EMile : la guerre vue par un enfant ( deuxième partie.)

Chapitre 2 : EMile la guerre vue par un enfant .

Il faisait froid, ce matin-là, mais ce n’était pas un froid de saison. C’était un froid de l’intérieur. Celui qu’on sent dans les os, dans le ventre. Celui qui vient quand on a trop attendu une chose qui ne revient pas.

Lison ne parlait plus.

Depuis la veille, elle avait à peine ouvert les yeux. Sa fièvre montait comme le niveau d’une rivière qu’on ne peut plus contenir. Elle transpirait par vagues, puis frissonnait comme une feuille. Son visage était pâle, trop pâle. Ses lèvres gercées remuaient parfois sans sons, comme si elle parlait à quelqu’un qu’on ne voyait pas.

Maman lui changeait les linges mouillés toutes les deux heures. Elle essorait les chiffons dans une vieille bassine, puis les reposait sur son front, sur sa nuque, sur ses bras. Mais chaque fois, j’avais l’impression qu’elle posait une feuille d’automne sur un feu.

Inutile.

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Je passais mes journées assis à côté d’elle, à l’écouter respirer. C’était devenu ma seule mesure du temps. Les inspirations faibles. Les expirations sifflantes. Parfois des silences qui me coupaient le souffle à moi aussi.

Quand elle ouvrait les yeux, elle me fixait comme si elle ne me reconnaissait pas.

— C’est toi, Émile ?

Je disais oui.

— Tu peux m’aider à dormir sans tomber ?

Je répondais toujours :

— Oui, bien sûr. Je suis là.

Mais à l’intérieur, j’avais peur qu’elle tombe pour de bon.

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Le reste de la ville continuait de pourrir. Chaque jour, les maisons se creusaient un peu plus. Les murs pendaient, les volets tombaient comme des paupières. La ville n’était plus une ville. C’était un cadavre qu’on habillait pour ne pas voir la mort.

Les rues étaient vides, ou presque. Les rares personnes qu’on croisait ne levaient pas la tête. On ne disait plus bonjour. On échangeait des regards, des gestes muets. Un morceau de pain contre un clou. Une information contre une cigarette.

Le rationnement avait tout broyé : les saveurs, les habitudes, la dignité.

Un jour, j’ai vu un garçon de mon âge fouiller une carcasse de cheval à mains nues. Il en a tiré une poignée de viande, l’a fourrée dans un mouchoir sale, et il a couru. Il n’avait pas honte. Moi non plus, je ne l’ai pas jugé. La faim rendait les gestes propres impossibles.

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Ce jour-là, Maman a pris une décision.

Je l’ai su avant même qu’elle parle. Elle s’est tenue debout plus droite que d’habitude. Ses cernes dessinaient deux halos violets autour de ses yeux, mais elle regardait droit devant elle, comme une corde tendue.

— On ne peut pas rester ici, Émile.

J’ai levé les yeux vers elle.

— Pourquoi pas ?

— Parce qu’on va la perdre. Ta sœur va mourir ici. On doit la sortir de cette ville.

— Où ? Où est-ce qu’on pourrait aller ? Tout est détruit.

Elle n’a pas répondu. Pas tout de suite. Elle regardait Lison, les lèvres serrées. Puis elle a murmuré :

— Il y a un camp, plus loin, au nord. Un poste médical temporaire des Alliés. Quelqu’un m’en a parlé. Il y aurait des infirmières. Des médicaments. Peut-être un médecin.

Je n’ai rien dit.

Mais à l’intérieur, je hurlais.

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Partir ? Quitter notre maison ? Quitter le seul endroit qui, malgré tout, avait résisté ? Même en miettes, c’était notre nid. Même si les murs saignaient, c’étaient nos murs. Même si les vitres étaient en éclats, elles avaient vu notre enfance. Même si le toit avait fui, il nous avait couverts.

Partir, c’était trahir la terre.

Mais rester, c’était mourir.

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On a préparé un sac. Un seul. Une vieille couverture roulée. Un peu de farine dans un bocal. Trois pommes ratatinées. L’écharpe de Jean, toujours. Le carnet de Papa. Et Lison, dans les bras de Maman, enveloppée comme un paquet fragile.

On a fermé la porte derrière nous, sans la verrouiller. Maman a glissé la clé sous la pierre plate près du seuil.

— Au cas où, a-t-elle dit.

Je savais qu’on ne reviendrait pas.

