Chapitre 7 — Bienfaitrice

Le vieil homme, satisfait, tourna les talons. Il ne regarda pas en arrière. Ignora les murmures étouffés, les yeux agrandis de stupeur, les souffles bloqués dans les gorges de ceux qui avaient cru assister à une exécution publique.

Il ne savait pas. Il ne pouvait pas savoir… Qu’en croyant avoir anéanti un mendiant anonyme, il venait de créer un cauchemar. Car celui qu’il avait voulu réduire en cendres… possédait désormais une magie égale à la sienne.

Le feu s’était dissipé, balayé comme par une brise surnaturelle. Mais l’odeur de la brûlure restait suspendue dans l’air, lourde et sèche.

La fumée montait encore, en volutes paresseuses, tels les derniers soupirs d’un bûcher inachevé. La foule recommença à bouger.

D’abord lentement, à contrecœur, comme si chaque mouvement menaçait de déclencher une nouvelle tempête. Puis mécaniquement, avec cette indifférence froide que seuls les survivants des villes mortes savent entretenir.

Les pas reprenaient. Les regards se détournaient. Et personne… Personne ne vint l’aider.

Il était resté là, adossé au mur, le souffle court, les yeux fixés sur le sol noirci.

Son dos brûlait de douleur. Son cœur battait trop fort. Mais il vivait. Et personne ne l’avait vu. Personne n’avait compris. Personne… sauf elle. Une silhouette jusque-là immobile s’approcha lentement. Une fille. Treize ou quatorze ans tout au plus. Menue. Les vêtements rapiécés jusqu’à l’absurde.

Une cape déchirée pendait sur ses épaules maigres, et sa capuche percée laissait échapper une tignasse attachée à la hâte. Ses yeux brillaient. Pas de peur. Pas de pitié. Mais d’un mélange étrange… de stupeur et d’admiration.

— « Whoua… » souffla-t-elle.

Elle resta un instant immobile, bouche entrouverte, comme à la recherche de mots.

— « C’est bien la première fois que je vois quelqu’un survivre après avoir mis en colère Luscius. »

Il cligna des yeux. Encore groggy. Le souffle brisé. L’impact sur sa poitrine battait toujours comme un second cœur.

— « Luscius… ? »

Elle le fixa, incrédule, comme s’il venait de dire qu’il ignorait le nom du ciel.

— « Quoi ? Tu… tu ne le connais pas ? Luscius Rivender ?! »

Elle recula d’un pas, levant les mains, comme pour se protéger d’une absurdité cosmique.

— « L’Archimage. L’homme qui a atteint l’apogée de la magie. Le conseiller du roi. Le Seigneur du Grand Collège. Le Marcheur d’Arcanes ! »

Elle s’approcha de nouveau, son ton baissant, presque conspirateur.

— « C’est genre… le mec le plus dangereux du continent. Si tu exclus les dragons… et les dieux anciens. »

Elle s’arrêta, le dévisagea avec un mélange de curiosité sincère et de nervosité.

— « T’as un grain ou tu viens d’un trou paumé pour pas savoir ça ? Sérieux, tu… »

Mais elle s’interrompit.

Elle le regarda vraiment, cette fois.

Les éraflures sur son visage, la crasse dans ses cheveux, la douleur dans sa respiration. Elle comprit. Du moins, en partie.

Et alors, plus doucement.

— « …Pardon. C’est juste que… t’as vraiment failli crever. Mais tu… tu t’es effacé, mec. Comme une… illusion. Un mirage. T’as pas lancé de sort, non ? J’veux dire… pas d’incantation, rien. »

Elle se redressa, comme si elle venait de réaliser l’intensité de ses mots. Lui, il ne parlait toujours pas. Il la fixait.

Son cœur cognait encore. Mais dans sa tête, une pensée se formait. Claire. Glaciale. Démente.

« J’ai copié les compétences du plus grand mage du monde…

Et je ne sais même pas encore comment les utiliser. »

Il détourna les yeux.

Les pavés calcinés gardaient la mémoire du feu.

Des cendres flottaient encore dans l’air, traçant des spirales lentes, comme des souvenirs en suspension. Puis il la regarda à nouveau. Cette fille. Ses traits étaient jeunes, mais marqués. Elle n’avait pas l’innocence. Juste ce regard… un éclat obstiné entre la défiance et l’étonnement. Des yeux d’enfant trop vite devenue adulte. Mais dans son regard, il n’y avait ni pitié ni jugement. Juste une curiosité sincère. Une ouverture. Il inspira, tremblant.

— « Je… je ne suis pas d’ici. »

Elle ne rit pas. Ne recula pas. Ne parut ni choquée, ni moqueuse. Elle posa simplement une main sur sa poitrine et déclara.

— « Moi, c’est Elaine. »

Puis, avec la simplicité désarmante de ceux qui vivent dans l’ombre.

— « Je vis dans les quartiers bas. Près du marché noir. »

Un silence. Puis, elle ajouta.

