Chapitre 6 : Préparatifs dans l’Ombre

La nuit tombait sur le village d’Atakpamé, mais dans la cour de Mama Afia, l’activité battait son plein. À la lueur des torches et des bougies, les quatre compagnons préparaient leur assaut contre la Maison Woegan avec le sérieux d’une campagne militaire.

Mama Afia avait transformé sa cour en laboratoire spirituel temporaire. Sur une natte étalée au sol, elle disposait méticuleusement tous les objets nécessaires au rituel : cauris sacrés, poudres colorées, statuettes d’ancêtres, amulettes de protection. Chaque objet avait sa place précise, formant un mandala complexe qui semblait vibrer d’énergie mystique.

“Approche-toi, Koffi,” dit-elle en lui tendant un petit sac en tissu rouge. “Porte ça autour du cou, sous ta chemise. C’est de la terre de la tombe de ton grand-père, mélangée à des herbes de protection. Tant que tu l’auras sur toi, les esprits mineurs ne pourront pas te posséder.”

Koffi passa le cordon autour de son cou et sentit immédiatement une chaleur réconfortante se répandre dans sa poitrine. Pour la première fois depuis son arrivée au village, il se sentait un peu moins vulnérable.

Kokou, pendant ce temps, affûtait sa machette sacrée sur une pierre particulière, noire et lisse comme du verre. Chaque passage de la lame sur la pierre produisait des étincelles qui ressemblaient à des lucioles miniatures.

“Cette pierre vient du mont Agou,” expliqua-t-il. “Elle a été bénie par les premiers forgerons ewé. Une lame aiguisée sur cette pierre peut couper les liens spirituels aussi facilement que la chair.”

“Et si on rencontre des esprits qu’on ne peut pas combattre ?” demanda Koffi.

“Alors on fuit,” répondit Kokou pragmatiquement. “Le courage, c’est savoir quand se battre et quand courir. Mon grand-père l’a appris trop tard.”

Ama Djossou était assise un peu à l’écart, préparant ses potions dans un mortier en pierre. Elle broyait des herbes avec une précision chirurgicale, mesurant chaque ingrédient avec une balance de bronze antique.

“Qu’est-ce que tu prépares exactement ?” demanda Koffi, fasciné par la concentration de la sage-femme.

“Trois types de protection,” répondit Ama sans lever les yeux. “D’abord, une pommade pour vos tempes. Elle vous protégera des illusions les plus simples. Ensuite, une poudre à jeter au sol en cas d’attaque spirituelle directe. Et enfin…”

Elle souleva une petite fiole remplie d’un liquide doré qui semblait contenir des paillettes en mouvement.

“L’essence de clarté. Trois gouttes sur la langue, et vous verrez la réalité derrière les mensonges pendant exactement treize minutes. Mais attention : une seule dose par personne. La deuxième vous rendrait fou.”

“Pourquoi treize minutes ?” demanda Koffi.

“Parce que c’est le temps qu’il faut à l’âme pour s’adapter à la vérité pure. Au-delà, elle se brise.”

Mama Afia leva la tête de ses préparations.

“Il y a autre chose que vous devez savoir. Cette maison… elle ne se contente pas de vous montrer vos peurs. Elle vous montre des versions alternatives de votre vie, des chemins que vous auriez pu prendre. C’est comme ça qu’elle vous désoriente, qu’elle vous fait perdre de vue votre véritable objectif.”

“Tu veux dire qu’elle va nous montrer… quoi exactement ?”

“Elle va te montrer la vie que tu aurais eue si tes parents n’étaient pas morts. La carrière que tu aurais eue si tu étais resté à l’étranger. La femme que tu aurais épousée si tu n’avais pas peur de l’engagement.” Mama Afia le regarda intensément. “Et tout cela sera si tentant, si réel, que tu voudras y rester. C’est comme ça que la maison capture ses victimes.”

Koffi sentit un frisson lui parcourir l’échine.

“Comment on résiste à ça ?”

“En se rappelant constamment qui on est et pourquoi on est là. En gardant un ancrage dans la réalité.” Mama Afia toucha le gri-gri qu’elle portait au cou. “C’est pour ça que nous portons tous ces objets. Ils nous rappellent notre vraie nature.”

Kokou finit d’affûter sa machette et la testa sur une branche morte. La lame la trancha si facilement qu’il n’y eut aucun bruit, juste deux morceaux de bois qui tombèrent de part et d’autre.

