Ryouta Hayashi maudissait ce bug récalcitrant depuis trois heures et quatorze minutes exactement. Il le savait parce qu'il avait compté chaque minute qui s'écoulait sur l'horloge de son écran, chaque seconde de frustration accumulée.
Les lignes de code C++ défilaient sur son moniteur 24 pouces comme une cascade de reproches silencieux, leurs caractères verts sur fond noir lui brûlant les rétines. Il cligna des yeux plusieurs fois, sentant cette sécheresse familière qui accompagnait les longues sessions devant l'écran. Ses lunettes cerclées de métal glissaient constamment sur l'arête de son nez à cause de la transpiration - un mélange de stress et de la chaleur étouffante de l'open space.
Autour de lui, l'open space bourdonnait de cette activité fébrile qu'il connaissait trop bien. L'équipe de développement était en pleine phase de crunch, cette période infernale où les développeurs vendaient leur âme aux deadlines impossibles. L'air sentait le café froid, la pizza de la veille qui traînait encore dans des cartons graisseux abandonnés sur les bureaux, et cette tension électrique particulière qui précède les dates limites. Une odeur de sueur et de déodorant bon marché flottait aussi - personne n'avait pris de vraie douche depuis au moins deux jours.
« Putain d'IA défaillante... » marmonna-t-il en ajustant ses lunettes d'un geste agacé, laissant des traces de doigt sur les verres.
Le problème était d'une simplicité ridicule qui le rendait fou : une simple inversion de variable, quelque part dans les milliers de lignes qu'il avait écrites ces dernières semaines. Cette erreur minuscule faisait que les ennemis du jeu attaquaient leurs propres alliés au lieu des joueurs. Trois lignes de code mal placées qui transformaient son système d'intelligence artificielle sophistiqué en un programme de suicide collectif délirant. Les orcs se battaient contre les orcs, les dragons incinéraient leurs propres troupes, et les boss finaux se tuaient avant même que les joueurs n'arrivent dans leurs donjons.
Il passa sa main libre dans ses cheveux noirs ébouriffés, sentant la graisse accumulée. Quand avait-il pris sa dernière douche ? Hier ? Avant-hier ? Le temps devenait flou pendant les phases de crunch.
« Hayashi-kun ? » La voix de Tanaka-san, son chef de projet, le fit sursauter si violemment qu'il faillit renverser sa tasse de café froid. « Tu comptes finir avant demain ? »
Ryouta se retourna vers son supérieur. Tanaka-san avait cette expression particulière - un mélange de patience feinte et d'exaspération à peine contenue. Ses yeux injectés de sang trahissaient ses propres nuits blanches. L'homme portait la même chemise froissée depuis trois jours, et son haleine sentait le café et la cigarette.
« Presque fini », mentit Ryouta en retournant vers son écran, évitant le regard de son chef.
Les mots lui laissaient un goût amer dans la bouche. Il avait toujours détesté mentir - une habitude héritée de son père qui lui avait inculqué l'importance de l'honnêteté. Mais dans ce monde impitoyable du développement de jeux vidéo, mentir sur les délais était devenu une seconde nature, un mécanisme de survie. Comme si les bugs allaient soudain accepter de se plier aux plannings marketing établis par des gens qui n'avaient jamais écrit une ligne de code de leur vie.
Il entendit Tanaka-san soupirer et s'éloigner, ses pas lourds résonnant sur le sol carrelé de l'open space. Ryouta se sentait coupable, mais que pouvait-il faire d'autre ? Avouer qu'il était complètement perdu dans son propre code ? Que ce bug le narguait depuis des heures et qu'il commençait à se demander s'il n'était pas en train de devenir fou ?
Ses doigts reprirent leur danse familière sur le clavier mécanique qu'il avait achetée avec ses premiers salaires. Corriger, tester, compiler, échouer. Corriger encore, tester encore, compiler encore, échouer encore. Un cycle infernal qui lui donnait l'impression d'être un hamster dans une roue.
