La marche funèbre
Le couteau s’enfonça dans la chair visqueuse du monstre avec un bruit sourd. Un liquide noir jaillit de la plaie, éclaboussant les pierres sous les pieds de Kohaku. Elle pivota, prête à frapper de nouveau, mais un tentacule surgit sur le côté, comme une lame vivante. Elle se baissa à temps, roula sur le sol, et réapparut à quelques mètres plus loin, haletante.
— Hiro ! hurla-t-elle. Il va se régénérer encore, bouge-toi !
Hiro serrait les dents. Le monstre hurlait, ses tentacules fouettant l’air avec une vitesse surprenante. Le sol tremblait sous ses pas massifs, et chaque impact faisait voler des éclats de pierre.
— Il n’a pas de pouvoir actif... souffla Hiro. Je peux rien bloquer... mais je peux cogner !
Il bondit en avant, esquiva un tentacule, puis deux, et frappa de toutes ses forces dans le ventre du monstre. L’impact fit vibrer l’air, mais le monstre ne recula pas. Il se pencha, grogna, et sa gueule visqueuse s’ouvrit dans un hurlement d’animal sauvage.
Un tentacule jaillit, s’enroula autour du bras de Hiro. Un deuxième autour de sa jambe. Le garçon se retrouva suspendu, tiré violemment vers le haut.
— Hiro ! cria Kohaku en fonçant vers lui.
Le monstre balança Hiro contre un arbre, puis contre un mur. Des craquements sinistres résonnèrent, mais Hiro tint bon, malgré les ecchymoses.
— Tu vas regretter ça...
Kohaku profita de l’ouverture. Elle recula de deux pas, plia légèrement l’espace devant elle, créant une faille à peine visible, et s’y engouffra.
Elle réapparut sur l’épaule du monstre.
Sans hésiter, elle planta ses deux couteaux en croix dans la base du cou de la bête. Le monstre poussa un cri de rage si grave que l’air vibra autour d’eux. Il recula de deux pas, déstabilisé, puis leva trois tentacules pour écraser Kohaku.
Elle plongea dans une autre faille et réapparut derrière lui. Mais le monstre, cette fois, avait anticipé. Un tentacule l’attendait déjà et la frappa de plein fouet.
Elle fut projetée au sol, glissant sur plusieurs mètres, le souffle coupé.
Hiro hurla :
— KOHAKU !
Il se redressa, le sang coulant sur son front. Il courut vers la bête, esquivant une attaque, puis grimpa le long de son dos comme un félin furieux. Il atteignit la nuque, là où Kohaku avait frappé, et frappa à mains nues, encore et encore.
— TU VEUX MANGER DES GENS ?! hurla-t-il. T’AS CHOISI LA MAUVAISE GARDE !
Le monstre chuta lentement, déséquilibré. Kohaku, allongée au sol, se releva en titubant.
Elle vit le moment.
— Hiro... écarte-toi.
Il sauta à temps. Kohaku ouvrit une faille juste sous le monstre en train de tomber.
Le sol se tordit, la gravité se déforma, et le monstre fut aspiré à moitié à l’intérieur avant de heurter violemment la pierre de biais.
La masse difforme hurla, ses tentacules battant dans tous les sens.
Kohaku bondit, lame en main, atterrit sur son torse et planta ses couteaux dans son unique œil géant.
Silence.
Le corps convulsa… puis s’effondra.
Le poing de Kubira frappa la tempe du monstre avec une puissance foudroyante. L’impact fit tituber la créature. Ses jambes tremblèrent sous son propre poids, et dans un rugissement rauque, il relâcha Yuna.
Elle tomba comme une poupée désarticulée, mais Kubira, déjà au sol, bondit à nouveau et la rattrapa dans les airs juste avant qu’elle ne touche le béton.
Yuna était vivante. Sous le choc, les yeux écarquillés, elle ne parvenait pas à parler. Son cœur battait à tout rompre. Ses mains tremblaient, agrippant inconsciemment le t-shirt de Kubira.
— Ça va... tu es vivante, murmura-t-il en la déposant avec précaution sur le sol.
Mais il n’avait pas le temps de se reposer.
Il se redressa, le regard fixé sur le monstre. Un voile rouge passa devant ses yeux, comme une lueur d’orage. Ses pupilles changèrent de teinte. D’une voix plus grave, plus animale, il lâcha :
— Méchant...
Le monstre, blessé, grogna de rage, mais avant même qu’il ne bouge, un cri inhumain retentit dans le ciel.
Un rugissement collectif.
Un son lourd, profond, guttural. Comme une armée de bêtes géantes.
Puis, comme sortis des ombres elles-mêmes, une dizaine de monstres similaires à celui qu’affrontait Kubira surgirent des ruelles, marchant d’un pas lourd, fracassant les routes sous leurs pieds. Ils avançaient droit vers la ville, détruisant tout sur leur passage : maisons, poteaux, véhicules.
En quelques minutes, le quartier scolaire se transforma en zone de guerre.
