La forge de Kokou Mensah résonnait du bruit rythmé du marteau sur l’enclume. L’homme était grand et musclé, la peau luisante de sueur, les bras marqués de cicatrices anciennes qui ressemblaient plus à des symboles rituels qu’à de simples accidents de travail. Quand Mama Afia et Koffi entrèrent dans l’atelier, il leva la tête et Koffi put voir dans ses yeux cette même lueur particulière qu’il avait remarquée chez sa grand-mère : celle de quelqu’un qui voit au-delà du monde visible.
“Mama Afia,” dit Kokou en posant son marteau. “J’ai senti que vous viendriez aujourd’hui. Les esprits du fer me l’ont murmuré cette nuit.”
“Mon petit-fils est prêt,” répondit simplement Mama Afia.
Kokou étudia Koffi avec attention, ses yeux sombres semblant percer jusqu’à son âme.
“Il a l’aura, c’est sûr. Mais il a peur. La peur est dangereuse là où nous devons aller.”
“J’ai le droit d’avoir peur,” protesta Koffi. “Hier encore, je ne croyais pas aux fantômes.”
“Les fantômes, c’est pour les enfants,” grommela Kokou en retournant à son travail. “Ce qui vit dans la Maison Woegan, c’est bien pire que des fantômes. Ce sont des âmes corrompues, des esprits de vengeance qui se nourrissent de la souffrance des vivants.”
Il plongea une lame rougie dans un bac d’eau, et la vapeur qui s’éleva forma des formes étranges, presque des visages.
“Mon grand-père était dans cette maison en même temps que le vôtre. Kwame Mensah, forgeron comme moi. Heinrich Muller l’avait fait enlever parce qu’il savait travailler le fer sacré, celui qui peut blesser les esprits malveillants.”
Kokou souleva la lame refroidie et la tint vers la lumière. C’était une machette, mais différente de celles qu’on trouvait au marché. Des symboles étaient gravés dans le métal, et elle semblait vibrer d’une énergie propre.
“Qu’est-ce que Muller lui a fait ?” demanda Koffi, bien qu’il redoutât la réponse.
“Il l’a forcé à forger des objets maudits. Des lames pour ses rituels, des chaînes pour ligoter les esprits, des miroirs encadrés de fer pour emprisonner les âmes.” Le visage de Kokou s’assombrit. “Mon grand-père a obéi, parce qu’il pensait pouvoir saboter les objets de l’intérieur, les rendre inefficaces. Mais Muller était plus malin qu’il ne le pensait.”
“Il s’est servi de lui.”
“Pire que ça. Il a transformé mon grand-père en conduit. Chaque objet forgé sous la contrainte portait une partie de son âme, une partie de sa souffrance. Et cette souffrance a nourri la malédiction.”
Kokou tendit la machette à Koffi, qui hésita avant de la prendre. Dès que ses doigts touchèrent le manche, il sentit une chaleur remonter le long de son bras, et pendant un instant, il eut la vision d’un vieil homme noir qui pleurait tout en forgeant, ses larmes grésillant au contact du métal chauffé.
“Tu l’as vu,” observa Kokou avec satisfaction. “C’est bon signe. Cette lame a été forgée avec mon sang et celui de mon grand-père. Elle peut couper les liens spirituels, trancher les chaînes qui retiennent les âmes prisonnières.”
“Et en échange, qu’est-ce que tu veux ?” demanda Koffi, comprenant qu’il y avait toujours un prix à payer dans ce monde de magie et de mystères.
“La libération de mon grand-père. Son âme est encore liée à tous les objets qu’il a forgés pour Muller. Tant qu’ils existent, il ne peut pas rejoindre les ancêtres.”
Mama Afia hocha la tête.
“C’est juste. Kwame Mensah mérite le repos.”
“Où sont ces objets ?” demanda Koffi.
“Dans la maison. Dans ce que Muller appelait son ‘laboratoire spirituel’. Une salle au sous-sol où il pratiquait ses expériences les plus horribles.” Kokou cracha par terre. “Il faudra les détruire tous, sans exception. Sinon, la malédiction se reformera ailleurs.”
Ils quittèrent la forge avec la machette enveloppée dans un tissu blanc, et se dirigèrent vers l’autre bout du village où vivait Ama Djossou. La sage-femme habitait une petite maison entourée d’un jardin de plantes médicinales. Avant même qu’ils aient frappé, la porte s’ouvrit sur une femme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux tressés ornés de cauris et aux poignets chargés de bracelets d’argent.
“Je vous attendais,” dit-elle simplement. “Entrez, mais essuyez vos pieds. Il ne faut pas apporter la poussière du monde extérieur dans mon sanctuaire.”