Autour de lui, ses collègues étaient plongés dans leurs propres batailles digitales, chacun isolé dans sa bulle de concentration désespérée. Kimura-san, le graphiste principal, pestait contre une texture qui refusait obstinément de s'afficher correctement sur certaines cartes graphiques. Ryouta pouvait entendre ses jurons créatifs même par-dessus le bourdonnement des ventilateurs des ordinateurs.
« Putain de drivers de merde ! » grommelait Kimura en martelant sa souris comme si elle était personnellement responsable de ses problèmes.
À sa gauche, Sato-chan redessinait pour la vingtième fois l'interface utilisateur du menu principal. La jeune femme avait cette manie de tout refaire dès qu'un détail ne lui plaisait pas - une perfectionniste chronique qui rendait les chefs de projet fous mais produisait des interfaces d'une beauté saisissante.
Des vies normales. Des problèmes normaux. Des stress quotidiens dans un monde prévisible et rationnel.
Ryouta ne pouvait pas savoir que dans exactement quarante-trois secondes, la normalité allait cesser d'exister pour toujours.
Il venait justement de localiser la ligne fautive - là, dans la fonction d'attribution des cibles, une malheureuse inversion entre "ally" et "enemy" - quand quelque chose d'absolument impossible se produisit.
D'abord, ce ne fut qu'une impression subtile, comme un changement dans la pression atmosphérique avant un orage. Comme si la lumière blanche et crue des néons au-dessus de sa tête avait imperceptiblement changé de couleur, devenant plus chaude, plus dorée. Ryouta cligna des yeux, pensant que c'était la fatigue qui lui jouait des tours.
Puis les sons commencèrent à s'estomper. Les clics incessants des claviers, les murmures de frustration de ses collègues, le bourdonnement électrique omniprésent de l'open space - tout devenait progressivement plus étouffé, comme si quelqu'un posait une couverture invisible et moelleuse sur le monde entier.
« Qu'est-ce que... » commença-t-il à dire.
Mais sa propre voix se perdit dans un silence cotonneux qui semblait absorber les mots avant qu'ils n'atteignent ses propres oreilles. Ryouta cligna des yeux plus fort, secoua vigoureusement la tête. La fatigue, forcément. Après trois jours de sommeil haché et de caféine à haute dose, il était normal que son cerveau commence à disjoncter.
Mais non. Ce n'était pas de la fatigue.
Autour de lui, l'open space familier... s'estompait.
Ce n'était pas un évanouissement graduel comme il en avait déjà fait l'expérience après des nuits blanches trop nombreuses. Ce n'était pas non plus ses yeux fatigués qui lui jouaient des tours habituels - ces moments où les lignes de code semblent danser sur l'écran. Le monde lui-même, la réalité concrète, devenait progressivement flou, comme si quelqu'un ajustait lentement la netteté d'une photographie avec un logiciel de retouche.
Les murs blancs de l'open space, les bureaux en métal et verre, les écrans de ses collègues, leurs silhouettes penchées sur leurs claviers - tout se noyait peu à peu dans une brume nacrée et étrange qui semblait absorber la lumière sans jamais la réfléchir. Cette brume avait une texture particulière, presque vivante, qui donnait à Ryouta l'impression désagréable qu'elle l'observait.
« Tanaka-san ? » appela-t-il, sa voix tremblante résonnant dans un vide qui grandissait autour de lui. « Kimura-san ? Sato-chan ? »
Mais les mots semblaient venir de très loin, comme s'ils traversaient des kilomètres de coton avant d'atteindre ses propres oreilles.
Pris de panique, il tendit instinctivement la main vers son clavier, cherchant un ancrage dans la réalité tangible. Ses doigts ne rencontrèrent que du vide froid et troublant. Le clavier sur lequel il avait tapé des millions de caractères, usé jusqu'à effacer les lettres sur certaines touches, avait tout simplement... disparu.
La panique commença par une petite boule glacée qui se forma dans le creux de son estomac, puis remonta le long de sa colonne vertébrale comme une coulée de métal liquide. Son cœur se mit à battre de plus en plus fort, si fort qu'il pouvait entendre le sang pulser dans ses oreilles.
