Chapitre 10 — Charognard

La lumière filtrant à travers les fissures de la trappe n’éclairait que faiblement l’abri, projetant des bandes pâles sur la pierre humide et les murs dévorés par la moisissure. L’aube était déjà passée depuis un moment, mais ici, dans ce coin oublié de Nérondelle, le temps semblait s’étirer comme un souffle sans fin.

Elaine bougeait avec méthode, ses gestes empreints d’une urgence silencieuse. Elle glissait dans un sac râpé quelques objets essentiels un couteau émoussé, un morceau de corde, un crochet de fer à la forme étrange et une toile roulée soigneusement pliée. Pas un bruit inutile. Elle effleurait à peine le sol du bout de ses bottines rafistolées, veillant à ne pas troubler le sommeil fragile de sa mère.

De ton coin, tu l’observais. Sa manière d’agir ne trahissait ni hésitation ni peur. Seulement l’efficacité glacée de celles et ceux qui n’ont plus droit à l’erreur. Son visage était fermé, concentré. Elle ressemblait à une fille de son âge, et pourtant… tout dans ses mouvements trahissait une vie vécue à la dure, trop tôt, trop vite.

Elle passa une cape élimée sur ses épaules, rabattit la capuche sur ses cheveux poussiéreux, et serra les liens d’un nœud sec. Un dernier regard vers le lit, vers Serena qui reposait toujours, le souffle court mais calme… Puis elle se retourna vers toi.

— « J’vais sortir », annonça-t-elle d’une voix neutre. Faut que j’trouve de quoi remplir nos estomacs pour ce soir. Ou au moins un truc à troquer.

Son regard s’attarda un instant sur toi. Il n’y avait ni reproche, ni pitié. Juste une constatation.

— « T’as pas besoin d’venir. Là où j’vais, c’est pas pour se balader. Et j’peux pas me permettre que tu t’effondres en plein milieu du marché noir ou que tu paniques si on croise des visages pas nets. Compris ? »

Elle serra les dents. Une hésitation effleura son front. Puis.

— Mais… si tu préfères pas rester ici à ruminer, j’peux faire une exception, j’te montrerais deux-trois trucs. Juste… reste derrière moi, et ferme ta gueule si tu comprends pas ce que tu vois. OK ?

Elle haussa les épaules avec un soupir résigné.

— À toi d’voir, l’anonyme.

Il se redressa, serrant un instant la couverture contre lui.

— « Tu n’as pas besoin de moi ? » demanda-t-il avec une pointe d’ironie, la voix tremblante mais volontaire.

— « Mon ego en prend un coup… mais je peux comprendre. Tu as survécu jusqu’ici seule avec ta mère, je ne ferais que te gêner. »

Elaine s’arrêta net, la main posée sur la poignée de la trappe. Elle tourna lentement la tête. Un rictus moqueur fendit son visage.

— « Oh, t’inquiète, arrête de jouer les martyrs, l’anonyme. »

Elle plissa les yeux, cherchant à déceler une blague ou une vulnérabilité dans son ton.

— « Si j’te dis que tu n’es pas obligé de m’accompagner, c’est pas pour te rabaisser. »

Elle marqua une pause, la voix plus grave.

— « C’est parce qu’ici, dehors… ça craint. »

Son regard se fit plus sincère.

— « J’ai pas envie de voir ton cadavre en kit revenir dans les bras, si t’as un coup de panique et que t’es à la traîne, pigé ? »

Elle lâcha un soupir, la main revenue sur son sac, puis croisa les bras, compatissante mais ferme.

— « Mais sérieusement… tu trembles moins qu’hier. Et si t’as le moindre instinct de survie, »

— Elle tapota légèrement sa tempe.

— « …tu pourrais m’être utile. »

Ses yeux plantés dans les siens, elle attendit une réponse.

— « Alors, au lieu de broyer du noir dans ton trou, tu viens ? Ou tu préfères me laisser seule ? »

Un sourire en coin, presque un défi.

— « Si tu viens, va falloir apprendre deux choses marcher vite, garder la tête baissée, et parler seulement si on t’adresse la parole. Sinon, tu risques de finir dans un tonneau d’organes… à la taverne des Chiens Rouges. »

Elle lui jeta une cape élimée, trop courte pour lui.

— « Alors… le sans-nom ? Tu veux être un boulet… ou marcher à mes côtés ? »

Il attrapa la cape au vol, l’étoffe rêche glissant entre ses doigts comme une peau morte oubliée. Il l’enfila sans rechigner, puis leva les yeux vers Elaine. Un léger rictus déforma ses traits fatigués, presque amusé.

— « Très bien. Je vais venir. Je resterai discret… et je suivrai tes directives. »

Elaine haussa un sourcil, mi-surprise, mi-impressionnée. Un mince sourire se dessina sur son visage, fugace mais réel.

— « Voilà qui change du regard de chien perdu d’hier. »

Elle resserra la cordelette de sa capuche, vérifia une dernière fois le nœud de son sac usé, puis s’agenouilla devant la trappe. Son ton, lorsqu’elle reprit la parole, était bas. Froid. Opérationnel.

— « Reste près de moi. Fais ce que je dis, sans poser de questions. »

Elle souleva la trappe avec lenteur. Un grincement rouillé accompagna le geste, suivi d’un souffle d’air putride qui s’échappa du boyau de pierre.

