Le jour où tout a basculé
La salle de classe était comme toutes les autres de l’établissement : murs pâles, tableaux effacés à moitié, rangées de bureaux usés par le temps et les coups de compas. Un néon clignotait faiblement au plafond, rythmant la cacophonie des bavardages adolescents.
Tous parlaient, riaient, s’envoyaient des boulettes de papier... sauf un. Affalé sur sa table, Keita laissait sa tête glisser mollement entre ses bras croisés. Ses cheveux orange, brillants comme des flammes mal éteintes, retombaient sur son front. Le dégradé qu’il avait rasé récemment laissait une bande noire visible sur les côtés, comme une ombre accrochée à sa lumière. Malicieux de nature, il ne parlait pourtant pas aujourd’hui. Il avait juste sommeil. Rien d’autre.
Puis, dans le couloir, un bruit.
Discret, mais étrange.
Une ombre longue et lourde approchait, étirée comme si elle n’appartenait à rien d’humain.
Sans un mot, la porte de la classe s’ouvrit lentement. Tous les élèves se turent en un instant. L’un d’eux se leva nerveusement et lança d’une voix tendue :
— Levez-vous !
Puis, aussitôt :
— Asseyez-vous...
Une silhouette massive se tenait sur le pas de la porte. L’homme entra sans dire un mot, traînant derrière lui une autorité presque suffocante. Des lunettes noires parfaitement opaques couvraient ses yeux, et aucun élève ne s’en souvenait autrement. Il était grand, taillé comme une armure humaine, et les rumeurs disaient qu’il avait déjà brisé un casier... avec la tête d’un élève.
Il balaya la salle du regard, puis déclara d’une voix grave :
— Bon... comme c’est le dernier jour, l’administration vous accorde quartier libre. Profitez. Et essayez de ne pas mourir.
Il tourna aussitôt les talons, sortit... et disparut dans le couloir, comme s’il s’était fondu dans l’air.
Dès qu’il fut parti, les bavardages reprirent avec deux fois plus de bruit.
Quelques minutes plus tard, un autre garçon entra, lentement. Ses cheveux noirs tombaient en rideau sur son front, masquant entièrement ses yeux. Son allure tranquille contrastait avec l’agitation générale. Il se dirigea sans dire un mot vers Keita, toujours à moitié endormi.
— Keita, souffla-t-il. Tu te rappelles ? C’est aujourd’hui que tu dois lui dire. Tu me l’as promis.
Keita soupira, sans lever la tête.
— Je sais, je sais... Mais tu crois que c’est facile, toi ? C’est pas juste “salut, je t’aime, on sort ensemble”. C’est... c’est Yuna.
— Justement, répondit l’autre. Tu l’aimes, non ? Alors va lui dire.
Keita se redressa à contrecœur.
— Bon... on y va.
Ils sortirent ensemble, s’engageant dans le couloir dallé de carreaux blancs légèrement sales. Des affiches froissées sur les murs rappelaient les règles de sécurité, l’interdiction d’utiliser les pouvoirs dans l’enceinte scolaire (même si presque personne n’en avait), et les dates de fermeture. Des casiers cabossés couraient le long des murs.
Ailleurs dans l’école...
Une porte s’ouvrit à la volée. Un groupe de filles en uniforme déboula dans le couloir en riant fort, échangeant des histoires de cours, de coiffure et de garçons avec l’énergie typique d’un dernier jour.
Retour sur les deux garçons :
— Tu dois lui dire aujourd’hui que tu l’aimes, insista l’ami au ton posé.
— Je sais, souffla Keita. Mais j’ai peur qu’elle me voie juste comme son pote d’enfance... ou pire, comme un grand frère. Si je me prends un râteau, c’est fini.
— Franchement, t’es idiot. Je suis sûr qu’elle est amoureuse de toi aussi.
— Ça, c’est juste toi qui veux que ce soit vrai. Y a rien qui le prouve... mais bon. J’espère que t’as raison.
Retour sur le groupe de filles :
Parmi elles, une fille se détachait par sa grâce tranquille. Cheveux longs, regard vif, silhouette équilibrée, elle riait avec les autres mais semblait déjà ailleurs. Son nom était Yuna.
— Bon, les filles, à plus tard !
Elle s’éloigna, tournant dans un autre couloir.
Je me demande encore où ils sont passés, ces deux-là... pensa-t-elle.
En marchant, elle passa devant une large fenêtre. Et là... elle s’arrêta net.
Ses yeux s’écarquillèrent.
Juste derrière la vitre, à quelques mètres à peine...
Un œil gigantesque la fixait.
