EMile: chapitre 3

Quand on est revenus de l’infirmerie ce matin-là, il y avait un drapeau au centre du camp.

Je ne savais pas à qui il appartenait. Il flottait dans le vent léger, comme s’il se croyait encore au bord de la mer. Il était rouge, blanc, bleu — mais pas comme le nôtre. Les couleurs étaient disposées différemment, et l’étoile dans le coin me paraissait presque étrangère.

Je l’ai montré à Maman. Elle a simplement dit :

— C’est le drapeau des Américains.

Je n’avais jamais vu d’Américain. Seulement des rumeurs. Des histoires. Des soldats grands, forts, venus par la mer. Des hommes qui parlaient fort, qui donnaient du chocolat, qui avaient des montres brillantes et des bottes propres.

Mais ce jour-là, ils étaient là. En vrai. Et ils avaient l’air plus fatigués que glorieux.

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Un soldat est passé devant moi. Il avait la peau noire. Je ne savais même pas que ça existait dans une armée. Il marchait lentement, la tête basse, son fusil en bandoulière, et un bandage sale autour du bras.

Il m’a vu. Il m’a souri. Moi aussi. Mais sans trop savoir pourquoi, j’ai baissé les yeux. Peut-être la peur. Peut-être la honte. Peut-être que c’était juste trop de nouveautés d’un coup.

Le camp était plein. Trop plein. Des blessés. Des réfugiés. Des familles éclatées. Des soldats alliés à moitié sourds à force d’avoir survécu aux bombardements. Et toujours, cette odeur : une odeur de tissu mouillé, de savon froid, de sang séché.

Je passais mes journées à errer entre les tentes.

Maman restait près de Lison, qui reprenait doucement des couleurs. Elle arrivait à bouger un peu les jambes, à s’asseoir. L’infirmière anglaise, Elizabeth, disait qu’elle était “sturdy” — solide. Je ne comprenais pas tous leurs mots, mais je comprenais les sourires.

Ce matin-là, j’ai rencontré une vieille dame nommée Berthe. Elle était assise sur une chaise bancale, en tricotant quelque chose d’invisible.

— Bonjour, ai-je dit.

— Tu viens de Caen ? m’a-t-elle répondu.

— Oui.

Elle a hoché la tête, très lentement, comme si ce seul mot était lourd.

— J’ai vu Caen brûler deux fois. En 1940, quand les Allemands sont entrés. Et maintenant, en 44, quand ils s’accrochent comme des rats.

Elle parlait doucement, sans colère. Juste avec la lassitude d’une femme qui avait vu trop de drapeaux changer de murs.

— Tu sais, en 1940, les gens fuyaient comme des fourmis dans une flaque d’eau. On appelait ça l’exode. Moi j’avais mis tous mes souvenirs dans une valise. J’ai tout perdu, sauf une photo.

Elle m’a montré une vieille image froissée d’un homme en costume.

— Mon frère. Mort à Dunkerque. En juin 40.

Puis elle a ajouté :

— Et toi, tu as perdu quoi ?

J’ai hésité. Puis j’ai répondu :

— J’ai pas encore tout compris.

Elle a ri. Pas un vrai rire. Un rire qui ressemble à un soupir.

— C’est bien. Garde ça. Ne comprends pas tout trop vite.

L’après-midi, il y a eu du bruit près de l’entrée du camp.

Un camion est arrivé. Un de ces gros véhicules militaires, couverts d’une toile beige. Il a fait crisser les cailloux en freinant, et plusieurs soldats se sont mis à courir vers l’arrière.

On s’est approchés, moi et d’autres enfants. Une infirmière a crié pour qu’on reste à distance. Mais j’ai quand même vu.

Des hommes. Minces. Sales. Le regard vide. On aurait dit des fantômes en chemise. On a dit que c’étaient des prisonniers libérés. Des Français. Des résistants. D’autres venaient de Pologne ou de Belgique. Certains n’arrivaient plus à marcher. D’autres pleuraient, sans bruit.

Un soldat canadien près de moi a murmuré à son camarade :

— Ceux-là, ils reviennent de l’enfer.

Je ne comprenais pas tout. Alors j’ai demandé à un autre homme, plus vieux, ce que c’était “l’enfer”.