Ryouta se leva brusquement - ou crut se lever - mais sa chaise de bureau aussi avait disparu dans cette opacité impossible. Il manqua de tomber, agitant les bras pour retrouver son équilibre. Ses jambes tremblaient légèrement sous le stress.
Il fit quelques pas hésitants dans ce qui avait été son espace de travail, les mains tendues devant lui comme un aveugle explorant un territoire inconnu. L'air était étrangement dense, chargé d'une électricité statique qui faisait se dresser les poils sur ses avant-bras.
Le sol, au moins, était toujours là. Solide sous ses baskets usées. Rassurant dans sa constance. Mais tout le reste - absolument tout le reste - n'existait plus.
Un rêve, pensa-t-il avec une conviction désespérée. C'est forcément un rêve. J'ai dû m'endormir sur mon clavier. Ça m'est déjà arrivé la semaine dernière.
Mais même en se répétant ces mots comme un mantra, il savait que ce n'était pas vrai. Les rêves n'avaient pas cette texture-là, cette densité oppressante, cette impression terrifiante de réalité absolue qui semblait plus vraie que la vraie réalité. Dans ses rêves, même les plus bizarres, il y avait toujours une part de lui qui restait consciente de dormir. Là, rien. Juste cette blancheur infinie et cette sensation d'être complètement éveillé dans un cauchemar impossible.
Le voile étrange persista. Cinq minutes ? Dix ? Une heure ? Dans cette blancheur nacrée sans repères visuels ou sonores, le temps avait perdu toute signification. Ryouta restait debout, parfaitement immobile, osant à peine respirer de peur que le moindre mouvement ne fasse s'effondrer ce qui restait de sa sanité mentale. Ses mains tremblaient de plus en plus fort, et il dut les serrer en poings pour contenir les spasmes.
Il pensa à son père. Hiroshi Hayashi, cet homme droit et rationnel qui était mort d'un cancer fulgurant l'année précédente, emportant avec lui tous ses conseils pragmatiques et ses explications logiques pour chaque problème de la vie. Papa qui lui avait fait promettre sur son lit de mort de "vivre une vie posée, sans prendre de risques inutiles". Qu'est-ce que son père aurait dit de cette situation absolument délirante ? Probablement quelque chose de rationnel, de réconfortant, de terre-à-terre. "Fils, tu travailles trop. Prends des vacances."
Mais papa n'était plus là pour donner ses conseils sensés, et Ryouta se retrouvait seul face à quelque chose qui défiait toute explication rationnelle.
Puis, aussi soudainement qu'elle était apparue, la brume se dissipa.
D'un coup. Comme un rideau qu'on tire violemment pour laisser entrer la lumière du matin.
Et ce que découvrit Ryouta lui coupa littéralement le souffle, vidant ses poumons d'un coup et le laissant pantelant.
Tokyo avait... changé. Non, ce mot était trop faible. Tokyo avait été complètement, totalement, impossiblement remplacé par quelque chose qui défiait toute logique, toute compréhension, toute loi de la physique qu'il connaissait.
Là où s'élevaient les gratte-ciels familiers de Shibuya - ces tours de verre et d'acier qu'il voyait chaque matin en allant au travail - se dressait maintenant un patchwork architectural absolument impossible. Des pagodes traditionnelles japonaises aux toits de tuiles rouges côtoyaient des tours de pierre médiévales aux créneaux effilés qui semblaient sorties tout droit d'un manuel d'histoire européenne. Des huttes circulaires au toit de chaume, comme celles qu'il avait vues dans des documentaires sur l'Afrique, se nichaient entre des structures cristallines totalement fantastiques qui captaient la lumière comme des prismes géants, projetant des arcs-en-ciel mouvants et hypnotiques sur les façades environnantes.