— « Et toi ? Comment tu t’appelles ? »

Il ouvrit la bouche. Mais rien ne vint. Son esprit se heurta à un mur. Une barrière invisible, froide, impitoyable. Il voulut mentir, inventer, broder un faux prénom. Mais même cela… lui était refusé. Même pas un écho intérieur. Juste… le vide. Ses yeux croisèrent ceux d’Elaine. Et dans un souffle rauque, presque inaudible, il murmura.

— « Je… Je ne sais pas. »

Elaine resta figée un instant. Ses lèvres à peine entrouvertes, la main encore posée sur sa poitrine, elle le scrutait en silence. Mais ce n’était pas le regard froid qu’on réserve aux mendiants fous ou aux égarés délirants. C’était autre chose. Un mélange de surprise… et de précaution. Comme on observe quelque chose de fragile. Quelque chose de cassé. Et qu’on n’ose pas toucher de peur d’aggraver la fissure.

Puis elle souffla doucement, comme si une décision venait de germer dans son cœur.

— « T’sais quoi… On va dire que t’as pas besoin d’un nom. Pas tout de suite. »

Elle leva les yeux vers les toits sales, vers les balcons fendus qui surplombaient la ruelle. Un soupir discret s’échappa de ses lèvres. Puis elle hocha la tête, un petit geste sec, déterminé.

— « Bon. Suis-moi. Et pas un mot. »

Elle tourna les talons, sa cape déchirée flottant mollement derrière elle.

— « T’as une sale gueule, t’es couvert de suie, et j’parie que t’as pas mangé depuis… j’sais pas, un siècle ? Et vu comment t’as encaissé la magie de Luscius, mieux vaut pas rester dans les parages. Si la garde te chope, ils vont te disséquer dans une cave du Collège avant que le soleil touche les tours. »

Ses yeux croisèrent les siens. Ni pitié. Ni condescendance. Juste un constat brut.

— « J’t’emmène là où on va quand on n’a plus rien. Ni nom. Ni toit. Ni avenir. »

Un silence, puis elle esquissa un petit sourire en coin, discret, presque imperceptible.

— « Allez. Marche, l’anonyme. »

Elle s’enfonça dans les ombres. Il la suivit. Ses jambes ployaient sous la fatigue, et chaque pas lui arrachait une plainte sourde de tout son corps. Il marchait de travers, comme un pantin mal réparé, mais il avançait. Il n’avait pas d’autre direction. Pas d’autre lumière que la silhouette frêle d’Elaine, quelques pas devant lui.

Ils descendirent des ruelles plus sombres encore, plus étroites, là où l’humidité semblait s’incruster jusqu’aux os. Les murs suintaient. Le sol était jonché de débris, de verre brisé, d’os parfois. Les bas-fonds de Nérondelle. Là où même les ombres ne daignaient pas s’attarder.

— « Pourquoi tu m’aides ? » demanda-t-il, la voix rauque.

— « Tu n’as rien à gagner… Tu manigances ? Ou tu veux m’utiliser aussi ? »

Elle ne se retourna pas tout de suite. Elle avançait avec une aisance étrange, comme si elle avait grandi dans ce labyrinthe, comme si ses pieds connaissaient chaque dalle fendue, chaque marche effondrée, chaque trappe piégée. Le silence s’installa. Long. Étouffé par le bruit de leurs pas mouillés. Puis elle répondit. Sans se presser. Sans hausser la voix.

— « T’as une sacrée vision du monde, toi. »

Elle s’arrêta au détour d’un escalier brisé, jeta un regard par-dessus son épaule. Son visage n’était qu’à moitié éclairé. L’autre moitié était avalée par l’ombre.

— « C’est vrai. Y’en a plein qui t’auraient déjà revendu. Pour une poignée de pièces. Pour une nuit chaude et un bol de soupe. »

Elle s’assit nonchalamment sur la rambarde fendue.

— « Mais moi… j’suis pas ‘plein de gens’. »

Ses yeux le fixaient maintenant. Droit dans les siens. Et dans sa voix, il n’y avait ni colère, ni douceur. Seulement la vérité nue. Celle d’une fille qui n’avait plus besoin de mentir pour survivre.

— « J’ai vu ce que t’as fait, là-bas. Comment t’as encaissé son sort. Et surtout, comment t’as bougé, comme si… ton corps savait déjà. Comme si t’avais la magie dans le sang… mais que toi, t’étais pas au courant. »

Elle marqua une pause. Un soupir s’échappa de ses lèvres fendillées.

— « T’es pas comme les autres. Et dans ce monde, c’est aussi dangereux qu’un don. Peut-être que t’es un monstre. Peut-être un élu. Ou juste un pauvre type paumé qu’le destin a foutu là au hasard. »

Elle haussa les épaules.

— « Mais j’le saurai jamais si j’te laisse crever dans un caniveau. »

Elle se releva, cette fois plus lentement, et reprit sa marche. Un pas plus calme. Comme pour l’attendre.

— « Alors non. J’manigance rien. J’vais pas t’utiliser. Et j’attends rien en retour. T’as juste eu de la chance que j’sois tombée sur toi au bon moment. C’est tout. »

Puis, d’une voix à peine audible, comme un murmure volé au vent.

— « Et peut-être que moi aussi… un jour, quelqu’un m’aidera sans raison. »