Il m’a regardé longtemps. Puis il a dit :

— C’est un endroit qu’on appelle “camp”. Mais c’est pas un camp de repos. C’est un camp de mort. Tu sais ce que c’est que la Pologne, petit ?

J’ai hoché la tête.

— Ton frère, s’il a résisté… il a peut-être été envoyé là-bas. À Dachau. À Buchenwald. Ou pire. À Auschwitz.

Je ne connaissais pas ces noms. Ils m’ont brûlé le ventre.

Le soir, j’ai demandé à Maman :

— C’est vrai que des gens meurent dans des camps, sans fusil ? Sans bombe ? Juste… enfermés ?

Elle m’a regardé. Elle a ouvert la bouche. Elle a refermé. Puis elle a dit :

— Il y a des choses qu’un enfant ne devrait jamais savoir. Et pourtant, tu les sais déjà.

Cette nuit-là, j’ai rêvé que Jean était dans un train. Il me regardait à travers une vitre sale. Il posait la main contre le carreau. Il disait mon nom. Mais je n’entendais rien.

Quand je me suis réveillé, Lison dormait encore. Maman aussi.

Et moi, je suis allé m’asseoir près du drapeau. Je l’ai regardé flotter, très haut.

Je me suis demandé :

Est-ce que ce drapeau vaut mieux que l’autre ? Est-ce qu’un drapeau peut empêcher la mort ? Est-ce qu’il peut rendre les frères ?

Je n’ai pas trouvé de réponse.

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📝 Note documentaire :

Le 6 juin 1944, les Alliés ont lancé l’opération Overlord, un débarquement militaire sans précédent sur les côtes de Normandie (plages de Omaha, Utah, Juno, Gold et Sword).

La bataille de Caen dura plus d’un mois. La ville a été largement détruite.

De nombreux camps médicaux temporaires ont été installés pour soigner les blessés civils et militaires.

En 1944, la libération des premiers camps de concentration (comme Majdanek, Auschwitz, Dachau) commence.

Les survivants en sont revenus dans des états critiques. Certains camps ont été vidés par les nazis avant l’arrivée des Alliés, laissant peu de traces.

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Il y avait une odeur de soupe chaude dans l’air ce matin-là. Pas une vraie soupe, non. Juste de l’eau tiède, un peu de poireau, parfois une pomme de terre entière si on avait de la chance. Mais dans ce camp, cette odeur suffisait à nous faire croire que la journée pouvait être meilleure.

Lison se levait seule désormais. Lentement, certes. Mais elle marchait. Deux ou trois pas, les bras tendus comme si elle dansait sans musique. Quand elle tombait, elle riait. Et ce rire-là… je ne l’avais plus entendu depuis des mois.

— Tu vois, Émile, je suis plus morte !

Je lui ai souri. Pas parce que j’étais heureux, mais parce que je refusais de pleurer. On ne pleure pas quand les morts reviennent.

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Depuis quelque temps, je donnais un coup de main dans le camp. Je portais des seaux. Je nettoyais des pansements usés. Je servais de l’eau. Je courais chercher les infirmières quand quelqu’un criait.

Un jour, un soldat m’a dit :

— T’es pas un civil. T’es un soldat sans fusil.

Je n’ai pas répondu. Mais ça m’a fait du bien. Comme s’il m’avait donné un grade. Comme si j’étais utile.

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En fin d’après-midi, un courrier est arrivé. C’était rare. Surtout depuis que les routes étaient coupées. Mais cette fois, il y avait un sac entier de lettres. Beaucoup étaient froissées, tachées, illisibles.

Je n’en attendais aucune. Jean ne savait pas où nous étions.

Et pourtant… une enveloppe m’était adressée.

Mon prénom. Écrit d’une main que je ne reconnaissais pas tout de suite. Pas celle de Papa. Ni celle de Maman. Encore moins celle de Lison.

Mais quand je l’ai ouverte, un frisson m’a traversé la nuque.

> Émile,

Je ne sais pas où tu es. Si tu lis ceci, c’est que j’ai réussi à glisser cette lettre avant qu’ils nous déplacent.