— « On passe d’abord par les souterrains. On remontera ensuite dans les ruelles de la côte basse. »

Elle se tourna brièvement vers lui, les yeux durcis par l’expérience.

— « On évite les ponts. Trop de patrouilles. »

Son doigt se leva dans un avertissement net.

— « Si tu vois un gamin courir avec un sifflet à la bouche, c’est qu’un racket est en cours. On change de direction. »

Elle marqua un temps. Son ton baissa d’un cran.

— « Et si tu vois un homme avec un chapeau rouge… on ne croise pas son regard. Jamais. »

Le silence qui suivit ce nom était plus glaçant que l’air fétide remontant du tunnel. Puis elle conclut, plus doucement, mais avec une intensité inhabituelle.

— « Et surtout… si on se fait suivre… tu ne cours pas sans moi. Jamais. »

Elaine sortit la première sans se retourner.

— « Bienvenue dans Nérondelle…»

Les pas d’Elaine étaient rapides, précis, mais étrangement silencieux.

Il la suivait de près, les yeux rivés à ses talons, tentant d’éviter les flaques d’eau noire qui stagnaient au fond des ruelles. Chaque enjambée était un défi. Le sol glissant, les pierres fendues, les déchets éparpillés tout semblait conspirer pour le faire tomber.

Et l’air… Même l’air semblait gangrené. Un mélange écœurant d’urine, de sang séché, de graisse de cuisson et de moisissure lui montait dans la gorge. Chaque inspiration lui arrachait une grimace. Il n’avait jamais respiré quelque chose d’aussi… vivant et pourtant aussi mort. C’était ça, Nérondelle. Pas une ville. Un cimetière en sursis.

Les bas-fonds grouillaient, mais rien n’y respirait vraiment. Des corps affalés contre les murs, certains trop immobiles pour n’être que des ivrognes. Des enfants au regard creux guettaient les passants comme des charognards patients. Un peu plus loin, deux silhouettes s’échangeaient des mots tranchants au-dessus d’un sac de toile. Jusqu’à ce qu’une lame luise. Le sang gicla. L’un s’effondra. L’autre récupéra le sac sans un mot et disparut dans la brume. Elaine n’avait pas bronché.

— « Ne regarde pas. Ne t’arrête pas. Ne parle à personne », murmura-t-elle sans ralentir, sans même tourner la tête.

Ils traversèrent un marché couvert, dissimulé sous des bâches tendues entre des poutres moisies. Ici, les marchands ne criaient pas. Ils chuchotaient. Des voix basses, épaisses de méfiance, d’avidité. Des mains sales échangeaient des objets sales contre des pièces plus sales encore. Des cages rouillées renfermaient des choses… qui n’étaient ni bêtes, ni humaines. Certaines pleuraient. D’autres hurlaient. Dans une langue morte.

Un marchand borgne tenta de vendre à l’étranger un œil humain dans un bocal d’alcool. Pensant qu’il était un adepte des « Mirages d’Âme ». Il le repoussa d’un geste instinctif, trop choqué pour réagir autrement.

Plus loin, un vieil homme était roué de coups pour avoir volé une miche de pain. Personne n’intervenait. Et lui… il continuait d’avancer. Son estomac se tordait, sa gorge était sèche comme du cuir, mais ses jambes elles avançaient. Guidées par la peur. Par la présence d’Elaine.

Ils s’arrêtèrent enfin, dissimulés sous un escalier effondré d’où s’échappait une buée verte, peut-être de la vapeur d’un tuyau fêlé. Elaine observa un instant l’intersection en contrebas, puis fit glisser une pièce de cuivre entre ses doigts, un vieux tic nerveux.

— « C’est là qu’on échange », souffla-t-elle.

Elle désigna du menton un bâtiment à la façade éventrée. Sur le fronton de bois, à moitié effacé, on pouvait encore lire un mot gravé à la lame « Charognard ».

Deux lanternes rouges pendaient de chaque côté de la porte. Leurs flammes tremblotantes jetaient une lumière malade sur les pavés sales. Une silhouette encapuchonnée montait la garde, figée, droite, un sabre encore dégoulinant de sang dans la main. Elaine se tourna vers lui.

— « Je vais entrer seule. Ils me connaissent. »

Elle planta son regard dans le sien. Plus grave qu’elle ne l’avait jamais été.

— « Toi, tu restes ici. Pas un mot. Pas un regard. Si quelqu’un t’approche, tu ne bouges pas. Tu me fais confiance. »

Elle marqua une pause, le jaugeant une dernière fois.

— « Tu penses pouvoir gérer ça ? »

— « Oui… rien de bien compliqué. Ça devrait aller. »

Elle le fixa un instant, immobile, comme pour jauger la part exacte de naïveté ou de témérité dans cette réponse. Puis, finalement, elle hocha la tête. Pas de sourire. Juste un acquiescement dur, pragmatique.

— « Bien. Reste à l’ombre. Et ne fais confiance à personne. »

Elle rabattit sa capuche, camouflant son visage sous les plis rêches de sa cape, puis se glissa à travers la porte déformée du bâtiment. Un battement de cœur plus tard, la silhouette armée referma la porte d’un geste sec, étouffant la lumière rougeâtre des lanternes.

Et il se retrouva seul. Dos au mur, les bras repliés sous la cape trop courte, il tenta de se fondre dans les ombres. Son souffle se fit discret. Son regard, rasant.