Plus loin, au-delà de ce premier plan déjà surréaliste, Ryouta aperçut des constructions qui semblaient faites entièrement de bois flotté blanchi par le sel et de corail rouge sang, comme si quelqu'un avait littéralement arraché un village côtier tropical à son océan d'origine pour le planter au cœur de cette mosaïque urbaine complètement démente.
L'air lui-même était différent. Plus pur, débarrassé de cette pollution automobile constante qui caractérisait Tokyo, mais chargé d'une énergie nouvelle qu'il n'arrivait pas à identifier. Une sorte de picotement électrique permanent qui courait sur sa peau et lui donnait la chair de poule. Il pouvait presque goûter cette énergie sur sa langue - un goût métallique et sucré à la fois.
Et cette lumière... Le soleil brillait toujours au-dessus de sa tête, mais sa couleur avait radicalement changé. Plus dorée, plus chaude, plus riche qu'elle ne l'avait jamais été. Cette lumière donnait à l'ensemble du paysage une qualité presque onirique, comme si le monde entier était baigné dans le miel liquide d'un éternel coucher de soleil.
« Putain de... » murmura-t-il, sa voix s'étranglant dans sa gorge.
Il ne trouvait pas de mots suffisamment forts pour exprimer ce qu'il ressentait. L'émerveillement et la terreur se battaient dans sa poitrine, créant une sensation physique qu'il n'avait jamais éprouvée.
Mais le plus troublant, le plus impossible, c'étaient les gens.
Ce n'étaient plus seulement des humains ordinaires qui couraient dans tous les sens sur ce qui avait été les rues de Tokyo. Ryouta cligna des yeux, se frotta vigoureusement les paupières avec ses poings, regarda à nouveau. Non, ses yeux ne le trompaient absolument pas.
Une femme aux oreilles effilées et pointues zigzaguait entre les bâtiments hétéroclites en criant quelque chose dans une langue mélodieuse qu'il n'avait jamais entendue de sa vie. Sa voix avait des intonations cristallines, presque musicales, qui portaient malgré la distance. Ses cheveux d'un blond si pâle qu'il en était presque blanc flottaient derrière elle comme s'ils étaient animés d'une vie propre, défiant la gravité et le vent. Sa robe fluide aux couleurs changeantes - passant du bleu au vert au violet selon l'angle de la lumière - semblait littéralement tissée de lumière pure.
Une elfe, pensa-t-il automatiquement. Une putain d'elfe en chair et en os.
Un homme trapu, d'à peine un mètre de haut mais dont la carrure était aussi impressionnante que celle d'un lutteur de sumo, brandissait une hache de guerre en vociférant dans ce qui ne ressemblait à rien de ce qu'il avait pu entendre au cours de sa vie. La langue était gutturale, pleine de consonnes dures qui résonnaient comme des coups de marteau sur l'enclume. Ses vêtements de cuir épais et usé portaient des motifs runiques complexes gravés avec une précision artisanale, et sa barbe rousse était soigneusement tressée de petites perles métalliques qui tintaient mélodieusement à chaque mouvement de sa tête.
Plus près de lui, une famille entière - des êtres aux traits fins et délicats et à la peau légèrement bleutée qui scintillait comme si elle contenait des paillettes microscopiques - tentait de calmer ce qui semblait être leur enfant. La petite créature, pas plus haute qu'un enfant humain de six ans, avait de grands yeux violets immenses et expressifs qui occupaient une bonne partie de son visage. Elle pleurait des larmes brillantes et iridescentes qui se cristallisaient en touchant le sol pavé, formant de minuscules gemmes qui tintaient en s'entrechoquant.
Ryouta se pinça le bras. Fort. Assez fort pour laisser une marque rouge douloureuse sur sa peau pâle. La douleur était réelle, nette, impossible à ignorer.
Il ne rêvait pas. Il ne rêvait absolument pas.
« C'est pas possible... » souffla-t-il, sa voix à peine audible dans le chaos ambiant.
Mais son cerveau, formé à analyser et catégoriser, reconnaissait parfaitement chaque archétype, chaque design de race fantastique qu'il avait programmé des centaines de fois dans ses jeux. Elfes aux oreilles pointues, nains barbus et trapus, et toute une ménagerie de créatures qu'il avait l'habitude de voir sur ses écrans, dans ses codes, dans ses rêves de créateur.