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La route vers le nord était semée de ruines. Pas seulement des ruines de pierre, mais des ruines humaines. Des gens assis sur les marches de ce qu’il restait de leurs maisons. Des enfants debout sur les toits éventrés, comme des oiseaux sans ailes. Une vieille dame qui poussait une poussette vide, en pleurant sans bruit.

On a marché longtemps. Lison dormait dans les bras de Maman, mais son front brûlait.

Parfois, des coups de feu éclataient au loin. Ou des avions passaient, bas, très bas, en rasant les arbres. On se jetait dans les fossés. On attendait. Puis on repartait.

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Au bout de deux heures, on est tombés sur un char allié immobilisé. Il était couvert de branchages, camouflé. Autour, trois soldats. L’un mangeait une boîte de conserve. L’autre fumait. Le troisième lisait une lettre.

Quand ils nous ont vus, ils ont levé les yeux. Lentement. Pas de peur. De surprise. Comme s’ils n’étaient pas sûrs qu’on était réels.

Maman s’est approchée. Elle a parlé en français. L’un des soldats, le plus jeune, a hoché la tête. Il comprenait un peu.

— Hôpital ? Infirmière ? Aidez-nous, s’il vous plaît.

Il a regardé Lison. Il a vu ses lèvres bleues, sa peau en sueur. Il a appelé l’un des autres.

Ils ont fait un signe.

— Come. Come now.

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On nous a conduits à un camp improvisé. Des tentes blanches, plantées dans une prairie boueuse. Des cris. Des blessés. Des brancards. Des visages bandés. Du sang sur des draps. L’odeur d’éther et de chairs mal recousues.

Mais aussi… la vie.

Des mains qui soignaient. Des voix qui consolaient. Des mots tendres, même maladroits.

Une infirmière a pris Lison. Elle l’a examinée. Elle a dit des mots que je ne comprenais pas. Mais elle a souri, un peu.

— Fever. But not lost. We'll take care of her.

Je me suis assis dans l’herbe, épuisé.

Pour la première fois depuis des semaines, j’ai vu Maman pleurer sans cacher ses larmes.

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Cette nuit-là, on a dormi dans une tente.

Lison dormait dans un vrai lit. Entourée de compresses, de soins, de mains.

Et nous, sous une couverture râpée, contre le vent, on s’est endormis… vivants.

« J’ai quitté la maison, et je n’ai pas trahi. Parce que la terre ne tient pas dans les murs, elle tient dans ceux qu’on aime. »

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La première nuit au camp a été étrange.

Je ne saurais dire si j’ai vraiment dormi. Mon corps était allongé, engourdi, lové contre celui de Maman sous une couverture rêche qui sentait la paille et le chlore. Mais ma tête, elle, ne voulait pas s’arrêter. Elle tournait en rond, comme les mouches au-dessus des blessés. Elle marchait dans la boue, comme si elle cherchait encore un abri, même ici.

J’entendais tout. Chaque gémissement venu d’une tente voisine. Chaque râle étouffé. Chaque cri qu’on tentait de faire taire derrière une main ou un drap. J’entendais les pas des infirmières. Rapides. Inlassables. Et les bottes plus lourdes des soldats en patrouille, qui sonnaient comme des coups sur une porte que je ne voulais pas ouvrir.

Et puis il y avait la pluie.

Pas une grosse pluie. Une pluie fine, insistante, comme un rappel du monde. Une pluie qui lavait la terre, mais pas les souvenirs.

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Au matin, la lumière était douce.

Pas celle des grandes journées heureuses — non. Une lumière pâle, lavée par la brume, posée comme un châle sur les tentes blanches. Une lumière timide, qui semblait s’excuser d’exister dans ce lieu de souffrances.

J’ai ouvert les yeux sur le visage de Maman. Elle me regardait déjà. Elle avait l’air plus vieille, encore. Ses cernes étaient devenues des creux, ses joues s’étaient creusées, et ses lèvres gardaient l’empreinte de trop de silences.

— Tu as dormi un peu ? ai-je murmuré.

Elle a hoché la tête. Mensonge. Mais un mensonge doux.

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On s’est levés. Lentement. Comme si on avait peur de faire du bruit dans un rêve.

Je suis sorti en premier. Le camp grouillait déjà. Des soldats, des brancardiers, des femmes qui couraient d’une tente à l’autre avec des seaux, des bouteilles, des paquets compressés. L’odeur de terre mouillée se mêlait à celle de l’alcool médical, des draps souillés et des chairs mal cicatrisées.

