EMile : guerre vue par un enfant.

Chapitre 1 : Émile : la guerre vue par un enfant.

Je ne me souviens pas exactement du jour où la guerre a commencé.

Je crois que c’était un dimanche. Ou un lundi. Peu importe. Ce que je sais, c’est que ce jour-là, mon père n’est pas rentré à l’heure. Et que Maman s’est mise à frotter la même assiette pendant de longues minutes, sans se rendre compte qu’elle avait déjà fini. J’étais petit alors, pas encore 10 ans. On disait à la radio que « l’Allemagne avait franchi une ligne ». Moi, je ne savais pas ce que ça voulait dire. J’ignorais qu’une ligne pouvait être une promesse de mort.

Papa est parti quelques jours plus tard, dans un train bondé, en nous serrant fort. Il m’a pris dans ses bras, et j’ai senti son cœur battre très vite, comme lorsqu’il courait après moi dans le jardin. Il a dit à Jean, mon grand frère, de « prendre soin des femmes ». Jean a simplement hoché la tête. Il avait 15 ans. Mais dans ses yeux, il avait déjà un âge que je ne connaissais pas.

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Pendant un temps, rien n’a changé. L’école continuait. Les arbres perdaient leurs feuilles comme chaque automne. Les adultes parlaient plus bas, c’est tout. Et parfois, ils fermaient les volets même quand il faisait encore jour.

Puis les lettres ont commencé à arriver. Des lettres du front. Mon père écrivait à l’encre bleue, avec des mots calmes, comme s’il ne voulait pas nous inquiéter. Mais il disait souvent qu’il faisait froid, qu’ils dormaient dehors, et que « certains ne se réveillaient plus ».

Un jour, il a cessé d’écrire.

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Caen est devenue silencieuse. Ou peut-être que j’ai commencé à entendre autrement.

Il y avait ce bruit dans le ciel, que je ne connaissais pas. Ce vrombissement grave, venu de loin, et qui faisait vibrer l’intérieur de ma poitrine. Quand il passait au-dessus de notre rue, les vitres tremblaient, les femmes attrapaient leurs enfants, et on descendait à la cave.

Maman disait toujours : « Ce n’est rien. C’est juste une alerte. Ils passeront. »

Mais les jours passaient, et l’alerte restait.

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Jean, lui, avait changé. Il rentrait de plus en plus tard, parfois en pleine nuit. Il ne disait rien. Il mangeait debout, un morceau de pain à la main, puis filait sans un mot. Maman s’inquiétait, mais elle n’osait pas lui poser de questions. Un soir, je l’ai suivi.

Il est entré dans une maison abandonnée, près des anciens entrepôts. J’ai vu deux hommes lui remettre des papiers. Ils parlaient à voix basse. Je ne comprenais pas tout, mais j’ai entendu le mot « sabotage ». Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais j’ai su que c’était grave. Que Jean n’était plus seulement mon frère, mais quelque chose d’autre, que je ne pouvais pas toucher.

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Ma petite sœur, Lison, elle, ne comprenait rien à tout ça. Elle parlait de papa comme s’il allait rentrer bientôt. Elle dessinait des maisons avec des cheminées, des arbres avec des pommes, et des chiens qui couraient dans des jardins. Elle disait que quand la guerre serait finie, on aurait un vrai gâteau, avec du chocolat, et des bougies.

Elle toussait beaucoup, Lison. Maman disait que c’était à cause de l’humidité. Mais je voyais bien que les médicaments manquaient. Et que les pharmacies n’avaient plus rien.

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Et puis, ce matin-là, en juin 1944, le ciel a crié.

Un grondement qui a déchiré la ville. Des centaines d’avions au-dessus de nous. Des hurlements, des pleurs, et les sirènes. Maman a crié nos prénoms. Jean n’était pas là. J’ai pris la main de Lison et on a couru dans la cave.

Quand les bombes sont tombées, j’ai pensé à papa.

Et pour la première fois, j’ai compris ce que ça voulait dire, une ligne franchie.

