Chapitre 6 - Ceux qui s'effacent

— « Monde de merde... je vais mourir... encore... »

Ses mots se perdirent dans la pierre froide, étouffés par le sang, par la douleur. Sa vision tremblait, son corps s'abandonnait. Il sentait le froid remonter le long de sa colonne, cette morsure insidieuse de la fin. Puis...

« Alerte Système.

Activation de force : Échange équivalent. »

— « Encore cette voix... dans ma tête... »

Elle n'avait pas changé. Toujours mécanique. Toujours froide. Mais cette fois, elle imposait.

« Calcul en cours.

Échange : Soins contre souvenir passé de la famille. »

Il tenta un rire. Un râle plus qu'un rire.

— « Ouais, et puis quoi encore... »

« Accepté. Échange en cours. »

— « Quoi... non ! J'ai pas accepté... ! »

Mais c'était déjà trop tard. Un éclair blanc explosa dans son crâne. Pas de lumière. Pas de douleur physique. Un arrachement.

— « Non... NON ! »

Il cria. Ou crut crier. Mais rien ne sortit. Alors les images vinrent. D'abord floues. Hésitantes. Puis nettes. Puis brûlantes. Comme des photographies qu'on déchire lentement, vivantes, douloureuses, essentielles.

Une main sur son épaule.

Une voix qui l'appelait doucement.

Des rires.

Une table. Un repas chaud.

Des disputes. Du pardon.

Des Noëls.

Un piano. Une mélodie jouée à quatre mains.

Un père, les yeux cernés, fier malgré la fatigue.

Une mère, les joues en larmes, lorsqu'il était tombé de vélo.

Des bras.

Des bras qui l'avaient aimé.

Puis... le vide. Un gouffre. Un abîme affreusement silencieux. Comme si rien de tout cela n'avait jamais existé. Comme si personne ne l'avait élevé. Comme si aucune mère n'avait pleuré pour lui. Aucun père ne l'avait pris dans ses bras. Comme si cette famille n'avait été qu'un rêve, lentement effacé par une main divine et cruelle. Il se redressa d'un coup. Son torse haletait. Sa gorge était sèche. Son ventre... refermé. La plaie avait disparu, ne laissant qu'un sillon rouge en spirale, une marque étrange, presque organique, gravée dans la peau. Il vivait. Mais il n'en ressentait aucun soulagement. Juste un manque. Un vide noir et visqueux, dans la poitrine. Une douleur intangible, intime, déchirante. Il mit plusieurs secondes à comprendre ce qui manquait. Puis une angoisse sourde lui noua les entrailles. Il ne se souvenait plus de leur visage. Ni leur voix. Ni leurs noms. Il ne savait plus qui l'avait aimé. Ses jambes tremblaient. Il chancela. Un passant s'était arrêté. Un homme en tablier, la peau tannée, un panier à la main.

— « Hé, toi... ça va ? T'es pâle comme un mort. »

Ethan leva les yeux. Mais il n'y avait rien derrière. Rien qu'un regard vide. Aucune réponse.

Il se remit en marche. Sans but. Ses pas résonnaient sur les pavés de Nérondelle, mais il ne les entendait pas. Il marchait avec ce regard vide, comme celui d'un homme égaré dans sa propre chair. Il n'avait pas de destination. Pas de nom. Rien à quoi se raccrocher.

— « Qui je suis... ? » souffla-t-il.

Sa voix n'était qu'un souffle. Une pensée perdue dans le brouhaha du monde.

— « Quelle... quelle a été ma vie ? »

Il se souvenait de choses. Oui. Mais elles étaient cassées. Trouées.

Des cours de piano, un vieux banc de bois sous des doigts timides...

Un repas, des fourchettes qui s'entrechoquent, une soupe fumante...

Des anniversaires, des bougies, des rires étouffés...

Mais pas de visages. Seulement des silhouettes sans contours. Des ombres floues, comme effacées à la gomme.

— « Qui étaient-ils... ? »

Ses mots moururent dans sa gorge. Tout autour, la ville vivait. Les cris des marchands, les sabots ferrés sur la pierre, les jurons des contrebandiers, les rires des ivrognes tout cela formait un tumulte vivant... mais lointain. Comme si le monde lui-même devenait sourd à sa présence. Il avançait sans voir, sans entendre. Sans savoir. Ses souvenirs étaient là... mais vidés de leur substance. Des fragments. Des rêves délavés.

Un piano... sans mains.

Un repas... sans voix.

Une bougie... sans souffle pour l'éteindre.

Ses yeux se posèrent sur ses mains. Elles tremblaient à peine. Mais elles n'étaient pas à lui. Il le sentait. Comme si elles étaient greffées. Prêtées. Volées. Et puis, ce reflet. Il passa devant une vitrine crasseuse, couverte de suie et de condensation. Le verre sale laissa transparaître son image déformée. Il s'arrêta net. Son propre visage... lui sembla faux. Pas étranger. Faux. Un masque mal collé sur un vide. Il détourna les yeux, mal à l'aise, et reprit sa marche. Les ruelles devenaient plus étroites. Plus sombres.

Il passa sous une arche décrépite, où deux hommes, roulés dans des tissus miteux, murmuraient dans leurs barbes crasseuses. Leurs regards le suivirent. Pas de pitié. Juste... de la curiosité. Un regard sur ses vêtements déchirés. Sur sa démarche instable.

Un étranger, sans nom, sans bourse, sans histoire. Mais personne ne l'arrêta. Personne ne lui demanda qui il était. Personne ne voulut savoir.