Mais dans tout ce chaos, il y avait… une sorte d’ordre. De rythme. De mouvement vers quelque chose. Vers la vie.

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Lison était dans une tente à part. Une infirmière, brune, avec des mains douces et un accent anglais presque chantant, m’a fait signe d’entrer.

Je l’ai trouvée là. Dans un lit de fortune, les bras posés le long du corps, un bandage sur le front. Elle dormait. Ou peut-être qu’elle rêvait. Mais sa respiration était régulière. Calme. Et surtout : elle était là.

J’ai eu un rire nerveux. Une larme est tombée sans crier gare. Maman est arrivée derrière moi, et elle a mis la main sur mon épaule.

— Elle va s’en sortir, a dit l’infirmière.

Je me suis retourné vers elle. J’avais oublié qu’elle était là. Elle m’a souri. Un vrai sourire. Pas un sourire triste. Un sourire qui donnait envie d’y croire.

— Elle a encore de la fièvre, mais elle répond bien. Elle est forte. Elle se bat.

— Oui… Elle est comme Papa, ai-je soufflé.

Et là, l’infirmière a froncé légèrement les sourcils.

— Il est… ?

J’ai répondu, presque sans y penser :

— On ne sait pas. Il a disparu. Depuis quatre ans.

Elle a hoché la tête, sans rien dire. Elle savait. Tous savaient. Ce genre de phrase, ils l’avaient entendue mille fois.

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On est restés près de Lison presque toute la matinée. Parfois, elle ouvrait les yeux. Elle murmurait mon prénom. Celui de Maman. Une fois, elle a dit :

— Jean… il a trouvé la mer.

J’ai échangé un regard avec Maman. On n’a rien dit.

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Vers midi, un soldat français est venu nous chercher. Il avait une lettre à la main. Une enveloppe froissée. Abîmée par l’eau, par le temps. Par la guerre.

— C’est pour vous, madame Morange.

Maman a hésité. Puis elle a pris l’enveloppe comme si c’était une relique. Elle l’a tournée entre ses doigts, l’a regardée sous toutes ses coutures. Son nom y était écrit. Et l’adresse, rayée, corrigée, griffonnée. La lettre avait voyagé. Longtemps.

Je me suis approché. Mon cœur battait à tout rompre. Et d’un seul coup, j’ai reconnu l’écriture.

Papa.

C’était son écriture.

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Maman a mis longtemps à l’ouvrir. Ses mains tremblaient. Elle n’osait pas. Moi non plus. J’avais l’impression que l’enveloppe était vivante. Que si on la déchirait, tout ce qu’elle contenait risquait de s’échapper à jamais.

Mais elle l’a ouverte.

Et elle a lu. À voix basse. D’abord pour elle. Puis pour nous deux.

> « Ma Suzanne,

Je ne sais pas si cette lettre te parviendra. Je l’écris d’un camp, quelque part entre la Pologne et l’Allemagne.

On nous traite comme des bêtes. Mais je pense à toi. À Jean. À Émile. À la petite Lison.

Je me souviens de son rire.

Je me souviens de la lumière dans tes yeux.

Je me bats pour rester vivant.

Je ne sais pas si je vous reverrai.

Mais je vous aime.

Dis à mes enfants qu’ils ont un père qui les attend, quelque part.

Quoi qu’il advienne. »

Les mots se sont arrêtés là. Une signature. Tremblante. Incomplète.

Henr…

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On a pleuré. Tous les deux. Loin de Lison. Pour ne pas l’inquiéter.

Pas des larmes de douleur. Ni de joie. Quelque chose entre les deux. Des larmes anciennes. Des larmes retenues trop longtemps. Qui avaient attendu, comme cette lettre, le moment de sortir.

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Le soir est tombé lentement sur le camp. Le ciel s’est teinté de violet et de gris. Les bruits du jour se sont tus, remplacés par les bruissements de la nuit. Le vent soufflait doucement dans les toiles.

On s’est endormis sans parler. Blottis les uns contre les autres. Pas parce qu’on avait froid. Mais parce qu’on avait besoin de se sentir vivants. Ensemble.

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Voix off (optionnelle) :

« Certaines lettres n’arrivent jamais. D’autres arrivent quand on n’a plus la force d’y croire. Mais celles-là sont les plus vraies. Parce qu’elles nous rendent un père. Une mémoire. Une raison de tenir. »