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« J’avais 14 ans. Et ce jour-là, j’ai su que l’on pouvait vieillir d’un seul coup. »

Le jour s’est levé trop tôt, ce matin-là. Ou peut-être que c’était encore la nuit. Je ne savais plus. Le sommeil n’était plus qu’une parenthèse bruyante, secouée d’ombres et de coups dans le ciel.

Je me suis réveillé avant le cri des sirènes, et c’est ça qui m’a fait peur.

Caen dormait comme une bête blessée, à moitié consciente, respirant mal sous les draps du silence. Je me suis levé sans bruit. J’ai ouvert la fenêtre. Et là, je les ai vus.

Des avions. Des dizaines. Non… des centaines.

Comme une nuée de corbeaux d’acier. Ils passaient haut, trop haut pour les entendre encore, mais on les voyait, comme des écailles brillantes sur le dos du ciel. Certains laissaient des traînées blanches, comme si le ciel saignait aussi.

J’ai refermé la fenêtre. Mon cœur cognait dans ma poitrine, comme un marteau sur une porte. Et puis, les sirènes ont hurlé.

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Ma mère a bondi de sa chambre. Elle n’avait pas fini d’enfiler ses chaussures quand elle a crié :

— Émile ! Lison ! À la cave, tout de suite !

Lison pleurait déjà. Elle ne pleurait jamais fort. Elle faisait ces petits bruits comme les chats, quand ils ont mal mais qu’ils veulent pas qu’on les voie.

Je l’ai prise dans mes bras, et j’ai couru.

Les murs tremblaient. Les vitres chantaient un air de mort.

J’ai cru entendre des cris dehors, mais je n’en étais pas sûr. Tout se mélangeait.

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Dans la cave, l’odeur de terre, d’humidité et de vieux charbon nous collait à la gorge. Il y avait des bougies, deux couvertures, et une boîte de conserve que Maman gardait « au cas où ».

« Au cas où » était devenu notre mot préféré.

— Tu crois qu’il va y avoir des bombes ? — On dort où ce soir ? — On reverra papa ? — Et si Jean ne revient pas… ?

Toujours cette phrase, là, qui flottait dans les bouches sans jamais sortir entièrement.

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Et puis, le premier coup a frappé.

Pas un bruit. Un choc. Comme si la ville venait de se briser la colonne vertébrale.

Une poussière fine est tombée du plafond. Lison s’est accrochée à mon bras comme à une bouée. Maman priait à voix basse, sans dire de nom. Juste des sons. Comme une berceuse.

Je me suis mis à compter.

Un. Deux. Trois.

Une autre explosion.

Et encore.

Et encore.

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Quand les bombardements ont cessé, il faisait noir dehors. Pas la nuit. Quelque chose d’autre. Une poussière qui masquait la lune. Une obscurité qui avait de la densité, comme une fumée qu’on pourrait toucher.

On est remontés. Je tenais toujours la main de Lison. Mais elle ne disait plus rien.

La rue n’existait plus.

Des maisons éventrées. Des bras dépassant des décombres. Une poupée brûlée coincée dans un arbre. Une odeur de métal, de chair et de pierres mortes. Et ce silence. Ce silence dur, épais, qui remplaçait les cris.

J’ai vu un chien, seul, qui tournait autour d’un corps. Puis il a aboyé. Un seul aboiement. Et il est parti.

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Jean n’était pas là.

Ni chez nous. Ni dans la cave. Ni dans la rue.

— Peut-être qu’il est allé aider quelqu’un ? a murmuré Maman.

Mais ses yeux disaient autre chose.

J’ai voulu partir le chercher. Mais elle m’a retenu.

— Pas maintenant. Il y a des bombes non explosées. Des soldats allemands. Et d’autres bombes peut-être. On attend.

Alors j’ai attendu. Toute la nuit. Assis dans un coin, entre un mur noirci et un souvenir que je ne voulais pas perdre.