Des flammes jaillirent d’un immeuble à l’est. Des vitres explosèrent dans un vacarme étouffé. Des cris d’enfants, des pleurs, des appels désespérés fendaient l’air comme des lames. Une fumée noire s’élevait déjà dans le ciel.
Kubira fonça à nouveau vers le premier monstre, déterminé à le finir avant que la situation n’empire. Il sauta, poing prêt à frapper.
Mais la bête l’attrapa en plein vol. Et cette fois, elle ne le retint pas.
Elle le projeta violemment contre un mur.
Le choc fit trembler tout le bâtiment. Kubira s’écrasa dans les gravats, le souffle coupé.
Pendant ce temps, Keita et d’autres élèves avaient réussi à quitter l’étage.
Ils se retrouvaient maintenant dans la cour, entourés de murs fissurés, d’arbres déracinés et de morceaux de verre au sol.
Certains professeurs et élèves fuyaient déjà dans les rues avoisinantes.
D’autres restaient figés, paralysés, réalisant que sortir de l’école signifiait croiser d’autres géants sur les routes.
Puis il y eut un bruit sourd, comme un coup de canon.
Et le professeur en lunettes noires — celui dont personne n’avait jamais vu les yeux, celui dont l’aura faisait taire les plus rebelles — s’avança, droit vers la créature la plus proche.
Il sauta.
Et frappa le sol de son poing.
Un tremblement secoua la terre.
Le sol se brisa net. Un cratère gigantesque fendit la cour, séparant le monstre des élèves. La créature en face recula, désorientée.
Keita, encore sous le choc, s’approcha de Kubira, suivi de Yuna.
— Depuis quand il a des pouvoirs, lui ?... Et le prof aussi ? demanda-t-elle, encore tremblante.
— J’en sais rien... répondit Keita. Je viens de le découvrir comme toi...
Le corps de Kubira fumait encore. Son t-shirt était déchiré, ses bras éraflés, des traces de sang maculaient sa tempe. Il se redressa lentement, une main sur son flanc.
Yuna voulut l’aider, mais il recula.
— Je vais l’aider, dit-il en regardant le professeur au loin.
Hiro posa une main sur son épaule.
— T’es sûr ? Il t’a balancé contre un mur comme une pierre...
Kubira grimaça.
— Je suis peut-être pas assez fort… mais c’est mon devoir. À part le prof et moi, je pense pas qu’il y ait d’autres porteurs ici.
Au loin, de puissantes explosions secouaient la ville. Le ciel noir s’illuminait par moments, comme frappé par des éclairs. On entendait les échos de combats d’une ampleur inconnue.
Le chaos venait de commencer.
Le cratère que Kael avait formé séparait les élèves du monstre, mais la créature ne reculait pas. Son œil difforme roulait dans son orbite, ses bras gigantesques se levaient lentement au-dessus de sa tête, comme un enfant préparant un coup de massue.
Face à lui, Kael ne bougeait pas.
Il se tenait droit, les bras le long du corps, le vent agitant les pans de sa longue veste noire. Ses lunettes sans reflet brillaient faiblement sous la lumière des flammes lointaines. Pas un mot. Pas un ordre. Pas même un regard vers les élèves. Juste sa présence, calme, solide comme un mur.
— Professeur Kael… murmura un élève en retrait.
— Il va vraiment se battre ? souffla un autre.
Le monstre poussa un cri rauque et abattit ses deux bras sur Kael avec une violence inouïe.
Le sol explosa.
Des éclats de pierre volèrent dans tous les sens. Un nuage de poussière couvrit tout. Yuna se couvrit le visage, Keita recula d’un pas, le cœur battant.
Mais lorsque la poussière retomba…
Kael était toujours debout.
Il avait arrêté les deux bras du monstre à mains nues.
Ses pieds n’avaient même pas bougé.
Il releva légèrement la tête. Sa voix résonna pour la première fois, grave et sans émotion :
— Tu vas regretter d’être passé par ce mur.
Et il frappa.
Un coup de poing unique. Brutal. Précis. Tellement rapide qu’il en devint silencieux.
Il heurta le flanc du monstre… et le corps de la créature fut projeté en arrière avec la force d’une explosion. Il glissa sur plusieurs mètres, son épaule écrasant un mur, le sol se fissurant sous son poids.
Mais le monstre grogna, repoussa les gravats, et se redressa en titubant. Son œil géant saignait légèrement, mais sa colère n’avait fait que croître.
Il bondit à nouveau.
Kael se prépara. Son corps était celui d’un humain… mais chaque muscle semblait tendu comme un câble d’acier.
Juste avant l’impact, une lueur bleue éclata sur le flanc du monstre.
Kubira.
Il surgit sur le côté, une traînée d’électricité dans ses pas. Son bras chargé de foudre frappa la jambe droite du monstre, qui s’effondra à genoux en rugissant.
— Je suis là aussi, dit-il en reprenant son souffle.
Kael tourna brièvement la tête vers lui. Un hochement presque imperceptible.
— Couvre mon flanc droit, murmura-t-il simplement.
