Quelque part, toujours en Europe occidentale.
Les mêmes ténèbres insondables. Les mêmes enchaînements d’événements. Quasiment le même décor. De même pour le sarcophage de métal, à la différence prêt que, contrairement au précédent, le numéro de matricule de l’androïde dormant encore à l'intérieur est gravé : F-05-95.
« Tous les paramètres sont au vert. L'opérateur peut dorénavant partir en mission. » annonce d'un ton chaleureux et posé une douce voix féminine.
Comme avec l'être de métal atteint d'amnésie dont l'origine reste inconnue, de l'azote s'échappe, en masse cette fois-ci, du cercueil métallique. Celui qui y reposait, également désorienté par ce qui lui arrive, bouge doucement, comme s'il était encore sous l'effet de somnifères malgré l'absence totale de chair, de nerfs et d'os.
« Où suis-je ?
- Bienvenue, matricule F-05-95. Votre sommeil fut long. Il est normal que vous ne comprenez rien.
- Matricule ?... Remarque, on me nommait déjà comme ça... »
Même cas que son homologue. Ne plus rien ressentir provoque chez lui un état de panique, cependant moins long et nerveux. De plus, il se rend plus vite compte du corps qu'il possède désormais. Bizarrement, ça ne semble pas le choquer énormément.
« Une seconde chance ?... Mais alors, si je comprends bien, je ne tousserai plus jamais... Je n'aurais plus ces pulsions désagréables et blessantes... Je suis... Je suis libre !
- Ravie d'entendre que votre nouvelle enveloppe vous satisfait. Néanmoins, vous ne pourrez point bénéficier d'un état pareil.
- Pardon mais qui êtes-vous ?
- Je me nomme Aurora. Je suis à partir de maintenant votre assistante. Une mission de grande envergure vous attend. Mon devoir sera de vous aider à l'accomplir.
Joli nom... Je ne sais plus pourquoi mais ça me rappelle quelque chose... Passons. Un jour ou l'autre, ça me reviendra. Évidemment, recevoir un tel cadeau, trop beau pour être vrai. S'il y a bien une chose que j'ai appris c'est que rien n'est gratuit, encore moins ce qui semble parfait à nos yeux. J'ai dû en subir les conséquences... »
Le voilà pensif. Défilent ainsi plusieurs secondes de silence avant que l'intéressé relance le sujet.
« En quoi consiste cette fameuse mission ?
- Sauver l'humanité.
Même consternation que son homologue dans un premier temps. Évidemment que le fait d'être ressuscité de la sorte suggérait une tâche d'une haute importance. Mais il ne s'attendait pas que ça aille jusqu'à ce point-là. Chez lui, ce n'est pas la panique qui prend le dessus. Si tout ceci représente l'occasion de compenser la misérable vie d'avant, alors vaut mieux la prendre à bras le corps.
« Entendu. Tu peux compter sur moi, Aurora. Quel est l'ennemi ?
- Ne vous précipitez pas. Il serait judicieux d'établir un constat de la situation en cours au lieu de se jeter tête baissée.
- Oui, tu as raison. J'étais un peu comme ça, vivant. Pendant quelques années, j'avais quelqu'un qui avait un peu calmé certaines de mes ardeurs... »
Cette brève évocation d'une période marquante de sa précédente existence le plonge temporairement dans une certaine absence, jusqu'à ce qu'il se décide à jeter un œil sur l'extérieur. Avec prudence, il ouvre la porte. Lui aussi pose ses yeux sur une forêt, gorgée de vie. Tout semble paisible et harmonieux. Rien ne laisse présager quelconque danger. Un tel spectacle l'émerveille. S'il pouvait pleurer de joie, ça aurait été immédiat. Il est très clair que ce paradis tranche complètement avec la métropole qui réside dans sa mémoire. Ce sentiment de bonheur intense, il ne l'a vécu qu'une seul et unique fois.