L’intérieur de sa maison était un véritable herbarium. Des plantes séchées pendaient du plafond, des pots d’onguents s’alignaient sur les étagères, et l’air était saturé d’odeurs complexes : menthe, eucalyptus, quelque chose de plus exotique qui piquait légèrement les narines.
“Ma grand-mère était Adjavi Djossou,” commença Ama sans préambule. “Une grande prêtresse, spécialisée dans les rituels de guérison et de purification. Muller l’avait fait enlever parce qu’elle savait comment soigner les blessures de l’âme.”
Elle se dirigea vers un autel dédié aux ancêtres, plus élaboré que celui de Mama Afia. Au centre trônait le portrait d’une vieille femme au regard perçant, entourée de masques et de statuettes.
“Il l’a forcée à inverser ses connaissances. Au lieu de guérir, elle devait apprendre à corrompre. Au lieu de purifier, elle devait apprendre à souiller.” Ama alluma des bâtons d’encens, et la fumée qui s’éleva sembla former des spirales hypnotiques. “Elle a résisté longtemps, mais finalement, elle a cédé. Pour sauver les autres prisonniers, elle a accepté de partager ses secrets.”
“Et Muller s’en est servi comment ?” demanda Koffi.
“Pour créer des potions qui rendent les esprits fous, des onguents qui corrompent l’âme, des fumigations qui ouvrent des portails vers les dimensions sombres.” Ama se tourna vers eux, ses yeux brillant d’une colère froide. “Ma grand-mère est morte en me transmettant les antidotes. Chaque poison spirituel créé par Muller, elle connaissait le remède.”
Elle alla chercher un coffret en bois sculpté et l’ouvrit devant eux. À l’intérieur, soigneusement rangées dans des compartiments, se trouvaient des dizaines de petites fioles contenant des liquides et des poudres de toutes les couleurs.
“Voilà mon arsenal. Des protections contre la corruption spirituelle, des remèdes pour les âmes blessées, des purificateurs pour nettoyer les lieux souillés.” Elle prit une fiole remplie d’un liquide argenté qui semblait bouger de lui-même. “Et ça, c’est le plus important. L’eau de la source sacrée d’Atakpamé, bénie par sept générations de prêtres. Elle peut dissoudre n’importe quelle malédiction… si elle est utilisée correctement.”
“Comment ?” demanda Koffi.
“Il faut l’asperger sur la source même de la malédiction, tout en récitant les incantations de purification.” Ama referma le coffret. “Mais attention, jeune homme. Si tu te trompes dans les mots, si tu prononces mal une seule syllabe, l’eau se transformera en acide spirituel et détruira ton âme.”
“C’est rassurant,” marmonna Koffi.
“Ce n’est pas fait pour être rassurant, c’est fait pour être efficace,” répliqua Ama sèchement. “Ma grand-mère est morte pour créer ces remèdes. Tu ne les gaspilleras pas.”
“Et ton prix ?” demanda Mama Afia.
“Que ma grand-mère soit vengée. Muller a gardé son cœur dans un bocal, comme trophée. Il faut que ce cœur soit enterré selon nos traditions, pour qu’elle puisse enfin rejoindre les ancêtres.”
Trois familles, trois tragédies, trois quêtes de rédemption qui convergeaient vers la Maison Woegan. Koffi commençait à comprendre l’ampleur de ce qui l’attendait. Ce n’était pas seulement une maison hantée qu’il devait affronter, c’était toute l’histoire douloureuse de son peuple, concentrée en un lieu maudit.
“Il y a quelqu’un d’autre que nous devons voir,” dit Mama Afia alors qu’ils quittaient la maison d’Ama. “Quelqu’un qui connaît la maison de l’intérieur.”
“Qui ?”
“Élise Woegan elle-même.”
Koffi s’arrêta net.
“Tu veux dire qu’elle est encore vivante ?”
“Pas au sens où tu l’entends. Mais pas complètement morte non plus. Elle existe entre les deux mondes, prisonnière de la malédiction mais pas encore complètement corrompue.” Mama Afia regarda le soleil qui commençait à décliner. “Elle apparaît parfois aux abords de la maison, au coucher du soleil. Si nous nous dépêchons, nous pourrons peut-être lui parler directement.”
“C’est dangereux ?” demanda Koffi, bien qu’il connaisse déjà la réponse.
“Tout est dangereux maintenant,” répondit Kokou en ajustant la machette dans son dos. “Mais c’est le seul moyen d’avoir des réponses directes.”
“Et si c’est un piège ? Si les esprits corrompus utilisent son apparence pour nous attirer ?”
