Elaine s’approchait doucement du matelas lorsque la voix brisée de sa mère fendit le silence.
— « Elaine… »
Elle s’immobilisa net. Ses yeux s’écarquillèrent. Son souffle resta en suspens.
— « Maman ?! »
D’un bond précipité, elle rejoignit la couche de fortune, tombant presque à genoux aux côtés de la malade. Ses mains tremblaient légèrement en attrapant l’épaule frêle de la femme, l’empêchant doucement de se redresser.
— « Ne te lève pas trop. Tu manques encore de forces… »
Serena sourit faiblement. Ses lèvres étaient sèches, fendillées. Son teint livide trahissait la fièvre encore présente, mais ses yeux… ses yeux, bien qu’encerclés d’ombres, ils brillaient à nouveau d’une lueur consciente. Une chaleur lucide, presque paisible.
Elle leva doucement la tête. Son regard se posa sur la silhouette recroquevillée près du brasero. Lui. L’étranger.
Assis en silence, le bol encore tiède entre ses mains, les épaules lourdes de fatigue. Il ne dit rien. Se contenta de soutenir ce regard… sans savoir pourquoi il se sentait soudain coupable d’exister ici. Un silence s’installa, sans gêne. Puis Serena rompit l’instant d’un souffle léger, râpeux, mais chargé d’une ironie douce.
— « Elaine… nous avons un invité… et même pas tu me réveilles ? Quelle éducation je t’ai donnée, hein ? »
Elaine roula des yeux, le ton faussement agacé.
— « Il est arrivé hier, et tu flottais entre la vie et les limbes… j’allais pas te secouer juste pour faire les présentations ! »
Serena toussa, la gorge râpeuse. Elle porta un mouchoir usé à ses lèvres. Une tâche sombre y resta imprimée, mais elle n’en parut pas troublée.
Quand elle reposa les yeux sur l’inconnu, il vit dans son regard une douceur étrange. Une chaleur qu’il ne reconnaissait plus. Une attention sans jugement. Comme celle… qu’une mère réserve parfois à un enfant abandonné.
— « Toi… quel que soit ton nom… »
Sa voix était faible, mais ses mots portaient.
— « Merci d’avoir tenu compagnie à ma fille. »
Elle esquissa un sourire.
— « Tu as l’air aussi perdu qu’elle… ça vous fait au moins un point commun. »
Elaine détourna les yeux en marmonnant, un brin rouge aux joues.
— « Tss… Maman… »
Il baissa les yeux vers le bol encore tiède entre ses mains, puis releva le regard vers Serena.
— « Mon nom… » souffla-t-il d’une voix rauque.
— « Désolé. Je n’en ai pas à vous donner. »
Un silence s’installa, mais il ne fut pas lourd. Serena l’observa, longuement. Pas avec la dureté du doute, ni la peur de l’inconnu. Juste… avec cette étrange sérénité propre aux gens qui ont frôlé la fin trop souvent pour s’émouvoir encore. Puis elle hocha doucement la tête. Comme si ces mots, simples en apparence, disaient bien plus qu’une longue confession.
— « C’est une chose étrange… de ne pas avoir de nom. »
Elle laissa sa tête retomber contre l’oreiller défraîchi, ses traits tirés par la fatigue.
— « Mais ce n’est pas forcément une malédiction. »
Ses doigts maigres vinrent agripper un coin du drap, presque machinalement, comme si le contact du tissu l’aidait à se raccrocher au monde.
— « Un nom, c’est une chaîne parfois. Une cage qu’on t’impose dès la naissance, sans jamais te demander si tu voulais vraiment la porter. »
Elle inspira avec peine, son souffle sifflant.
— « Si le tien s’est effacé… alors peut-être que c’est pour te laisser une chance. Celle de te reconstruire. Et de choisir, un jour, qui tu veux être. »
Pendant ce temps, Elaine s’était relevée en silence. Elle s’était dirigée vers la marmite au-dessus du brasero, avait rempli un second bol avec soin. Puis, dans un geste discret mais chargé de sens, elle avait brisé un petit morceau de pain sec qu’elle avait mis de côté la veille. Elle s’accroupit près de sa mère, tendant le bol avec attention.
— « Tiens. C’est pas grand-chose… mais ça devrait te faire du bien. »
Serena la remercia d’un sourire las, mais sincère.
— « Comme toujours, ma fille… tu veilles mieux sur moi que moi sur toi. »
Puis, après avoir avalé une première cuillère de soupe, elle reporta son attention sur le jeune homme resté à l’écart, toujours près du feu.
— « Toi… »
Elle le fixa, son regard tremblant, mais chargé d’une lucidité désarmante.
— « Si tu restes ici, même un temps… alors considère ce lieu comme un abri. Bancal, oui. Sale, sans doute. Mais réel. »
Elle ferma les yeux un instant, avant de les rouvrir, plus clairs, plus présents.
— « Et même sans nom, tu es le bienvenu… tant que ton cœur ne cherche pas à nuire. »
Il resta figé quelques secondes. Il n’était pas habitué à ces mots. Pas à cette forme de paix. Ce n’était ni de la pitié, ni une dette. Juste… une main tendue. Un toit partagé. Sans condition.
Elaine ne dit rien. Mais son regard avait changé. Quand il croisa le sien, il y lut quelque chose de nouveau. Une lumière discrète. Un début de confiance.
Il baissa la tête, incapable de soutenir plus longtemps leurs regards. Un souffle court lui échappa, comme si la simple idée d’être accueilli brisait quelque chose en lui. Une tension sourde dans la poitrine, un poids invisible qui se délestait lentement.
— « Merci… »
Sa voix était rauque. Brisée. Trop longtemps restée enfermée.
— « Merci à vous deux… Je n’ai rien à offrir. Rien du tout. Et pourtant… vous m’accueillez quand même. »
Il serra les poings, tentant de contenir ce qui bouillonnait sous sa peau. Larmes, rage, souvenirs fuyants… ou peut-être juste ce vertige étrange d’exister encore.
— « Encore… merci. »
Un silence doux s’installa dans la pièce. Pas pesant, mais fragile. Humain. Le seul bruit fut celui, discret, de la soupe qui clapote doucement dans les bols, et le craquement humide du bois qui refusait de brûler pleinement dans le brasero.
Elaine, toujours agenouillée près de sa mère, s’immobilisa un bref instant. Puis elle se redressa, attrapa une vieille couverture roulée contre le mur, et la lui lança avec un geste vif mais sans brusquerie.
— « Dans ce cas, repose-toi bien. »
Elle haussa une épaule, un sourire en coin flottant à la commissure de ses lèvres.
— « Et tâche de pas ronfler. Tu partageras le bol d’eau avec moi pour la toilette. Pas de plainte si j’prends plus de couverture que toi, pigé ? »
Elle tourna le dos aussitôt, retournant vers Serena qui refermait les yeux, enfin un peu apaisée.
La femme soupira, son souffle devenu plus profond, plus stable. Le feu dessinait des lueurs tremblantes sur son visage amaigri, comme si la fièvre elle-même reculait devant ce fragment de quiétude. Elaine gardait dans son regard ce doute, cette crainte et surtout cette peur.
« Si seulement elle savait ce que je fais pour acheter ses médicaments… » Une pensée qui reste là, ancrée dans son esprit.
Le jeune homme, lui, resta là. Immobile un instant, sa couverture serrée contre lui. Ses pensées toujours emmêlées, lourdes, inaccessibles. Il était encore un étranger dans ce monde. Un inconnu sans nom, sans repère, sans passé. Mais ce matin-là, pour la première fois… Il n’était plus seul.