L’aube se levait sur Atakpamé dans un concert de coqs et de prières matinales quand Koffi émergea d’un sommeil agité. Il avait passé la nuit sur le petit matelas que sa grand-mère avait installé dans le salon, mais le repos lui avait échappé. Chaque fois qu’il fermait les yeux, il revoyait le visage d’Élise Woegan dans le miroir, sa main tendue vers lui à travers l’impossible.
“Tu as mal dormi,” observa Mama Afia en lui tendant une tasse de café local, fort et sucré. “Les rêves t’ont visité.”
“Comment tu fais ça ?” demanda Koffi en s’étirant. “Comment tu sais toujours ce qui se passe dans ma tête ?”
“Parce que j’ai vécu la même chose à ton âge. Le don s’éveille toujours de la même manière dans notre famille.” Elle s’assit en face de lui, ses yeux anciens brillant d’une sagesse accumulée au fil des décennies. “Dis-moi ce que tu as vu.”
Koffi hésita, puis décrivit ses rêves : la maison vue de l’intérieur, des couloirs qui s’étendaient à l’infini, des voix qui l’appelaient en ewé ancien, et surtout, cette sensation d’être observé par des yeux invisibles.
“Et la femme en blanc ?” demanda Mama Afia.
“Elle était là aussi. Mais cette fois, elle ne pleurait pas. Elle… elle me montrait quelque chose. Une clé. Une vieille clé en fer forgé.”
Mama Afia se leva brusquement et se dirigea vers un coffre en bois sculpté posé dans un coin de la pièce. Elle l’ouvrit avec révérence et en sortit un objet enveloppé dans un tissu blanc.
“Cette clé ?” demanda-t-elle en déroulant le tissu.
Koffi sentit son sang se glacer. C’était exactement la même clé que dans son rêve : ancienne, en fer forgé, avec des motifs qui ressemblaient à des vèvès vaudou gravés dans le métal.
“Comment… comment c’est possible ?”
“Cette clé appartenait à ton arrière-arrière-grand-père, Kodjovi Kpodonu. C’est la seule chose qu’il ait rapportée de la Maison Woegan quand il en est ressorti… transformé.”
Mama Afia manipula la clé avec précaution, comme si elle était brûlante.
“Elle ouvre une porte dans la maison. Mais pas une porte ordinaire. Une porte vers le monde des esprits prisonniers.”
“Tu veux dire que mes rêves… ils ne viennent pas de moi ?”
“Non, mon petit-fils. Ils viennent d’elle. D’Élise Woegan. Elle essaie de te guider, de te montrer ce qu’il faut faire pour la libérer, elle et tous les autres.”
Koffi posa sa tasse, ses mains tremblant légèrement.
“Mama, raconte-moi l’histoire complète. Depuis le début. Je ne peux plus continuer à ignorer tout ça.”
Mama Afia retourna s’asseoir, la clé posée entre eux comme un pont vers le passé.
“Tout a commencé en 1780, bien avant l’arrivée des Allemands. À cette époque, ton ancêtre Kodjovi était un puissant prêtre et guérisseur. Il vivait dans la forêt sacrée d’Atakpamé, près d’une source que les esprits avaient bénie.”
Elle versa encore du café, ses yeux perdus dans les souvenirs transmis de génération en génération.
“Un jour, des chasseurs d’esclaves sont venus. Ils ont attaqué son village, capturé sa famille. Kodjovi a invoqué les loas pour les sauver, mais quelque chose a mal tourné. Dans sa colère et son désespoir, il a ouvert un portail vers des forces qu’il n’aurait jamais dû toucher.”
“Quel genre de forces ?”
“Des esprits corrompus. Des loas qui avaient été blessés par la souffrance humaine, transformés par la rage et la vengeance. Ils ont sauvé sa famille, oui, mais au prix d’une malédiction terrible. La terre elle-même est devenue maudite, et cette malédiction s’est transmise de génération en génération.”
Koffi commençait à comprendre.
“Et quand Heinrich Muller a construit sa maison sur cette terre…”
“Il a réveillé la malédiction endormie. Ses expériences, ses tortures, sa profanation des traditions sacrées ont nourri les esprits corrompus, leur ont donné plus de pouvoir.” Mama Afia soupira profondément. “La Maison Woegan est devenue un vortex, un point de passage entre notre monde et le leur.”
“Mais pourquoi notre famille ? Pourquoi nous devons porter ce fardeau ?”
“Parce que nous sommes responsables de la malédiction originelle. Et parce que nous sommes les seuls à pouvoir la réparer.” Elle prit la clé et la tendit vers Koffi. “Cette clé n’ouvre pas seulement une porte dans la maison. Elle peut ouvrir ou fermer définitivement le portail entre les mondes.”
Koffi recula instinctivement.
