Chapitre 1 - La Déchirure

Orhalia, année 4883 du Sixième Millénaire.

Le ciel de Paris s'assombrissait lentement, étirant ses voiles de brume et de lumière sur les toits d'ardoise. Les façades haussmanniennes, encore baignées d'un éclat orangé, s'embrasaient sous les derniers feux du jour, tandis qu'une brise d'été tardive serpentait entre les avenues, soulevant les feuilles mortes comme de maigres prières abandonnées.

Parmi la foule dispersée, Ethan Auniday avançait sans urgence, son sac en bandoulière battant doucement contre sa hanche à chaque pas. Une main dans la poche de sa veste, l'autre sur son téléphone, il faisait défiler machinalement les publications de son forum préféré.

— « Encore un débat sur Shingeki... », marmonna-t-il avec un soupir entre lassitude et amusement.

Il était un jeune homme comme tant d'autres, un étudiant banal, sportif discret, passionné de boxe et pianiste à ses heures, un être en équilibre précaire entre routine et rêves.

Il n'imaginait pas, ce soir-là, que tout basculerait. Qu'il franchirait une frontière invisible.

Et que le monde qu'il connaissait... cesserait tout simplement d'exister. Pas d'alerte. Pas de signe. Juste... une déchirure.

Ce fut d'abord un frémissement étrange dans l'air, une vibration à peine perceptible, comme un accord dissonant joué au creux du réel. Puis le sol se mit à vaciller sous ses pieds, subtilement d'abord, comme un vertige, puis plus franchement, comme si les lois de la gravité hésitaient à poursuivre leur office. Il leva les yeux. Une faille. Une entaille dans le tissu même de l'espace, large, mouvante, violacée, palpitante comme une plaie cosmique, venait de s'ouvrir au beau milieu de la rue. Les réverbères vacillèrent. Le bruit de la ville sembla s'étouffer. Des passants figés, hébétés, n'eurent même pas le temps de crier. Et Ethan, lui, n'eut pas le temps de fuir. Un souffle invisible jaillit de la faille. Un vent sans direction. Une volonté sans nom. Et dans un râle silencieux, il fut arraché à son monde. Son téléphone glissa de ses doigts. Son cœur se serra. Et tout disparut.

Plus de sons. Plus de couleurs. Plus de sensations. Rien. Rien qu'un vide total, absolu, glacial... et sans air. Il tenta de respirer. Rien ne vint. Sa bouche s'ouvrit en un réflexe paniqué, mais ses poumons se compressèrent inutilement. Il ne sentait plus son propre corps. Ou plutôt... il le sentait trop. Ses membres agitaient le néant dans une panique sourde, cherchant appui là où il n'y avait plus d'espace, ni haut, ni bas. Il tombait. Ou peut-être flottait-il. Ou mourait-il. Mais il n'y avait rien pour le lui dire. Et alors que sa conscience commençait à vaciller, une voix surgit dans son esprit. Elle ne résonnait pas. Elle exista. Une voix douce, sans timbre, fluide comme une pensée.

« Installation du Système terminée. »

Compétence acquise : Traduction universelle.

Compétence acquise : Échange équivalent.

Compétence acquise : Copie.

Aucune émotion dans la voix. Juste une énonciation, froide, mécanique, implacable. La voix ne provoqua aucune réaction. Il n'y avait plus assez d'oxygène pour penser. Juste... pour ressentir.

Avant même qu'il ne puisse réagir, une lumière jaillit de toutes parts. Brute. Blanche. Totale. Puis, la chute. Son corps heurta brutalement quelque chose de solide. Une roche. Fendue, humide, tranchante.

CRACK.

Le son de l'impact résonna jusque dans ses os. Son épaule percuta la pierre de biais, et une douleur fulgurante irradia le long de sa nuque. Ses poumons, jusque-là privés d'air, s'ouvrirent dans un cri instinctif et déchirant.

— « Hhhhaaaa–HHHHHAAAHHH ! »

Un hurlement étranglé. Sauvage. Viscéral. Ses mains griffèrent la terre spongieuse sous lui, cherchant à s'ancrer. Son corps se cabra, se tordit dans la douleur, cherchant de l'oxygène comme un noyé émergeant de l'enfer. Le sol vibrait. Ou était-ce lui ?