Sauf que là, elles étaient réelles. Elles respiraient, bougeaient, parlaient, pleuraient.
Un rugissement bestial et terrifiant le fit sursauter si violemment qu'il faillit tomber.
« RHHHAAAAA ! »
Le son venait de sa droite, résonnant entre les bâtiments comme le cri de guerre d'un démon. Ryouta tourna la tête et sentit littéralement son sang se transformer en glace dans ses veines.
Une créature de trois mètres de haut, vaguement humanoïde mais couverte d'écailles vertes qui miroitaient et reflétaient la lumière dorée comme l'armure d'un dragon, chargeait à toute vitesse vers un groupe de salarymen japonais. Ces derniers, visiblement encore sous le choc de la transformation du monde, tentaient désespérément de se cacher derrière une voiture renversée. Leurs costumes noirs étaient froissés et déchirés, leurs attachés-cases abandonnés sur le sol témoignant de leur confusion et de leur terreur totales.
Les yeux de la créature brillaient d'un rouge incandescent, reflétant une faim primitive et intelligente qui glaçait le sang. Elle brandissait ce qui ressemblait à un tronc d'arbre entier - peut-être un chêne centenaire arraché par les racines - en guise de massue improvisée. Ses muscles saillaient sous ses écailles, témoignant d'une force physique qui dépassait tout ce que Ryouta avait pu imaginer.
« Appelez la police ! » hurlait l'un des hommes en agitant frénétiquement son smartphone dernier cri vers le ciel, comme s'il invoquait les dieux. « Appelez les pompiers ! Les forces d'autodéfense ! Quelqu'un ! N'importe qui ! »
Un monstre, comprit Ryouta avec une clarté terrible. Un vrai monstre qui attaque de vraies personnes.
La créature abattit sa massue improvisée avec une force colossale. L'un des salarymen, un homme d'âge moyen aux cheveux grisonnants qui ressemblait à tous les employés de bureau que Ryouta croisait chaque jour dans le métro, ne put esquiver à temps.
Le son de l'impact fut atroce - un mélange d'os qui se brisent et de chair qui s'écrase qui résonna dans l'air chargé d'électricité magique. Ryouta détourna violemment le regard, l'estomac retourné par le bruit sourd et les cris d'agonie qui suivirent. Il dut se mordre la langue pour ne pas vomir, goûtant le fer de son propre sang.
Quand il trouva le courage de regarder à nouveau, quelques secondes plus tard, le monstre était en train de se désintégrer en milliers de particules lumineuses qui s'élevaient vers le ciel comme des lucioles dorées dans la nuit d'été. Il venait simplement de disparaître après avoir tué, se dissolvant dans la lumière exactement comme dans un jeu vidéo où les mobs apparaissent, attaquent, puis despawn automatiquement une fois leur sale besogne accomplie.
Un tintement cristallin et familier résonna soudain dans sa tête, si clair qu'il semblait venir de l'intérieur de son crâne.
Ding !
Ryouta sursauta et regarda frénétiquement autour de lui, mais personne d'autre ne semblait avoir entendu ce son caractéristique. Il connaissait ce tintement - c'était exactement le même que celui qu'il programmait dans ses jeux pour signaler l'ouverture d'un menu ou l'acquisition d'un nouvel objet.
Puis une fenêtre translucide apparut devant ses yeux, flottant dans l'air comme un hologramme parfaitement net et lumineux.
[BIENVENUE DANS LE NOUVEAU MONDE, AVENTURIER]
« Putain de merde... » balbutia-t-il en reculant instinctivement d'un pas, ses jambes tremblant sous le choc.
Mais la fenêtre le suivit avec une précision parfaite, restant exactement centrée dans son champ de vision quoi qu'il fasse.
[INITIALISATION DU SYSTÈME EN COURS...]
[VEUILLEZ PATIENTER...]