“Je ne peux pas, Mama. Je ne sais rien faire. Je n’ai jamais pratiqué le vaudou, je ne connais pas les rituels…”
“Tu peux apprendre. Et tu n’es pas seul.” Elle se leva et se dirigea vers l’autel des ancêtres. “Il y a d’autres personnes dans le village qui peuvent t’aider. Des descendants d’autres victimes d’Heinrich, des familles qui ont leurs propres raisons de vouloir que cette histoire se termine.”
“Comme qui ?”
“Kokou Mensah, le forgeron. Son grand-père était prisonnier dans la maison avec ton ancêtre. Ama Djossou, la sage-femme. Sa grand-mère était une des prêtresses torturées par Heinrich. Et puis il y a…”
Elle hésita.
“Il y a qui, Mama ?”
“Il y a Tante Adjoa. Ma sœur cadette. Elle vit dans la montagne, près de la forêt sacrée. Elle connaît des rituels que même moi j’ai oubliés. Mais…”
“Mais quoi ?”
“Nous nous sommes disputées il y a longtemps. À cause de cette histoire, justement. Elle pense qu’il faut laisser les morts enterrer les morts, que remuer le passé ne peut qu’apporter plus de malheur.”
Koffi réfléchit. Chaque réponse de sa grand-mère soulevait de nouvelles questions, et le poids de la responsabilité qui pesait sur ses épaules devenait de plus en plus lourd.
“Les trois personnes qui ont disparu ce mois-ci… elles sont vraiment dans la maison ?”
“Leurs corps, peut-être. Mais leurs âmes…” Mama Afia toucha les cauris autour de son cou. “Leurs âmes nourrissent maintenant les esprits corrompus. Plus il y a de victimes, plus la malédiction devient forte.”
“Et si on ne fait rien ?”
“La maison va grandir. Sa influence va s’étendre au-delà d’Atakpamé. D’abord dans la région, puis dans tout le pays. Elle va attirer de plus en plus d’âmes, créer de plus en plus de souffrance, jusqu’à devenir un véritable enfer sur terre.”
Le silence tomba entre eux, lourd de toutes les implications de cette révélation. Dehors, la vie normale du village continuait : les enfants qui partaient à l’école, les femmes qui se rendaient au marché, les hommes qui partaient aux champs. Tous ignorant qu’une malédiction vieille de plus de deux siècles menaçait leur existence même.
“La journaliste,” dit soudain Koffi. “Celle qui a disparu hier. Comment elle s’appelait ?”
“Adja Kponté. Une jeune femme de Lomé, comme toi. Elle écrivait un article sur les traditions mystiques du Togo.” Mama Afia baissa les yeux. “Elle était si enthousiaste, si curieuse. Elle m’a rappelé ta mère au même âge.”
“Ma mère ?”
“Ta mère aussi avait le don, Koffi. Elle l’avait même plus développé que toi. Mais elle a choisi de fuir vers Lomé, de se construire une vie moderne loin de tout ça. Elle pensait pouvoir échapper à notre héritage.”
“Et l’accident de voiture qui l’a tuée avec papa…”
“N’était peut-être pas un accident.” Mama Afia le regarda droit dans les yeux. “La malédiction poursuit ceux qui essaient de fuir leurs responsabilités.”
Cette révélation frappa Koffi comme un coup de poing. Ses parents, morts quand il avait douze ans dans ce qui avait semblé être un banal accident de la route…
“Tu me dis ça maintenant ?”
“Je te dis ça parce que tu es prêt à l’entendre. Et parce qu’il n’y a plus de temps pour les demi-vérités.” Mama Afia se leva et prit ses mains dans les siennes. “Adja Kponté a encore quelques jours avant que son âme soit complètement corrompue. Si nous agissons maintenant, nous pouvons peut-être encore la sauver.”
“Nous ?”
“Toi, principalement. Tu es le seul à pouvoir entrer dans la maison et en ressortir vivant. Mais tu n’iras pas seul. Je vais préparer les protections nécessaires, rassembler les alliés, et te former aux bases des rituels de protection.”
Koffi regarda la clé posée sur la table. Elle semblait pulser doucement, comme si elle avait sa propre vie.
“Et si j’échoue ?”
“Alors nous mourrons tous. Toi, moi, tout le village, et finalement tout le pays.” Mama Afia sourit tristement. “Mais tu n’échoueras pas. Les ancêtres veillent sur toi, et Élise Woegan te guide depuis des semaines déjà.”
“Comment tu peux en être si sûre ?”
“Parce que si elle ne te faisait pas confiance, elle ne t’aurait jamais montré la clé dans tes rêves.”
Dehors, les cloches de l’église catholique se mirent à sonner, rejointes par le son lointain des tambours du temple vaudou. Deux mondes spirituels qui coexistaient tant bien que mal, mais qui allaient devoir s’unir face à une menace qui les dépassait tous.
“Quand commence ma formation ?” demanda Koffi.
“Maintenant,” répondit Mama Afia en se dirigeant vers l’autel des ancêtres. “Les morts n’attendent pas les vivants.”