« Quelle beauté... Suis-je loin de la position des derniers êtres humains encore en vie ?
- Je ne possède aucune donnée récente permettant de confirmer de leur existence ou de celle de leurs derniers camps de retranchement.
- Mince... Si tu le veux bien, je vais un peu flâner dans les environs. Même si je ne peux plus respirer l'air si frais et pur que celui d'un espace vert comme celui-là, j'ai envie d'en profiter avant de passer aux choses sérieuses.
- Restez tout de même prudent. D'après ce que j'ai extrait de ma dernière mise à jour, la menace s'était constituée un arsenal plutôt conséquent.
- Sois rassurée. Ce sera l'affaire que de quelques minutes. »
Malgré la dernière indication de sa compagnie invisible, l'être de métal se fraye un chemin parmi l'abondante végétation, jusqu'à arriver au bord d'un petit cours d'eau. Par réflexe purement humain, il y trempe sa main droite. Pas de courant ressenti. Pas d'écart de température. Rien. Encore. Seule la clarté de l'eau lui donne un peu de baume au cœur, d'une certaine manière. Soudain, au milieu des chants harmonieux que peut offrir une telle nature, un paysage sonore binaural quasiment impossible à reproduire, un bruit grave, produit artificiellement, vient s'insérer. Alerté, l’androïde se cache derrière des arbres, l’œil affûté sur le moindre détail qui lui permettrait d'en déduire la provenance. Cette nuisance se rapproche. La montée d'adrénaline qui aurait dû se produire en temps normal s'il n'était qu'os, nerfs et chair, se traduit ici par des ajustements un peu hasardeux de ce qui fait désormais office d'yeux. C'est à son tour de découvrir l'apparence d'un éclaireur.
« Un drone ? » s'étonne le recherché, à voix basse.
Voilà donc ce qu'Aurora désignait par menace, en partie en tout cas. S'il se trouve ici, ce n'est pas par hasard. A force, il finira par localiser l'endroit où cette étrange résurrection s'est produite. Pas le choix, il faut l'éliminer sans être repéré. Ainsi, il se saisit d'un bâton qu’il confectionne à la hâte. Sans surprise, le craquement généré capte l'attention de l'éclaireur. Heureusement pour le revenu d'entre les morts, la rapide comparaison avec un animal le sauve de justesse, poussant l'appareil aérien à analyser une autre zone. Parfait. Grâce à ça, le matricule F-05-95 se déplace avec prudence derrière lui. Le voilà, après plusieurs secondes d'intense stress, à bonne distance, vu que la menace n'a point pris le soin de gagner en altitude. D'un coup puissant, net et précis, il bloque le moteur arrière droit, amenant ainsi à une instantanée perte de contrôle. Pris au dépourvu, le drone essaye de se tourner vers son assaillant. Sans succès. Dans un élan de barbarie qui lui a été rarement donné de son vivant, il attrape l'arrière de son ennemi et le claque de nombreuses fois au sol. S'apercevant qu'aucun dégât sérieux est infligé, il cherche un support plus solide. Il le trouve : un énorme rocher, déjà bien investi par du lichen. Ni une ni deux, il fracasse sa proie jusqu'à cessation totale d'activité, brisée en mille morceaux. Décidément, posséder des bras mécaniques confère une telle force que n'aurait jamais acquis un être humain durant toute son existence.
« Aurora, ennemi éliminé.
- Félicitations. Mais tenter une telle manœuvre comportait une marge d'erreur assez conséquente. Il faudrait, à l'avenir, réfléchir à des méthodes présentant de meilleures garanties de réussite.
- Tu as raison. L'idéal serait que je dispose d'armes, tu vois. Sauf que j'ignore complètement comment m'en procurer ou m'en fabriquer. De plus, je n'en ai jamais porté, sauf dans les jeux vidéos... Bref, l'essentiel c'est que je ne sois pas repéré.