Les jours passaient. Ou peut-être des semaines. Le temps n'existait plus. Il n'y avait plus de calendrier, plus de soleil fixe, plus de sommeil régulier. Juste un ciel toujours gris, un air toujours humide, et cette routine invisible qu'imposait la survie. Il errait. Comme une ombre sans nom. Ses pas le menaient sans logique dans les entrailles de Nérondelle, à travers les ruelles crasseuses, les places saturées de crieurs et les souterrains que les honnêtes gens évitaient. Sale. Muet. Invisible. Ses pieds nus saignaient sur les pavés. Ses vêtements, jadis déjà en loques, n'étaient plus que des haillons rapiécés de corde et de tissu volé. Le froid le mordait, surtout la nuit. Mais plus fort encore... c'était la faim. Elle le rongeait. Plus qu'un monstre, plus que le Ravageur dans la grotte, elle ne le lâchait jamais. Il fouillait les détritus des tavernes. Parfois, il volait un quignon de pain, une pomme flétrie, un reste abandonné sur une table.

Parfois, il courait pour fuir les cris, les coups, les molosses lancés après lui.

Il dormait là où il pouvait dans des escaliers oubliés, des tonneaux abandonnés, sous des arches humides où même les rats hésitaient à passer. Le sol était dur. L'air moisi. Et la pluie, noire, tombait en filets poisseux sur ses nuits sans rêve. Enfin... sans rêve conscient. Car il rêvait toujours. Du même cauchemar.

Une forêt sombre, suffocante.

Une grotte.

Une fillette, au regard vide, un poignard rouillé dans la main.

Et cette voix, toujours, derrière le sang.

Toujours ce poignard. La ville ne le regardait plus. Les passants détournaient les yeux. Les gardes lui donnaient des coups de botte pour le chasser. Les enfants des rues, même eux, l'évitaient. Il était devenu un fantôme. À l'image de son esprit. À l'image de sa mémoire. Et pourtant... Il vivait encore.

Un jour, au détour d'une ruelle noyée de suie, un rai de lumière perça entre deux arches de pierre. Il s'y glissa sans y penser. Là, dans une benne renversée, sous des tissus déchirés et un parchemin moisi, il trouva un miroir fêlé. Il s'arrêta. Son reflet le regardait.

Des cheveux en désordre, une peau tannée par la crasse, des yeux cernés, usés, morts. Il détourna les yeux. Et marcha.

La grande avenue. Sans raison, il s'y retrouva. Le cœur de la ville. Un lieu interdit aux miséreux comme lui. Mais ce jour-là... Une chose étrange se produisit. Les gens... étaient à genoux. Des dizaines. Peut-être des centaines. Tous, alignés de chaque côté de la rue, le front collé contre les pavés. Pas un mot. Pas un souffle. Il fronça les sourcils. Il traversa la rue, sans se presser. Sans comprendre. Et alors, il le vit. Un homme. Grand. Âgé. Les cheveux blonds peignés en arrière, striés de fils d'argent. Une robe de mage, lourde, ornée d'or, flottait autour de lui comme un manteau vivant.

Quelqu'un d'important. Quelqu'un de dangereux. Ethan ne s'arrêta pas. Il n'en avait plus la force. Il ne croyait plus aux règles. Puis... leurs épaules se frôlèrent. Le mage tourna la tête. Un silence absolu. Et alors, la voix résonna dans son esprit.

« Copie possible... Magie experte. Maîtrise du mana : niveau expert. Copie en cours... »

Le mage le fixa, avec un regard dégoûté. Puis d'un revers de main, il balaya l'air. Un souffle invisible le projeta contre le mur.

— « Sale déchet. »

« Copie terminée. »

Son dos heurta violemment la pierre. Il glissa au sol, groggy. Le mage leva une main. Une boule de feu s'y forma, crépitante. Elle fut lancée. Le monde se ralentit. Ethan leva un bras par pur réflexe, les yeux écarquillés. Et alors... quelque chose se produisit.

Son corps se floua, se dédoubla. Un double artificiel se forma juste devant lui, dans un éclair violet, absorbant la lumière.

BOUM.

L'explosion fit trembler toute l'avenue. Les pavés fondirent. Les vitres volèrent en éclats. Les passants crièrent... mais aucun n'osa relever la tête. Tous restèrent prosternés, tremblants, les visages contre le sol, comme si bouger aurait signé leur arrêt de mort. Au centre du cratère... un cadavre calciné. Du moins, c'est ce que tous crurent. Car quelques mètres plus loin, dans une ruelle, une silhouette chancela hors de l'ombre.

Essoufflé. En sueur. Le cœur battant comme un tambour de guerre. Mais vivant. Il regarda ça main. Encore fumante, parcourue d'une lueur violette étrange. Son double avait pris le coup à sa place...

...et s'était désintégré. Il ne savait pas comment il avait fait. Ni pourquoi son corps avait réagi ainsi. Mais il l'avait fait. Comme une bête acculée. Comme si... quelque chose en lui s'était réveillé. Et la voix revint.

« Copie réussie.

Compétence copiée : Magie experte – Manipulation du mana.

Accès : limité. Progression : possible. »

Un frisson lui traversa l'échine. Pas de douleur,cette fois. Mais une vague de savoir.

Un courant discret sous ses pieds. Une pulsation dans l'air. Il sentait lemana. Il n'aurait su dire si c'était de l'air, de l'électricité ou un murmure.C'était là, autour de lui. En lui. Comme un nouveau sens... comme ouvrir un œilqu'il n'avait jamais su fermer. Et pour la première fois depuis son arrivéeici... il ressenti une certitude.