“Nous devons aussi parler tactique,” dit-il. “Cette maison a trois étages plus un sous-sol. D’après ce que m’a raconté mon grand-père, Muller avait organisé chaque niveau selon une fonction précise.”

Il dessina un plan approximatif dans la terre avec un bâton.

“Rez-de-chaussée : les salons, la bibliothèque, la salle à manger. C’est là qu’il recevait ses invités et menait ses affaires officielles. Premier étage : les chambres, les bureaux privés. Deuxième étage : ses laboratoires d’alchimie et ses salles d’expérimentation. Sous-sol : le sanctuaire noir, là où il pratiquait ses rituels les plus sombres.”

“Et la chambre du cœur ?” demanda Koffi.

“Au sous-sol, tout au fond. Mais pour y accéder, il faut traverser tous les autres niveaux. La maison ne laisse personne accéder directement à ses secrets les plus profonds.”

“Comme un jeu vidéo,” marmonna Koffi.

“Quoi ?”

“Rien, une comparaison moderne. Continue.”

Ama leva la tête de ses préparations.

“Il y a autre chose. Chaque niveau de la maison correspond à un type différent d’esprits. Au rez-de-chaussée, vous rencontrerez les âmes des invités de Muller, des complices qui ont participé à ses crimes. Ils ne sont pas particulièrement dangereux, mais ils essaieront de vous retarder avec leurs histoires.”

“Premier étage,” continua Kokou, “les domestiques et les ouvriers. Ils sont plus agressifs parce qu’ils ont été les premières victimes. Ils vous en voudront d’être libres alors qu’ils sont prisonniers.”

“Deuxième étage,” dit Mama Afia, “les autres occultistes, ceux que Muller a attirés puis sacrifiés pour augmenter son pouvoir. Ils sont intelligents et fourbes. Ils connaissent la magie et s’en serviront contre vous.”

“Et le sous-sol ?” demanda Koffi, bien qu’il redoutât la réponse.

“Le sous-sol, c’est Muller lui-même et ses créations les plus horribles. Les esprits qu’il a torturés jusqu’à les rendre fous, les âmes qu’il a fusionnées en abominations, les démons qu’il a invoqués et qui n’ont jamais pu repartir.”

Un silence pesant s’installa. Koffi réalisa qu’il était en train de planifier une descente aux enfers littérale.

“Il y a un moyen de s’en sortir si tout va mal ?” demanda-t-il.

“Oui,” répondit Mama Afia. “Mourir rapidement.”

“C’est censé être rassurant ?”

“C’est censé être réaliste. Si vous êtes capturés vivants, Muller vous transformera en ajouts à sa collection. Vous rejoindrez les âmes prisonnières, mais vous garderez votre conscience. Vous saurez que vous êtes morts, mais vous ne pourrez pas partir.”

Koffi déglutit difficilement.

“Bon, très bien. Et notre plan, concrètement ?”

“Nous entrons ensemble, nous restons ensemble autant que possible,” dit Kokou. “Si nous sommes séparés, nous nous retrouvons au rez-de-chaussée toutes les heures. Si l’un de nous ne revient pas au bout de deux heures, les autres continuent sans lui.”

“Joyeux,” marmonna Koffi.

“Nous ne sommes pas là pour nous amuser,” répliqua Ama sèchement. “Nous sommes là pour réparer les erreurs de nos ancêtres et libérer les innocents.”

“Et pour t’empêcher de finir comme eux,” ajouta Mama Afia en regardant Koffi. “N’oublie jamais ça. Tu n’es pas seulement un sauveur, tu es aussi une victime potentielle.”

La nuit était maintenant bien avancée, et les préparatifs touchaient à leur fin. Chacun avait ses amulettes, ses potions, ses armes. Ils avaient répété le plan plusieurs fois, mémorisé les incantations de protection, testé leurs équipements.

“Il est temps de dormir,” dit Mama Afia. “Demain sera le jour le plus important de nos vies. Nous devons être reposés.”

“Tu crois vraiment qu’on va réussir ?” demanda Koffi.

“Je crois que nous allons essayer,” répondit Mama Afia. “Et parfois, c’est suffisant.”

Mais alors qu’ils se séparaient pour aller dormir, Koffi remarqua quelque chose d’étrange. Dans le ciel nocturne, les étoiles semblaient former des configurations inhabituelles, comme si elles s’arrangeaient pour former des symboles. Et dans le lointain, du côté de la forêt, une lueur rougeâtre pulsait faiblement.

La Maison Woegan les attendait.