Ils disent qu’on part vers l’est. Mais personne ne revient de l’est.

Ne laisse pas Maman pleurer. Et prends soin de Lison.

Dis-lui que je l’aime, même si je suis parti sans lui dire.

Je me suis battu, Émile. Pas seulement avec un fusil. Avec mes idées.

Tu comprendras plus tard.

Ton frère,

Jean.

Je suis resté assis, longtemps, sans bouger. Les mots tournaient dans ma tête comme des feuilles dans le vent.

Jean… vivant ?

Jean… en route vers l’est ?

Je savais ce que ça voulait dire.

Mais je refusais de l’accepter.

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📝 Note historique :

Durant l’année 1944, après le Débarquement, des résistants arrêtés en France furent transférés par les forces allemandes vers des camps de concentration en Allemagne et en Pologne. Beaucoup n’en sont jamais revenus. Les lettres clandestines envoyées depuis les wagons ou les prisons ont souvent été interceptées, brûlées… ou miraculeusement transmises.

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Caen.

Le nom sonnait comme une blessure dans la bouche de Maman.

Mais elle avait dit :

— Il est temps de rentrer.

Moi, je n’étais pas d’accord. Le camp n’était pas joyeux, mais il était vivant. Propre. Organisé. Il y avait de l’eau. Des médecins. Une tente pour dormir. Et un peu d’espoir.

À Caen… il n’y avait plus rien.

Mais Lison voulait revoir la maison.

Maman voulait retrouver nos morts.

Et moi, je n’avais pas le droit de refuser.

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Le voyage s’est fait à pied, avec d’autres familles. Certaines traînaient des chariots. D’autres portaient leurs enfants. Les soldats marchaient en tête, fusils levés, pas pour protéger… mais pour surveiller. Ils avaient peur. Les forêts étaient pleines d’Allemands en déroute.

Quand on est arrivés… le silence nous a assommés.

Caen n’était plus une ville. C’était un trou béant.

Des rues sans fin, comme des cicatrices. Des pierres calcinées. Des maisons sans murs. Les trottoirs défoncés. Et l’odeur… celle du plâtre mouillé, du bois pourri, des souvenirs réduits en cendres.

On a marché jusqu’à notre quartier.

Notre maison tenait encore debout. À moitié. Le toit s’était effondré, mais la porte tenait.

Et derrière, tout était recouvert de poussière. Comme un vieux rêve qu’on n’ose pas réveiller.

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Maman a commencé à ranger. Comme si on pouvait ranger la guerre avec un balai.

Lison a dessiné des étoiles sur le mur, avec du charbon.

Et moi… j’ai fouillé.

Sous la cheminée. Dans les lattes du sol. Derrière les pierres de la cave.

C’est là que je l’ai trouvé.

Le carnet de Jean.

Relié en cuir noir. Caché dans une boîte rouillée. Protégé. Comme un trésor.

J’ai hésité à l’ouvrir. J’avais peur de ce qu’il avait écrit.

Mais j’ai tourné la première page.

> Journal de Jean Morange.

Si je tombe, que mes mots restent.

Ne laissez pas mon silence être un oubli.

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Je me suis assis. J’ai lu jusqu’à la nuit.

Ses pensées. Ses choix. Ses actes.

Comment il avait rejoint un groupe de résistants. Comment il sabotait des rails. Transmettait des messages. Cachait des armes dans des sacs de pommes.

Comment il avait été trahi.

Par qui, il ne disait pas. Juste : « un voisin. »

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Je suis sorti sur le pas de la porte.

Il faisait froid.

Mais en moi, un feu s’était rallumé.

Jean n’était plus juste un frère disparu. Il était un combattant. Un héros. Un homme.

Et moi… j’étais son témoin.

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📝 Note documentaire :

La ville de Caen a été en grande partie détruite entre juin et juillet 1944, lors de la bataille de Normandie. Les civils y sont restés terrés des semaines dans des caves. Le retour à la ville fut progressif, souvent en ruines, avec des conditions de vie très dures.

Des jeunes résistants comme Jean Morange ont bel et bien existé. Certains cachaient leurs carnets dans les murs pour laisser une trace en cas d’arrestation ou d’exécution.