- Pour le moment, l'ennemi sait déjà qu'il vient de perdre un éclaireur. Il va sans doute en envoyer d'autres afin de comprendre la cause. Matricule F-09-95, il faudra être encore plus vigilent.
- Dans tes données, il n'y aurait pas comme des schémas de fabrication ou autres ?
- Non.
- Au moins, ça mérite d'être clair... Bon. Système débrouille alors.
- Je n'ai pas compris votre dernière phrase. »
Sans donner d'explication, l’androïde commence à casser et à rassembler quelques bâtons avant de retourner dans son quartier général. Durant son court trajet, en se rendant compte qu'il peut aisément porter sa récolte, il se met de plus en plus apprécier certains côtés positifs conférés par son nouveau corps. Peut-être, qu'à force, il pourrait totalement se passer de certaines sensations. Cependant, il y en a une qui reste viscéralement accroché à ses pensées : celle d'être en contact avec la chaleur corporelle. Dès qu'il y repense, il s'arrête net.
« Un souci, matricule F-09-95 ?
- Non... Rien de grave. Merci de t'en inquiéter, pour une intelligence artificielle.
- Je ne fais que mon devoir. Traiter vos préoccupations, même si parfois elles peuvent devenir incompréhensibles pour moi, en constitue une des caractéristiques.
- Tu vois, rien que ça fait de toi une meilleure personne que la plupart des êtres humains. Si seulement tu pouvais savoir ce qu'est qu'être entouré par de la peau et entendre le rythme de ton cœur...
- Bien que votre réveil prouve qu'un esprit ayant vécu dans ce genre d'enveloppe peut migrer vers du métal, l'inverse semble toutefois inconcevable. Veuillez m'en excuser.
- Pas de problème... Si j'arrive à rencontrer des survivants, j'espère qu'ils ne seront pas effrayés ou qu'ils ne me prendront pas pour un soldat de l'ennemi.
- Rentrez tout d'abord en toute sécurité. »
Encore un peu de marche au sein de cette nature flamboyante et le voici de retour dans son temple de la résurrection. Après avoir soigneusement déposé ses trouvailles, il se met à chercher après le moindre objet contondant. Malheureusement, rien ne semble pouvoir le satisfaire.
« Quelle ironie tout de même, être aux commandes d'un corps moderne et devoir employer des méthodes primitives pour survivre. Vous ne m'avez vraiment pas facilité la tâche, chers concepteurs. Aurora, tu es vraiment sur qu'il n'y a rien chez toi qui puisse m'aider ?
- Absolument. »
Soudain, parmi tout le matériel présent, est installé un ordinateur muni d'une tour avec système de refroidissement à l'eau. Intrigué, il s'y dirige. Une fois en face, l'absence de clavier et de souris l'interpelle.
« Aucun moyen d'interagir avec ?
- A l'intérieur de votre index droit réside une prise USB-C.
- Ah bon ? »
Lorsqu'il le scrute, au bout de quelques secondes, la dernière phalange s'ouvre pour dévoiler le fameux embout. Sans plus tarder, il l'insère à l'endroit approprié. Presque aussitôt, l'écran s'allume. Un maigre temps de chargement s'en suit puis laisse place à un bureau sur lequel un seul dossier compressé trône en plein milieu. Malgré l'absence de souris, la connexion physique qu'il a établi lui permet de déplacer le curseur à sa guise. Après un clic, une fenêtre réclamant un mot de passe s'affiche.
« Bien évidemment... Aurora, sais-tu ce que je dois marquer ?
- Non. Navrée de vous décevoir. »
Un instant de réflexion l'amène à penser que, peut-être, écrire son matricule serait la solution. Sans aucune autre option à sa portée, il tente. Succès total. Le dossier se sépare en une multitude de sections remplissant intégralement l'écran. Ébahi par cette découverte, il ne sait pas laquelle choisir, toutes nommées de manière un peu cryptique.