“Alors nous mourrons en essayant de sauver des innocents,” dit Ama simplement. “C’est mieux que de mourir en fuyant nos responsabilités.”
Ils se mirent en route vers la périphérie du village, là où commençait la forêt qui entourait la Maison Woegan. À mesure qu’ils s’éloignaient des habitations, l’atmosphère devenait plus lourde, plus oppressante. Les oiseaux se taisaient, les insectes disparaissaient, et même le vent semblait hésiter à souffler dans ces parages.
“Nous y sommes,” murmura Mama Afia en s’arrêtant à la lisière de la forêt.
Devant eux s’étendait un sentier à peine visible, envahi par la végétation. Mais Koffi pouvait sentir quelque chose au bout de ce sentier, une présence qui l’appelait et le repoussait à la fois.
“Elle vient,” dit Ama en touchant ses amulettes.
Une brume fine commença à s’élever du sol, bien qu’il ne fît pas particulièrement humide. Et dans cette brume, une silhouette se matérialisa lentement.
Élise Woegan.
Elle était encore plus belle et plus tragique qu’dans les visions de Koffi. Grande et élancée, vêtue d’une robe blanche d’époque qui semblait flotter autour d’elle. Ses cheveux châtains étaient relevés en un chignon complexe, et son visage aurait été parfait sans cette expression de tristesse infinie qui marquait ses traits.
Mais ce qui frappa le plus Koffi, ce furent ses yeux. Ils changeaient constamment de couleur : bleu clair, puis brun, puis vert, puis noir. Comme si différentes personnes regardaient à travers eux.
“Tu es venu,” dit-elle d’une voix qui semblait venir de très loin. “Enfin, tu es venu.”
“Élise ?” demanda Koffi, sa voix tremblant légèrement.
“Oui et non. Je suis Élise, mais je suis aussi toutes les autres. Toutes les victimes de cette maison, tous les esprits prisonniers. Nous parlons à travers moi parce que mon âme était la plus forte, la plus résistante à la corruption.”
“Pouvez-vous nous aider ? Pouvez-vous nous dire comment briser la malédiction ?”
Élise s’approcha, et Koffi remarqua qu’elle ne touchait pas vraiment le sol. Ses pieds effleuraient l’herbe sans la courber.
“Je peux vous guider, mais le chemin sera terrible. Muller a laissé des pièges partout dans la maison. Des illusions, des esprits gardiens, des salles qui changent de forme selon vos peurs les plus profondes.”
“Nous sommes prêts,” dit Kokou en posant la main sur sa machette.
“Non, vous n’êtes pas prêts. Personne ne peut être prêt pour ce qui vous attend.” Élise regarda directement Koffi. “Mais vous êtes les seuls à pouvoir essayer. Votre lignée porte la clé, littéralement et figurativement.”
“Cette clé,” dit Koffi en la sortant de sa poche. “Qu’est-ce qu’elle ouvre exactement ?”
“La chambre du cœur. L’endroit où Muller gardait ses trophées les plus précieux. C’est là que se trouve la source de la malédiction, et c’est là qu’elle doit être brisée.”
La forme d’Élise commença à vaciller, devenant translucide.
“Mon temps est limité. Écoutez-moi bien : la maison vous montrera des mensonges mélangés à des vérités. Ne croyez que ce que votre cœur vous dit. Et surtout…” Elle regarda intensément Koffi. “N’oubliez jamais que vous ne venez pas seulement pour nous sauver. Vous venez pour vous sauver vous-même. La malédiction vous poursuit depuis votre naissance. Si vous échouez, vous deviendrez comme nous : prisonnier entre les mondes, nourri par la souffrance des autres.”
“Comment savez-vous ça ?”
“Parce que je vois l’avenir autant que le passé. Et dans tous les avenirs possibles où vous échouez, je vous vois devenir le nouveau gardien de cette prison d’âmes.”
Sur ces mots terrifiants, Élise Woegan disparut, ne laissant derrière elle qu’une odeur de roses fanées et l’écho de sa voix : “Demain, au coucher du soleil. C’est le seul moment où les défenses de la maison sont les plus faibles.”
Le petit groupe resta silencieux un long moment, digérant les implications de cette rencontre. Puis Mama Afia soupira profondément.
“Retournons au village. Nous avons une longue nuit de préparation devant nous.”
Alors qu’ils rebroussaient chemin, Koffi ne put s’empêcher de jeter un regard en arrière. Dans la pénombre de la forêt, il lui sembla voir d’autres silhouettes qui les observaient. Des dizaines, peut-être des centaines d’âmes prisonnières qui attendaient leur libération.
Ou leur vengeance.