Au même instant, Keita et son ami tournaient dans le couloir adjacent.
Un cri perçant fendit l’air.
Yuna venait de hurler.
Au-delà des murs de la grande cité, à plusieurs kilomètres de la zone centrale, s’élevait une muraille extérieure, large et épaisse, haute de douze mètres.
Une simple porte en bois, d’à peine deux mètres, en marquait l’entrée, plantée là comme une bouche minuscule au bas d’un géant de pierre.
Tout autour, une forêt dense encerclait la zone, mais elle s’arrêtait net à deux mètres du mur, comme si les arbres eux-mêmes refusaient de s’en approcher. Une route étroite, gravée entre les troncs, menait droit vers la porte, tranchant la végétation d’un chemin rectiligne.
Deux adolescents, probablement âgés de seize ans, étaient postés là, assis au bord de la route.
— Moi je te dis qu’il se passera rien, râla Kohaku, les bras croisés. Viens, on va au lac pour se baigner.
Ses longs cheveux blonds, attachés derrière avec une corde brute, glissaient sur ses épaules bronzées. Elle portait un t-shirt blanc sans motif, enfoncé dans un short en jean. Sur chaque cuisse, un petit couteau était solidement fixé. Son regard était dur, son ton brutal, et sa colère toujours prête à exploser.
— On doit surveiller la porte, répondit Hiro, calme mais ferme. Pour être sûr qu’aucun monstre ne passe.
Plus mince mais tout aussi solide, Hiro portait un t-shirt rouge frappé d’une inscription en lettres usées : JE SUIS TOUT FEU TOUT FLAMME. Ses cheveux noirs lui tombaient juste au-dessus des yeux, et il fixait la forêt avec concentration.
— DIS JUSTE QUE TU VEUX PAS ÊTRE SEUL AVEC MOI ! hurla Kohaku, rougissante. DE TOUTE FAÇON, LES MONSTRES, ON PEUT SENTIR LEUR WIND DE LOIN !
— Ouais, sauf que certains peuvent dissimuler leur présence, grogna Hiro. Et c’est quoi cette histoire d’être seul avec toi ?
— R-Rien ! répondit-elle en détournant la tête, les joues rouges.
Hiro soupira, se leva, fit quelques pas sur la route, puis revint vers elle.
— Bon... j’ai un truc à te dire.
Kohaku tourna la tête, intriguée, le cœur battant.
— Quoi ?... Vas-y...
— Ce matin, mon grand-père m’a remis ça.
Il sortit un petit paquet enveloppé dans un tissu sombre, soigneusement enroulé. Kohaku, croyant à une déclaration, détourna aussitôt les yeux, vexée.
— C’est très sérieux, insista Hiro. D’après lui, c’est une sorte de prison. Un de mes ancêtres aurait réussi à sceller un monstre mythique là-dedans... et, depuis des générations, chaque descendant doit empêcher sa libération.
Kohaku, les bras croisés, se tourna pour lui répondre... puis aperçut l’objet.
— Attends... on dirait qu’il y a un truc à l’intérieur...
— Justement, dit Hiro. Même moi je sais pas ce que c’est. Mon grand-père non plus. Il dit que toute personne qui touche ce qu’il y a dedans se fait aspirer, au bout de quelques minutes.
— Wow... C’est dangereux, ton machin... J’ai bien envie de...
Craac.
Un bruit sec les figea net. Une brindille venait d’être écrasée. Un pas.
Les deux adolescents levèrent les yeux, lentement. Une silhouette s’approchait dans l’ombre des arbres.
Elle avançait lentement, mais sans hésitation.
On aurait dit... un poulpe difforme, gigantesque, qui aurait avalé un éléphant, puis l’aurait digéré en conservant sa masse. Deux pattes épaisses et grises — vestiges de l’animal absorbé — lui permettaient de se mouvoir, tandis que plusieurs tentacules s’étendaient et se repliaient sans cesse autour de son corps visqueux.
Deux petits yeux noirs, rapprochés, scrutaient la zone près de ses appendices, et un troisième œil, plus gros, comme une perle brune, brillait au centre de sa masse.
Hiro déglutit.
— Tu vois ? Je t’avais dit que c’était pas une bonne idée d’aller te baigner.
Kohaku ne le quitta pas des yeux.
— Ok... T’avais raison.
Un silence figé. Une seconde d’incrédulité.
Puis les cris éclatèrent.
Des élèves hurlaient dans les couloirs, fuyant dans toutes les directions. Certains trébuchaient, d'autres restaient paralysés, les yeux écarquillés par la peur. Mais dans cette mer de chaos, deux garçons couraient à contre-courant, bousculant les élèves paniqués pour rejoindre celle qu’ils cherchaient.