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Au matin, je suis sorti en cachette. J’ai pris le chemin que Jean prenait parfois. Vers l’ancienne usine, là où il rencontrait les autres. Je marchais dans un cimetière de pierres.

Sur le chemin, j’ai vu un enfant comme moi. Il portait un manteau trop grand, et traînait un vélo sans roue. Il ne m’a pas regardé. Il parlait tout seul. Il disait :

— Papa est dedans. Il n’a pas pu sortir. Papa est dedans. Il…

Je l’ai laissé.

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L’usine était effondrée.

Il n’y avait plus de toit. Juste une carcasse, tordue. Un casque allemand, rougi, posé sur une poutre comme une lanterne morte.

Je n’ai pas trouvé Jean.

J’ai trouvé une écharpe. Sa vieille écharpe brune. Celle qu’il portait tout le temps. Elle sentait encore la fumée et le savon bon marché. Je l’ai gardée.

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Quand je suis rentré, Lison avait du mal à respirer. Sa bouche était ouverte, comme un poisson hors de l’eau. Maman essayait de la calmer, mais elle n’avait plus rien. Plus d’inhalateur. Plus de sirop. Plus d’espoir, peut-être.

Je l’ai prise dans mes bras. Elle tremblait. Je lui ai dit qu’elle allait guérir, que papa allait revenir, que Jean allait nous trouver.

Elle m’a juste regardé, les yeux grands ouverts, et elle a dit :

— T’es plus un enfant, Émile.

Et là, j’ai pleuré.

Pour la première fois depuis des semaines. Des mois.

Et peut-être pour la première fois comme un adulte.

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« Quand les pierres saignent, c’est que les enfants doivent devenir vieux. »

Le matin suivant, la ville sentait le métal fondu et les rêves calcinés.

Je n’ai pas dormi. Personne n’a dormi. Ce que la nuit avait laissé derrière elle, ce n’était pas du silence, c’était un vide — un vide rempli de poussière, de peur et d’une fatigue qui ne venait pas du corps.

Lison s’était endormie dans mes bras à un moment, entre deux quintes de toux. Maman ne parlait plus. Elle avait le regard posé sur le mur, comme si elle attendait que quelque chose en sorte. Peut-être une réponse. Peut-être une autre vie.

Moi, je pensais à Jean. Et à cette écharpe que je serrais encore dans ma poche. J’avais froid, mais je ne voulais pas la mettre. J’avais l’impression que si je la mettais, je l’enterrais. Et je n’étais pas prêt.

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Le jour s’est levé comme un fardeau. Une lumière pâle, sans chaleur, qui traversait les nuages lourds comme un couteau fatigué. On entendait encore des avions au loin. Et parfois, une explosion sourde, loin derrière les collines. Les bombardements n’étaient jamais vraiment finis. Ils faisaient des pauses. C’est tout.

Les gens sortaient peu. Quand ils le faisaient, c’était comme des ombres : des silhouettes qui avançaient lentement, la tête basse, les bras collés au corps. Certains cherchaient des proches. D’autres des morceaux de pain, ou des vêtements, ou juste un peu de raison dans le chaos.

Une femme passait devant notre maison, les bras pleins de gravats. Elle les portait comme un bébé. Elle murmurait un prénom. Encore et encore. C’était peut-être son fils. Ou son mari. Ou les deux.

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À midi, un silence étrange est tombé. Pas un silence vide comme la nuit, mais un silence de retenue. Comme si la ville retenait son souffle. Comme si quelque chose allait se passer.

Et c’est là qu’on a entendu les bottes.

D’abord une seule paire. Puis dix. Puis vingt.

Les soldats allemands.

Ils remontaient la rue lentement. On les voyait depuis notre cave, à travers les interstices du volet brisé. Leurs visages étaient sales. Fatigués. Certains avaient des pansements sur les bras. D’autres tenaient leurs fusils sans les regarder.

L’un d’eux, jeune, pas beaucoup plus vieux que Jean, s’est arrêté devant notre portail. Il a regardé la maison, longtemps. Il a levé la tête, a fermé les yeux un instant, comme s’il priait. Puis il est reparti, sans un mot.

