Le lendemain matin, Koffi se réveilla avec la sensation d’avoir mal dormi, hanté par des rêves étranges où il se voyait dans un costume colonial, tenant une cravache ensanglantée. Il se leva difficilement, le corps lourd, comme s’il avait couru toute la nuit.
Dehors, le village semblait différent. Plus silencieux, plus tendu. Les gens vaquaient à leurs occupations quotidiennes, mais ils évitaient soigneusement de regarder en direction de la forêt. Même les enfants, habituellement bruyants et insouciants, jouaient dans un silence relatif.
“Ils savent,” dit Mama Afia en rejoignant Koffi dans la cour. “Tout le village sait que c’est pour aujourd’hui. Ils ont peur, mais ils espèrent aussi.”
“Peur de quoi ?”
“Que nous échouions et que la malédiction se répande. Que nous réussissions et que les esprits libérés cherchent vengeance. Que nous disparaissions et que personne ne sache jamais ce qui s’est vraiment passé.”
Koffi regarda autour de lui. Effectivement, il remarquait maintenant des détails qui lui avaient échappé auparavant. Des gri-gris accrochés aux portes, des lignes de sel devant les maisons, des enfants qui portaient plus d’amulettes que d’habitude.
“Tout le monde se protège.”
“Quand on réveille les morts, même les vivants tremblent,” dit Mama Afia philosophiquement.
Kokou arriva peu après, portant sa machette dans un étui de cuir qu’il avait fabriqué pendant la nuit. Il avait l’air déterminé, mais Koffi pouvait voir la tension dans ses épaules.
“J’ai reçu la visite de mon grand-père cette nuit,” dit-il sans préambule. “Il m’a parlé en rêve. Il m’a montré des choses.”
“Quel genre de choses ?”
“La disposition exacte du sous-sol. L’emplacement des pièges. Et surtout…” Kokou hésita. “Il m’a montré ce que Muller lui avait fait subir. Les tortures, les humiliations, les expériences. Mon grand-père était un homme fort, mais à la fin, il suppliait Muller de le tuer.”
“Je suis désolé,” dit Koffi sincèrement.
“Ne sois pas désolé. Sois en colère. La colère, c’est ce qui nous donnera la force de faire ce qui doit être fait.”
Ama Djossou les rejoignit, portant son coffret de potions et un sac en toile rempli d’herbes séchées.
“J’ai eu des nouvelles de ma grand-mère aussi,” dit-elle. “Elle m’a prévenue : Muller a laissé des gardiens spirituels dans la maison. Des créatures qu’il a invoquées spécifiquement pour protéger ses secrets.”
“Quel genre de créatures ?”
“Des amalgames d’âmes torturées, fondues ensemble pour former des monstres. Ils n’ont plus rien d’humain, mais ils conservent la malice et la souffrance de leurs composants.” Ama frissonna. “Ma grand-mère dit qu’ils sont particulièrement attirés par la peur et la culpabilité.”
“Parfait,” marmonna Koffi. “Comme si les esprits normaux ne suffisaient pas.”
“Il faut que tu comprennes quelque chose,” dit Mama Afia en posant une main sur l’épaule de Koffi. “Ces créatures, ces esprits, ils ne sont pas vraiment nos ennemis. Ils sont les victimes de Muller, tout comme nous sommes les victimes de sa malédiction. Ils attaquent parce qu’ils souffrent, pas parce qu’ils sont mauvais.”
“Ça change quoi ?”
“Ça change tout. Si tu les approches avec compassion au lieu de peur, si tu leur montres que tu viens les libérer et non les détruire, ils pourraient t’aider.”
“Et s’ils ne le font pas ?”
“Alors tu fais ce que tu dois faire pour survivre. Mais tu essaies d’abord la compassion.”
La matinée passa lentement. Ils mangèrent peu, vérifièrent une dernière fois leur équipement, répétèrent les incantations de protection. Koffi remarqua que les autres villageois les observaient de loin, avec un mélange de respect et de crainte.
“Ils nous voient comme des héros ou comme des suicidaires ?” demanda-t-il.
“Un peu des deux,” répondit Mama Afia. “Dans notre culture, il n’y a pas beaucoup de différence entre les deux.”
L’après-midi, un étrange phénomène se produisit. Le soleil, bien qu’il fût encore haut dans le ciel, semblait moins lumineux. Les ombres étaient plus profondes, les couleurs plus ternes. Et surtout, un silence inhabituel régnait sur la forêt. Même les oiseaux avaient cessé de chanter.
“C’est elle,” dit Mama Afia en regardant vers la forêt. “La maison se prépare. Elle sait que nous venons.”
“Comment une maison peut-elle savoir quelque chose ?” demanda Koffi.
“Parce que ce n’est plus vraiment une maison. C’est devenu un organisme vivant, nourri par les âmes prisonnières. Elle pense, elle ressent, elle planifie.”
“Et elle a peur ?”
“Oh oui. Elle a très peur. Parce qu’elle sait que nous sommes ses seuls vrais ennemis. Tous les autres qui ont tenté de la défier étaient des étrangers, des curieux, des chasseurs de trésor. Nous, nous sommes de la famille. Nous avons des comptes à régler.”
En fin d’après-midi, ils firent une dernière visite au chef du village. Togbé Koffi les reçut dans sa case, entouré de ses conseillers et des anciens. L’atmosphère était solennelle, comme pour une cérémonie funéraire.
“Mes enfants,” dit le chef, “vous portez les espoirs de tout le village. Mais vous portez aussi nos craintes. Si vous échouez…”
“Nous ne pouvons pas échouer,” l’interrompit Kokou. “Nos ancêtres nous regardent. Ils nous donneront la force.”
“Alors allez-y avec nos bénédictions,” dit Togbé Koffi en se levant. “Et que les esprits de nos pères vous protègent.”
Ils quittèrent le village au coucher du soleil, comme l’avait spécifié Élise. Le ciel était d’un rouge profond, presque sanglant, et les nuages formaient des formes inquiétantes. Koffi avait l’impression de marcher vers son propre procès.
“Tu es prêt ?” demanda Mama Afia.
“Non,” répondit Koffi honnêtement. “Mais je suppose que c’est le moment ou jamais.”
“Alors allons-y,” dit Kokou en dégainant sa machette. “Il est temps de régler nos comptes avec le passé.”
Ils se dirigèrent vers la forêt, et Koffi ne put s’empêcher de jeter un dernier regard vers le village. Il avait l’horrible pressentiment que certains d’entre eux ne reviendraient jamais.