Il ne savait pas quoi répondre. Pas vraiment. Il ne savait même plus qui il était. Son nom, son passé, sa place dans ce monde… tout s’était effacé dans ce néant froid, comme soufflé par un vent trop ancien. Et cette voix cette chose dans sa tête continuait de murmurer, de juger, de noter, sans qu’il en comprenne les règles.
Un Système. Des copies. De la magie. Et une ville qui aurait dû le tuer cent fois déjà. Il reprit la marche, les pas lourds, titubants. À peine parvint-il à rejoindre Elaine, qui continuait de tracer sa route dans le dédale de ruelles.
— « Très bien, » dit-il finalement, le ton plus dur qu’il ne l’aurait voulu, « mais ce n’est pas pour autant que je peux te donner ma confiance. »
Il hésita. Puis ajouta, plus bas.
— « Et ne t’attends pas à ce que je puisse refaire ce que tu as vu… »
Un murmure presque pour lui-même.
— « …Je ne sais même pas comment c’est possible. »
Elaine ne répondit pas tout de suite. Elle continua d’avancer, fluide, presque silencieuse sur la pierre mouillée. La tension dans sa voix, la méfiance, la fatigue… elle avait tout entendu. Mais elle n’insista pas.
— « T’inquiète. J’m’attends pas à des miracles, » lâcha-t-elle simplement.
— « Et la confiance… ici, c’est un luxe. T’as raison de pas la donner trop vite. »
Elle se retourna légèrement, ses yeux bruns accrochés aux siens, et ajouta avec une pointe de malice douce.
— « Mais t’as marché à mes côtés sans broncher, malgré ce que t’as pris… c’est déjà plus que la plupart. »
Ils tournèrent encore deux fois, descendirent un escalier fissuré, puis Elaine s’arrêta devant une poutre effondrée. Elle poussa un vieux coffre contre le mur, révélant une trappe dissimulée par des sacs vides et un rideau de toiles usées. Elle s’accroupit, tira un loquet rouillé, et ouvrit la bouche d’ombre.
— « Descends. »
Un passage étroit menait vers le silence. Il suivit, les jambes fléchissantes, les muscles encore tremblants. En bas, l’air était moisi, mais tiède. Une lanterne s’alluma. L’abri s’éclaira d’une lumière vacillante.
C’était un sous-sol exigu, aux murs nus, renforcés de planches mal fixées. Le sol était recouvert de tapis élimés et de couvertures, un coin rassemblait quelques vivres de fortune du pain dur, une jarre d’eau, quelques racines séchées. Un brasero crachotait une lueur faible. L’odeur de métal, de fièvre… et de survie. Mais surtout… Dans l’ombre, à peine visible derrière un drap suspendu, reposait une forme. Une femme. Amaigrie. Le teint cireux, le souffle court, la peau trempée de sueur.
Elaine s’agenouilla sans un mot. Elle prit un linge humide, l’essorant sur le front de la malade, puis murmura quelques mots à son oreille. Des mots tendres. Des mots simples. Il ne les comprit pas. Il n’aurait pas osé les écouter, de toute façon. Quand elle se releva, son regard était plus dur. Plus ancien que son âge.
— « C’est ma mère. Serena. »
Elle croisa les bras, comme pour se protéger.
— « Elle peut plus bouger depuis presque deux lunes. Fièvre noire. Les temples veulent pas la soigner sans or. Et moi… j’ai pas d’or. »
Elle se détourna, montra l’ensemble du refuge d’un geste vague.
— « Voilà pourquoi je vis ici. Pourquoi je vole. Pourquoi j’me cache. Et pourquoi… je tends parfois la main à des types comme toi. »
Elle désigna un coin, derrière un rideau déchiré, où quelques couvertures étaient empilées.
— « Tu peux dormir là. C’est pas incroyable, mais c’est sec. »
Un silence s’installa. Puis elle ajouta.
— « Si tu veux rester un moment, j’te demande rien… sauf de pas foutre le bordel. »
Un temps. Elle parut hésiter, comme si elle avait encore un masque à retirer. Puis elle murmura, les yeux fuyant un instant.
— « Et si jamais t’as besoin de parler… j’suis là. »
Elle détourna les yeux, s’approcha du brasero et souffla doucement sur les braises. La lumière vacilla. Il resta là, debout, un instant. Figé.
Il s’approcha lentement du coin qu’elle lui avait désigné. Les couvertures sentaient la poussière, le tissu râpé, la survie. Mais elles étaient sèches. Et rien que ça… c’était un luxe. Un souffle tiède montait du brasero qu’Elaine avait ravivé. La flamme, frêle mais tenace, jetait sur les murs de pierre des ombres dansantes, comme des âmes hésitantes. Tout était silencieux, hors les crépitements du feu et le souffle irrégulier de la malade. L’anonyme s’assit avec lenteur, le dos contre la cloison froide. Son corps hurlait encore de douleur, de faim, de tension. Mais son esprit… Lui, était vide. Un frisson remonta le long de sa nuque. Sa main trembla. Il baissa les yeux. Une larme solitaire avait glissé sur sa joue. Il l’essuya du revers de la main, sans un mot. Sans honte.
— « C’est déjà plus… que ce que j’ai eu depuis que je suis ici… » murmura-t-il.
— « Merci. »
Aucune réponse. Elaine était là-bas, près de sa mère. Immobile. Veillant. Présente sans envahir, silencieuse sans fuir. Il ferma doucement les yeux. Son souffle s’apaisa. Son cœur battait encore fort. Mais ce n’était plus la panique. Juste de la fatigue. Et pour la première fois depuis son arrivée dans ce monde étrange… Il avait un toit, il avait une lumière. Mais il n’avait pas de nom… Seulement un endroit où dormir.