Maman m’a dit tout bas : — Ils reculent. — Pourquoi ? ai-je demandé. — Parce qu’ils ont perdu, Émile. — Alors… on a gagné ?

Elle a détourné le regard. J’ai compris que ce n’était pas aussi simple.

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Dans l’après-midi, des voisins ont commencé à venir. On ne les voyait jamais avant. La guerre avait appris à chacun à s’isoler. Mais là, on se cherchait. On se comptait.

Monsieur Breuil, le vieux cordonnier du coin, avait perdu sa femme. Il tenait dans ses bras un pot de confiture qu’il avait trouvé sous les décombres de sa cuisine. Il ne le lâchait pas. Il disait :

— Elle l’avait fait le mois dernier… avec des prunes du jardin… Elle disait que c’était sa dernière confiture de guerre. Elle avait raison.

Il souriait. Mais ses yeux saignaient.

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Maman est sortie pour chercher de l’eau. Lison dormait. Moi, j’étais assis près de la cheminée, même s’il n’y avait plus de feu depuis longtemps.

Quand elle est revenue, ses mains tremblaient. Elle n’avait pas trouvé d’eau, mais elle avait appris une nouvelle.

— Il y a eu une exécution, place de la République, murmura-t-elle.

J’ai relevé la tête.

— Cinq hommes. Des résistants. Ils les ont fusillés ce matin. Jean pourrait…

Elle s’est arrêtée. Elle a fermé les yeux. Elle ne voulait pas finir la phrase. Alors je l’ai finie pour elle.

— … être l’un d’eux ?

Elle n’a pas répondu.

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Le soir est tombé lentement. Plus lentement que d’habitude, comme s’il hésitait à couvrir cette journée de honte.

Je suis sorti quand même. J’ai marché jusqu’à la place.

Les corps avaient été retirés. Mais il restait le mur. Et sur le mur, des tâches sombres. Épaisses. Fraîches.

Un homme, un vieil ouvrier, s’était agenouillé devant le mur. Il posait des fleurs — des fleurs sèches, qu’il avait dû garder dans un tiroir pour des enterrements futurs.

Je me suis approché. Je n’ai pas dit un mot.

Il m’a regardé, les yeux rougis, et il m’a dit doucement :

— T’es trop jeune pour voir ça.

Et j’ai répondu :

— J’ai vu pire.

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Quand je suis rentré, Lison avait de la fièvre.

Elle délirait. Elle appelait Papa. Elle disait qu’il allait rentrer, qu’il avait promis un vrai sapin pour Noël, avec des bougies et des guirlandes.

Maman lui posait un linge mouillé sur le front. Mais elle savait que ce n’était pas assez. Rien n’était assez.

— Il faut un docteur, Maman.

— Il n’y en a plus, Émile. Ils sont tous partis. Ou morts. Ou chez les soldats. Je… je vais prier.

Je n’ai rien dit. Mais au fond de moi, j’ai senti quelque chose se casser.

Pas la peur. Je la connaissais déjà. Pas la colère non plus.

Quelque chose de plus sourd, plus profond.

La certitude que même les prières n’avaient plus d’endroit où aller.

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Cette nuit-là, j’ai écrit dans mon carnet. Le petit, en cuir, que Papa m’avait offert pour mes 12 ans.

J’ai écrit :

> « Aujourd’hui, les murs ont parlé. Ils ont dit que Jean est peut-être mort. Que la ville est un cimetière debout. Et que Lison va peut-être partir aussi.

Mais je ne veux pas qu’elle parte. Je veux qu’elle reste. Même si la guerre reste aussi.

Je ne sais pas quoi faire.

Mais je sais que je suis vivant. Et tant que je suis vivant, je dois veiller. »

« On croyait que les maisons nous protégeaient. Mais ce sont elles qui ont tout vu. Et parfois, elles gardent le silence plus longtemps que les tombes. »