[FUSION MONDIALE DÉTECTÉE]
[ADAPTATION DES PARAMÈTRES LOCAUX...]
[TUTORIAL ACTIVÉ]
Une barre de progression apparut sous le texte, se remplissant lentement de gauche à droite avec cette même animation qu'il avait programmée des dizaines de fois. Ryouta tendit une main tremblante vers la fenêtre, fasciné malgré sa terreur. Ses doigts passèrent au travers de l'interface sans rencontrer la moindre résistance, comme s'il traversait de la fumée froide.
Interface utilisateur. Système de jeu. Isekai.
Les termes techniques tournaient dans sa tête comme un manège devenu fou, chacun apportant son lot de compréhension terrifiante. Après des années passées à développer des RPG et des centaines de mangas dévorés pendant ses pauses déjeuner, il reconnaissait parfaitement tous les signes classiques du genre. Le protagonist ordinaire transporté dans un monde de fantasy avec un système de jeu intégré, des statistiques, des niveaux, des compétences...
Mais vivre réellement la situation était infiniment différent de l'imaginer confortablement installé dans son fauteuil de bureau.
[INITIALISATION TERMINÉE]
[BIENVENUE, RYOUTA HAYASHI]
[NIVEAU: 1]
La barre de progression disparut dans une petite explosion de particules dorées, remplacée par un menu principal aux options terriblement familières.
[STATUT] [INVENTAIRE] [COMPÉTENCES] [GROUPE] [CARTE] [SYSTÈME]
Ryouta resta planté là, la bouche ouverte, fixant les options qui pulsaient doucement devant lui avec une lumière hypnotique. Autour de lui, le chaos continuait de plus belle. Des gens couraient dans tous les sens en hurlant, d'autres pleuraient en appelant des proches qu'ils ne retrouveraient peut-être jamais. Des créatures qu'il ne pouvait qualifier autrement que de monstres apparaissaient sporadiquement dans des éclairs de lumière mauve, pour se faire découper en pièces par des individus qui semblaient déjà avoir compris et maîtrisé ce nouveau système de réalité.
D'un geste hésitant, comme s'il touchait quelque chose de dangereux, il effleura mentalement l'option [STATUT]. La sensation était étrange - il n'avait pas bougé physiquement, mais quelque chose dans son esprit avait cliqué sur l'option. La fenêtre principale se transforma instantanément.
[STATUT - RYOUTA HAYASHI]
Niveau : 1
HP : 100/100
MP : 50/50
Expérience : 0/100
Force : 12
Agilité : 15
Intelligence : 18
Endurance : 11
Chance : 8
Traits : [Maître des 108 Vies] (Description disponible)
Ryouta examina chaque ligne avec l'attention obsessionnelle qu'il démontrait dans son travail de tout les jours, son cerveau analysant automatiquement les chiffres et leurs implications. Des statistiques plutôt équilibrées pour un début, avec un bonus notable en Intelligence - ce qui était logique pour quelqu'un qui avait passé sa vie adulte à résoudre des problèmes complexes en informatique. Sa Force était correcte sans être exceptionnelle, reflet de ses années sédentaires mais aussi de sa période plus agitée dans sa jeunesse.
Mais ce trait... Ce mystérieux "Maître des 108 Vies"...
« 108 Vies » ? Il sélectionna l'option d'un geste mental et une nouvelle fenêtre s'ouvrit, plus détaillée que les précédentes.
[MAÎTRE DES 108 VIES]
Trait Unique - Légendaire
Description : Tu es la réincarnation finale d'une âme qui a vécu 108 existences héroïques à travers différents mondes et différentes époques.
Bonus : +5 Intelligence, +3 Sagesse.
Note : Certains objets et compétences peuvent être débloqués en fonction de tes actions
108 vies antérieures ? Des héros ? Lui ?
Le cœur de Ryouta s'emballa comme un moteur qui s'emballe, battant si fort qu'il pouvait entendre le sang pulser dans ses tempes. C'était exactement le genre de background de personnage principal qu'il ne se serait jamais permis d'écrire dans ses propres jeux - bien trop overpowered, bien trop spécial, bien trop "choisi par les dieux" pour être crédible.
