Le soleil déclinait lentement, étirant des ombres dorées sur les immeubles fatigués de la banlieue sud. Éléa gravit les marches quatre à quatre, son sac battant contre sa hanche, le souffle court. Pas d’ascenseur, comme toujours. L’immeuble n’en avait jamais eu. Et même si ses jambes la suppliaient d’arrêter, elle n’écoutait pas. Monter ces cinq étages, c’était presque un rituel. Le retour à la maison.
Elle poussa la porte en soufflant légèrement.
— C’est moi, Papa.
Une odeur familière de riz et de poisson épicé flottait dans l’air. Dans la petite cuisine ouverte, son père s’affairait, le visage buriné par la fatigue mais illuminé par son sourire.
— Ma princesse est rentrée. Juste à temps.
Elle s’approcha pour l’embrasser doucement.
— Tu n’as pas encore mangé ?
— J’attendais ma collègue préférée.
Ils échangèrent un regard complice, plein de tendresse silencieuse. Son père avait toujours été ce roc discret, le pilier de leur petit monde bancal. Depuis que sa mère était tombée malade, il avait pris tout sur ses épaules. Chauffeur le matin, manutentionnaire le soir, parfois vigile les week-ends.
— Maman ?
— Elle dort. Elle a un peu de fièvre, mais elle a mangé. Je lui ai fait infuser une tisane.
Éléa posa son sac, retira ses chaussures. Le sol grinçait sous ses pas, mais c’était un son familier, rassurant. Elle entra dans la chambre de sa mère. Une femme mince, aux traits fatigués, dormait profondément, un foulard attaché autour de la tête. Sur sa table de chevet, une boîte de médicaments à moitié vide.
Éléa s’agenouilla silencieusement et caressa doucement la main de sa mère.
— Tiens bon, maman… murmura-t-elle.
Après le dîner, elle s’était changée et avait filé dans un petit café près de la station de métro, point de rencontre rituel avec ses deux amies d’université.
Inès l’attendait déjà, une écharpe trop grande autour du cou, les joues rougies par le vent.
— Hé, beauté fatiguée ! lança-t-elle avec un sourire.
Éléa s’effondra dans la chaise face à elle.
— Je suis à bout. Si un autre client me demande pourquoi sa chambre n’a pas la vue promise, je lui réponds que la Terre est ronde et qu’il n’a qu’à tourner.
Inès éclata de rire.
— On devrait écrire un livre. "Réponses honnêtes d’une réceptionniste à bout de nerfs".
— Chapitre un : "Non monsieur, je ne suis pas une plante décorative."
Elles rirent encore.
Quelques minutes plus tard, Naïla fit une entrée remarquée. Bottes à talons, trench beige, sac griffé.
— Je suis en retard, ne me tuez pas. J’ai eu droit à un shooting de 45 minutes à table. Ma mère voulait m’envoyer des photos de moi à un avocat qu’elle a repéré.
Éléa sourit. Inès leva les yeux au ciel.
— Encore un prétendant sponsorisé ?
— Il avait trente-huit ans. Il m’a appelée "ma jolie" et m’a dit que j’étais une bonne affaire. Une. Bonne. Affaire.
— Charmant, dit Éléa en sirotant son chocolat chaud.
— Et toi alors ? relança Naïla avec un air trop détaché pour être honnête. T’as croisé ton boss aujourd’hui, non ? Le roi des affaires en personne ?
Éléa haussa les épaules.
— Il est passé, oui. Rien de fou. Il a juste observé une scène au comptoir, avec un client qui s’énervait.
— Et ?
— Et rien. Il m’a regardée. Je l’ai regardé. Puis il est parti.
— T’es sérieuse ? Tu as échangé un regard avec Aidan Blackwell, et tu me balances ça comme si c’était un menu du jour ?
Inès observa la scène en silence, attentive. Elle voyait bien cette petite étincelle dans les yeux d’Éléa. Pas de l’admiration naïve. Plutôt une sorte d’intrigue troublante.
— Il t’a remarquée, dit-elle doucement.
Éléa secoua la tête.
— C’est impossible. Ces gens ne regardent pas les gens comme moi.
Naïla esquissa un sourire, légèrement crispé.
— Tu serais surprise. Parfois, ils ont envie de jouer à "découvrir la simplicité". Un petit frisson avant de retourner à leur monde doré.
Le ton était neutre, mais Éléa le sentit. Cette pointe de jalousie toujours voilée, jamais assumée.
Inès changea de sujet en douceur.
— Tu veux venir chez moi samedi soir ? Ma sœur cuisine. Et je t’ai trouvée un vieux polar que tu vas adorer.
— J’aimerais bien… Mais je pense que je bosse tard.
Naïla soupira.
— Tu travailles trop, Éléa. À ce rythme, tu vas finir vieille et seule.
— Plutôt ça que de finir vendue par ma mère à un avocat en phase terminale, répliqua-t-elle en riant.
Même Naïla rit, à contrecœur.
De retour chez elle, tard dans la nuit, Éléa vérifia d’abord que sa mère dormait toujours paisiblement. Son frère ronflait déjà dans la chambre voisine.
Elle s’installa sur son petit lit, dos contre le mur, genoux repliés.
Elle pensa à tout ce qu’elle avait entendu ce soir. Aux regards des gens. Aux attentes de la vie.
À ce regard.
Il y avait eu quelque chose. Quelque chose qu’elle ne pouvait pas nommer. Pas encore.
Elle prit un carnet noir rangé dans sa table de nuit et y écrivit simplement :
"Aujourd’hui, j’ai tenu tête à la vie. Et elle m’a regardée."
Pendant ce temps, à l’autre bout de la ville, dans une suite épurée aux lignes froides et sophistiquées, Aidan Blackwell était debout devant la baie vitrée.
Les lumières de la ville s’étiraient à l’infini.
Mais son esprit était ailleurs.
— Monsieur Blackwell ? fit son assistant, la voix hésitante à l’autre bout du téléphone.
J’ai récupéré le dossier que vous avez demandé.
— Envoie-le-moi.
— Tout de suite.
Il raccrocha.
Son regard n’avait pas quitté la ville.
Mais dans son esprit, un prénom résonnait doucement.
Éléa.