Yuna.
Elle était toujours figée devant la grande fenêtre de la salle, les mains plaquées contre la vitre. Mais avant même que Keita et Kubira n’aient pu l’atteindre, un bruit sourd résonna.
Un poing gigantesque déchira le mur.
Un morceau entier de la façade s’effondra, projetant des éclats de pierre et un nuage de poussière à travers la salle. Un cratère immense s’ouvrait maintenant là où se trouvait autrefois le mur.
Une main énorme, aux doigts difformes et couverts d’une peau rêche et verdâtre, s’enfonça dans la classe comme une pince grotesque. Elle agrippa Yuna avec une facilité terrifiante, l’arrachant du sol sans ménagement.
Keita s’arrêta net, le souffle coupé.
Le monstre, haut d’au moins trois mètres, portait pour tout vêtement un pagne en lambeaux qui flottait au vent. Son corps était grotesquement disproportionné. D’un côté, un œil énorme, presque aussi gros que sa tête, roulait dans son orbite. L’autre œil, plus petit, semblait normal, mais perdu sur ce visage asymétrique.
Ses bras, trop longs, pendaient comme deux masses démesurées. Chacune de ses mains était plus grande que son propre torse. Et pourtant, il les soulevait sans effort apparent. Dans l’une d’elles, le corps de Yuna pendait, ses épaules et sa tête dépassant d’un côté, ses pieds de l’autre.
Le monstre inclina la tête, observant sa proie avec une curiosité presque enfantine. Puis, d’une voix gutturale, lente, aux syllabes étirées par la bêtise :
— Joooo-lie…
Le vent s’agita. Une décharge d’électricité statique effleura Keita. Il tourna la tête, surpris.
Les mains et les pieds de Kubira étaient parcourus d’éclairs.
— T’as des pouvoirs maintenant ?! s’écria Keita.
Kubira répondit sans détourner le regard du monstre :
— Ouais. Désolé de rien avoir dit. Mais là, je dois aider Yuna.
— Tu comptes sauter ? On est au quatrième étage !
— Je sais.
Et sans attendre, il s’élança dans le vide.
Le tonnerre éclata. Son poing, enveloppé d’éclairs bleus, s’abattit sur la tête du monstre avec une force dévastatrice.
À l’extérieur de la ville, le calme fut brisé.
Un bruit sourd, semblable à une explosion, retentit depuis la muraille. Puis un second, encore plus violent. Une portion du mur venait de s’effondrer sous l’impact.
L’alarme stridente résonna à travers tout le secteur.
— Et tu voulais qu’on aille se baigner ?! grogna Hiro, les dents serrées.
Kohaku, les yeux étincelants de rage, tira ses couteaux de leurs étuis.
— C’est bon, j’ai compris.
Sans attendre, elle se rua en direction du monstre. Un cri de guerre jaillit de sa gorge alors qu’elle bondissait. Hiro, juste derrière, se plaça en position de combat, ses mains chauffant déjà sous l’afflux de chaleur magique.
Le monstre se tourna vers eux. Deux de ses tentacules gonflèrent, s’étirant dans leur direction.
Kohaku esquiva agilement le premier, tourna sur elle-même et trancha le second. Il tomba lourdement au sol… puis repoussa immédiatement, comme s’il avait été fait de chair éternelle.
— Hiro ! Neutralise ses pouvoirs ! hurla-t-elle en fendant un autre tentacule.
— J’essaye ! cria-t-il en tendant ses deux mains, concentrant son énergie.
— Mais… on dirait qu’il n’utilise pas de pouvoir ! Je peux rien bloquer !
— Alors viens m’aider ! Distraits-le juste une seconde !
Hiro s’élança, évitant un tentacule de justesse. Il prit appui sur un rocher, sauta, puis frappa de toutes ses forces l’œil central du monstre.
Un hurlement de douleur secoua l’air.
Mais avant qu’il ne touche le sol, trois tentacules s’enroulèrent autour de lui.
Le monstre serra. Hiro cria de douleur, les côtes comprimées.
— HIROOOO !
Kohaku hurla à pleins poumons. Son regard se durcit. Elle fondit sur les tentacules, les tranchant avec une précision chirurgicale.
Puis, elle se pencha légèrement… et disparut.
L’air se plia, littéralement. Devant elle, des plis invisibles se formèrent, comme si l’espace lui-même se froissait. Elle s’y engouffra…
…et réapparut dans le dos du monstre, lame en avant, et planta son couteau profondément dans sa chair.