant dans cette maison… et le premier à en ressortir transformé.”

“Transformé comment ?”

“Il était devenu un pont entre les deux mondes. Une partie de son âme était restée prisonnière dans la maison, liée aux autres victimes. C’est pour ça que notre famille porte ce don, Koffi. Nous sommes les gardiens de cette tragédie, les seuls à pouvoir la résoudre.”

Koffi posa sa tasse, ses mains tremblant légèrement.

“Et tu crois que je peux faire quoi exactement ? Je ne suis qu’un journaliste qui ne sait même pas allumer correctement une bougie aux ancêtres.”

“Tu peux apprendre. Et surtout, tu peux voir. Regarde.”

Mama Afia se leva et se dirigea vers le miroir accroché au mur. Elle passa sa main devant la surface réfléchissante en murmurant quelques mots en ewé ancien.

Le reflet changea.

Au lieu de voir l’intérieur de la maison, Koffi vit une forêt dense, baignée d’une lumière bleutée. Et au centre de cette forêt, une grande maison coloniale aux murs blancs, avec des volets verts et une véranda qui courait tout autour du premier étage.

La Maison Woegan.

Mais ce n’était pas ça le plus troublant. Ce qui glaça le sang de Koffi, c’est qu’il voyait des silhouettes bouger derrière les fenêtres. Des ombres qui semblaient l’observer à travers le miroir.

“Tu la vois,” murmura Mama Afia avec satisfaction. “Tu vois la maison telle qu’elle est vraiment. Pas abandonnée, mais habitée par ceux qui ne peuvent pas partir.”

“Comment… comment c’est possible ?”

“Parce que tu es un Kpodonu. Et maintenant que ton don s’éveille, elle sait que tu peux l’aider.”

Dans le miroir, une des silhouettes s’approcha d’une fenêtre. Koffi distingua le visage d’une jeune femme aux yeux tristes, vêtue d’une robe blanche tachée de ce qui ressemblait à du sang.

“Qui est-ce ?” chuchota-t-il.

“Élise Woegan. La dernière propriétaire de la maison. Elle est morte en 1960, mais son esprit est resté prisonnier là-bas avec les autres.”

La femme dans le miroir leva la main, comme si elle voulait toucher la surface de verre qui les séparait. Ses lèvres bougèrent, formant des mots que Koffi ne pouvait pas entendre mais qu’il comprenait parfaitement :

“Aide-nous.”

Le miroir redevint normal, ne réfléchissant plus que l’intérieur paisible de la maison de sa grand-mère. Mais l’image d’Élise Woegan était gravée dans l’esprit de Koffi, ainsi que son appel au secours silencieux.

“La journaliste qui a disparu,” dit-il d’une voix rauque. “Elle est là-dedans maintenant ?”

Mama Afia hocha tristement la tête.

“Avec tous les autres. Et si nous n’agissons pas bientôt, elle ne pourra plus jamais en sortir.”

Dehors, la nuit était tombée, et quelque part dans les collines d’Atakpamé, la Maison Woegan attendait.