Il tremblait. De douleur. De peur. De froid. L'air... Il y avait de l'air ici. Lourde, moite, fétide. Mais de l'air quand même. Il tenta de rouvrir les yeux. Les ténèbres l'accueillirent. Épaisses. Moites. Oppressantes. Seule une lueur rougeâtre, lointaine et rythmée, palpitait au loin. Une lumière vivante, comme un cœur lentement battant.

Il était couché dans ce qui ressemblait à une grotte. Ou une caverne. Les parois n'étaient pas de simples roches. Non. Elles respiraient. Lentement. Une vapeur noire suintait de leurs fissures, comme la buée d'une bête endormie. L'air empestait le fer, le moisi... et la chair. Ethan tremblait. Il tenta de se redresser, prenant appui sur son coude blessé. Sa main s'écrasa dans une flaque tiède. Il baissa les yeux, son souffle suspendu. Ce n'était pas de l'eau. C'était épais, visqueux, foncé.

Du sang. Pas le sien. Un bruit. Un râle ? Il leva les yeux. Et la vit.

Une forme humaine, étendue à quelques mètres. Déchiquetée. Déformée. Les os rompus transperçaient la chair, les entrailles s'échappaient d'un ventre béant, les membres étaient tordus sous des angles absurdes. Pas un mouvement. Pas un souffle. Juste un cadavre. Et autour d'eux... toujours ce silence.

— « Hein... ? »

Le souffle d'Ethan s'étrangla dans sa gorge. Ses yeux, encore tremblants, venaient de se fixer sur le cadavre. Un homme. Ou ce qu'il en restait. Il gisait là, allongé sur le flanc, les yeux grands ouverts, figés dans une expression de terreur pure. Les globes oculaires, ternes et vitreux, fixaient un plafond invisible, comme si même la mort n'avait pu détourner son regard de l'horreur qu'il avait vue. Sa bouche était entrouverte, la mâchoire relâchée dans un silence morbide, comme un dernier cri resté prisonnier.

Mais c'était son ventre... Ou ce qu'il en restait...

...qui glaça Ethan jusqu'au cœur. Les chairs, éventrées, pendaient comme des lambeaux de tissu déchiré. Les organes internes s'étaient échappés de l'abdomen en une masse visqueuse et informe, répandue sur le sol comme une gerbe de serpents sanglants. Une mare rouge, épaisse, d'un noir carmin, s'étendait autour du corps comme une offrande morbide.

— « Haa... HAAAAA ! »

Un cri monta de sa gorge, aigu, panique, animal. Il recula brusquement, rampant à l'aveugle dans la pénombre, jusqu'à heurter violemment une paroi rocheuse. Le choc lui coupa le souffle, mais il n'osait détourner les yeux de la scène. La nausée monta, brutale. Il porta une main tremblante à sa bouche, ses doigts froids contre ses lèvres brûlantes. Ethan n'avait jamais vu un mort. Encore moins un... comme ça. Ses jambes flageolaient, ses muscles tétanisés refusaient de répondre. Sa respiration devenait erratique, désordonnée, entrecoupée de sanglots muets. Il luttait. Contre la panique. Contre la terreur. Contre ce monde qui n'était pas le sien.

— « C'est... c'est pas possible... » Sa voix n'était qu'un souffle, éparpillé dans l'air vicié.

— « C'est un cauchemar... juste un putain de cauchemar... »

Il ferma les yeux. Inspira. Une fois. Deux fois. Chercha à se raccrocher à quelque chose. À quoi que ce soit. Mais ce fut le bruit qui le ramena à la réalité. Un bruit mouillé.

— Splsh...

Loin d'être rassurant, il était étouffé, visqueux, comme une masse charnelle se mouvant sur une surface détrempée. Ethan rouvrit les yeux, le souffle suspendu. Ce n'était pas le cadavre. Quelque chose avait bougé. Quelque chose d'autre. Il tendit l'oreille.

Un raclement, profond, lent. Une respiration rauque, fauve. Un glissement de chair contre la pierre, moite, sinistre. Ses yeux se tournèrent vers la faible lumière rouge, cette pulsation étrange, rythmée, qui battait au loin dans l'ombre. Elle venait de s'intensifier.

Elle réagissait. À lui. Ou à ce qui approchait.

Ethan comprit, dans une terreur sourde, que cette grotte n'était pas vide. Il n'était pas seul.