La nuit s’étendait dehors, glaciale, suspendue aux toits décrépis de Nérondelle.
Et dans les ténèbres… Il sombrait enfin dans un sommeil sans hurlement. Un sommeil sans fin. Ou presque.
Le sommeil s’était emparé de lui comme un linceul tiède, l’arrachant aux cauchemars… pour une nuit, au moins.
Et la nuit passa. Sans cri. Sans rêve. Seulement la chaleur d’un feu et la fatigue d’un corps brisé. Pourtant, à son réveil, ce fut la confusion qui l’accueillit.
Le garçon émergea lentement, englué dans cette sensation cotonneuse propre aux nuits trop pleines. Le corps engourdi, la gorge sèche. Le sol sous son dos était encore dur, mais pas glacial. Les couvertures avaient gardé un peu de chaleur, chaleur humaine. Et surtout… Il y avait cette odeur, une soupe. Simple, maigre, mais chaude.
Un parfum de navet, de pommes de terre, d’herbes flottait dans l’air confiné du refuge. Un fumet discret, presque timide, mais assez pour faire gronder son estomac.
Il entrouvrit les yeux, encore groggy. La lumière du matin se frayait un chemin à travers les planches disjointes de la trappe, découpant des bandes pâles sur les murs de pierre.
Près du brasero, Elaine était penchée au-dessus d’un vieux pot suspendu. Elle remuait la soupe avec application, concentrée, ses sourcils légèrement froncés. Les reflets du feu dansaient sur sa peau terne, illuminant fugacement son profil fatigué.
Le froissement discret de ses couvertures la fit se retourner. Elle croisa son regard et esquissa un sourire.
— « Bien dormi, l’anonyme ? » lança-t-elle, un brin moqueuse, mais sans malveillance.
Elle souffla sur la cuillère de bois qu’elle venait de tremper, goûta rapidement, puis hocha la tête.
— « C’est pas grand-chose… navet, patate et un fond de racines. Mais ça cale. Et surtout, ça brûle pas l’estomac comme la flotte des tavernes. »
Elle désigna un bol cabossé posé sur la caisse la plus proche.
— « T’as droit à une portion. Mais tu dis rien si j’te sers plus que moi. Pigé ? C’est pour la forme. »
Le jeune homme s’assit lentement, le dos encore endolori. Son corps lui rappelait chaque chute, chaque impact. Mais la chaleur dans l’air, l’odeur du repas, la voix d’Elaine… tout semblait un peu moins hostile.
— « Merci, mais tu devrais… »
Elle reprit la louche et ajouta, d’un ton plus doux lui coupant la parole.
— « Et avant que tu demandes… non, t’as pas hurlé dans ton sommeil. »
Une pause.
— « Mais t’as beaucoup frissonné. »
Elle tourna légèrement la tête, l’observant sans insistance.
— « T’es sûr que ça va ? Genre… vraiment ? »
Elle lui tendit le bol de soupe.
Il tendit la main, hésitant, puis attrapa le bol cabossé.
— « Si ça va… ? »
Sa voix était rauque, éraillée. Il releva les yeux, et son regard glissa lentement jusqu’à la forme immobile couchée dans l’ombre. Serena.
Allongée sur un matelas trop mince, elle semblait flotter entre deux souffles, son front perlé de sueur, ses lèvres sèches. La fièvre creusait ses traits, consumait ses forces. Chaque respiration semblait un effort, une lutte contre un ennemi invisible.
Il inspira lentement, les doigts serrés autour du bol.
— « Ai-je vraiment le droit de me plaindre… ? » murmura-t-il.
— « Au moins, moi… je suis encore debout. »
Elaine le regarda un instant, en silence. Elle ne répondit pas. Elle n’avait pas besoin. Un calme étrange s’installa dans le refuge. Pas pesant. Pas vide. Juste… suspendu.
Comme si le temps lui-même retenait son souffle.
Il porta le bol à ses lèvres. La soupe était simple, âpre, un peu amère. Un goût de racines oubliées, de maigres récoltes, de misère apprivoisée. Mais elle était chaude. Et c’était déjà beaucoup.
Ses pensées revenaient toujours vers Serena. Cette femme… il ne la connaissait pas. Et pourtant, il ne pouvait détacher son regard de son visage. Elle était en vie. Parce qu’Elaine se battait pour elle.
Elaine… qui venait de lui offrir un repas, un abri, et une nuit de répit à lui, un inconnu. Un anonyme tombé du néant.
La jeune fille s’était adossée contre le mur, les genoux repliés, les bras croisés sur sa poitrine. Sa voix s’éleva doucement, sans chercher à combler le silence, juste… à exister dans l’instant.
— « Peut-être que t’as pas le droit de te plaindre. Ou peut-être que si. »
Elle haussa les épaules, sans se tourner vers lui.
— « Mais t’as encore le choix. Le choix de faire quelque chose de ce que t’es devenu. »
Son regard se perdit un instant vers le rideau qui séparait Serena du reste du monde. Ses traits, d’ordinaire vifs et durs, s’étaient voilés d’une gravité rare.
— « C’est c’que j’me répète tous les jours. »
Elle ferma les yeux un instant.
— « Si j’peux pas sauver tout le monde… alors au moins elle. Et si j’peux même pas faire ça… alors au moins tenir une journée de plus. Une seule. Encore. »
Elle rouvrit les yeux, posa un bref regard sur le bol entre ses mains.
— « Mange tant que c’est chaud, t’auras pas d’autre bol avant ce soir. »
Puis elle se détourna lentement, regagnant sa place près de sa mère. Elle ne parla plus. Et lui il resta là, encore figé.