Kubira hocha la tête. Il saignait toujours, mais tenait debout.
Le combat reprit.
Le monstre balançait ses bras en cercles puissants, fauchait le sol, frappait au hasard dans l’air et les murs. Kael esquivait sans effort apparent, ses mouvements d’une précision chirurgicale. À chaque coup, le professeur ripostait avec des frappes qui faisaient plier la chair monstrueuse.
Kubira, de son côté, utilisait sa vitesse. Il tournoyait autour de la bête, lançait des décharges ciblées sur ses articulations, ses nerfs, ses yeux.
— Kael, maintenant ! cria-t-il.
Kael bondit dans les airs — son poing tendu comme une lance divine — et frappa le crâne du monstre de haut en bas.
Un craquement sourd résonna.
Le monstre s’écroula pour de bon cette fois. Sa tête heurta le sol dans un fracas assourdissant, soulevant un nuage de poussière brûlante.
Silence.
Puis les élèves commencèrent à crier.
Certains de soulagement. D’autres de terreur. Mais tous savaient une chose : ils venaient d’assister à un combat qui les dépassait.
Kael, sans même regarder le cadavre du monstre, remit en place ses lunettes.
— Évacuez l’école. Maintenant.
Il se retourna, et marcha calmement, laissant Kubira haletant à côté du corps fumant.
Keita, figé, murmura à Yuna :
— C’était… surhumain.
Yuna ne répondit pas. Elle fixait toujours le professeur, son cœur battant.
Le monde qu’ils connaissaient venait de s’effondrer.
Le calme, s’il avait existé, ne dura que quelques secondes.
Le sol trembla. D’abord légèrement, comme une vibration sourde. Puis plus violemment. Comme un battement, un pas, une cadence monstrueuse.
— C’est quoi ce bruit ? murmura Keita, encore choqué.
Yuna tourna la tête. Ses yeux s’écarquillèrent.
Trois silhouettes noires approchaient à travers les flammes et les ruines. Immenses. Déformées. Terrifiantes. Leurs pas faisaient vibrer l’air. Leurs corps ressemblaient à des fusions cauchemardesques entre l’animal et le minéral, avec des bras trop longs, des cous brisés, des mâchoires trop larges.
Et ils étaient plus grands. Beaucoup plus grands.
Au moins deux fois la taille du monstre précédent.
— Trois nouveaux monstres... lâcha Kubira, le souffle coupé.
L’un d’eux poussa un hurlement si grave que le ciel sembla se plier. Une onde de choc balaya la zone. Les vitres encore debout explosèrent. Des élèves hurlèrent, se bouchant les oreilles. Certains tombèrent à genoux, sonnés.
Kael leva les yeux, mais cette fois… il ne bougea pas.
Kubira, lui, se mit en position. Il n’avait plus d’énergie pour une attaque frontale. Il savait qu’il n’allait pas gagner.
Le premier monstre chargea. Un mur entier fut pulvérisé d’un seul coup d’épaule. Des élèves, restés dans l’arrière-cour, n’eurent pas le temps de fuir.
Un bras massif s’abattit sur eux. La chair vola. Des cris s’étranglèrent dans le sang. Un garçon fut écrasé, une fille attrapée… et mangée vivante devant ses camarades.
Keita vomit.
Yuna hurla.
Kubira fonça, électrisant ses bras, mais le deuxième monstre leva une jambe et lui asséna un coup de pied comme on chasse une mouche.
Kubira roula au sol, glissant sur plusieurs mètres. Il saignait de l’oreille, les côtes broyées.
Keita courut vers lui.
Mais un tentacule osseux tomba du ciel, prêt à le trancher net.
Kael s’interposa.
D’un revers de bras, il dévia l’attaque. Puis il attrapa Keita par le col et le projeta derrière lui.
— Reste derrière moi, ordonna-t-il, pour la première fois avec une autorité claire.
Yuna tenta de rejoindre Keita, mais un autre élève courut devant elle… et se fit faucher par une mâchoire garnie de crocs. Son cri s’interrompit net. Seuls des éclats d’os retombèrent au sol.
La panique était totale.
Kael frappa. Encore. Et encore. Mais ses coups ne brisaient plus. Les monstres, plus massifs, plus résistants, encaissaient.
Et ripostaient.
Un bras percuta Kael au flanc. Il recula d’un pas. Pour la première fois.
Kubira tenta de se relever, mais retomba à genoux, haletant.
Yuna le soutint.
— Il faut fuir ! cria-t-elle. On ne peut rien faire !
Kael ne répondit pas. Mais il se plaça à nouveau entre Keita et les monstres, ignorant les autres élèves. Certains criaient encore à l’aide… d’autres étaient déjà tombés. Du sang tachait les murs, les flammes léchaient les arbres du jardin.
En quelques minutes, plus de la moitié des élèves avaient disparu. Morts. Dévorés. Pulvérisés.
Et au milieu de ce carnage…
Kael, Kubira, Yuna, Keita. Debout.
Mais cernés. Essoufflés. Dépassés.
Les monstres gagnaient.