Et pourtant, là, c'était lui. Ryouta Hayashi, employé lambda, qui se retrouvait avec le profil d'un protagoniste de fantasy.
Il navigua rapidement vers l'option [INVENTAIRE], curieux de voir ce que ce nouveau système avait fait de ses possessions.
[INVENTAIRE]
Vêtements de tous les jours (Équipé)
Portefeuille (300 Yens, probablement inutiles)
Smartphone (Pas de réseau)
Pain de mie x2
Bouteille d'eau x1
Collier des 108 Vies (Légendaire) - NOUVEAU
Intrigué et légèrement inquiet, il sélectionna l'objet mystérieux. Instantanément, un bijou se matérialisa dans sa main droite avec une sensation de poids et de chaleur surprenante.
C'était un collier ancien d'une beauté saisissante, fait d'une chaîne d'argent terni par l'âge qui semblait avoir traversé les siècles. Il était orné de 108 perles, chacune unique en couleur, texture et taille. Certaines luisaient doucement d'une lumière interne dorée ou argentée, d'autres semblaient absorber la lumière ambiante comme de petits trous noirs miniatures. Il y en avait des rouges comme le sang, des bleues comme l'océan profond, des vertes comme la forêt primitive, et d'autres de couleurs qu'il n'avait jamais vues et pour lesquelles il n'avait pas de mots.
Une nouvelle fenêtre descriptive s'ouvrit automatiquement :
[COLLIER DES 108 VIES]
Type : Artefact Légendaire
Description : Ce collier renferme les âmes de tes 108 vies antérieures. Chaque perle représente un héros différent, issu d'un monde différent, ayant vécu à une époque différente.
ACTIVATION POSSIBLE : Tu peux invoquer ces 108 héros pour qu'ils t'accompagnent physiquement dans cette nouvelle existence. Ils conserveront leurs souvenirs et leurs personnalités, mais devront repartir de zéro en termes de niveau et de compétences.
ATTENTION : Une fois invoquées, ces entités ne pourront plus être rappelées dans le collier. Elles partageront définitivement ton destin dans ce monde.
RESTRICTION : Si tu choisis d'invoquer tes vies antérieures, tu ne pourras plus jamais rejoindre une guilde existante. Tu devras créer ta propre organisation avec eux comme uniques membres.
Ryouta relut la description trois fois, quatre fois, ses mains tremblant légèrement autour du collier qui semblait pulser d'une vie propre entre ses doigts. Le métal était étrangement chaud, comme s'il contenait vraiment des âmes vivantes.
108 héros. Mes vies antérieures. Je peux les invoquer.
L'ampleur de cette révélation lui donnait le vertige. C'était énorme, révolutionnaire, terrifiant et merveilleux à la fois. Une armée personnelle de héros expérimentés, chacun avec ses propres compétences, ses propres souvenirs, ses propres personnalités. Mais une fois invoqués, ils seraient liés à lui pour toujours. 108 personnes pour lesquelles il ferait le choix de les sortir de leur repos éternel...
Le poids de cette responsabilité potentielle lui serra la gorge. Dans sa vie normale, il avait déjà du mal à prendre soin de lui-même. Comment pourrait-il prendre la responsabilité de ramener ces 108 autres existences ?
Des cris de terreur renouvelés éclatèrent autour de lui, le ramenant brutalement à la réalité immédiate. Ryouta leva les yeux de son collier et vit trois nouveaux monstres - des créatures ressemblant à des loups géants mais avec des carapaces d'insectes noires et brillantes qui recouvraient leur dos - qui venaient d'apparaître dans un flash de lumière mauve près de ce qui avait été un konbini familier.
Les créatures étaient massives, chacune de la taille d'une petite voiture, avec des crocs jaunâtres longs comme des couteaux de cuisine et des yeux qui brillaient d'une intelligence malveillante. Leurs pattes se terminaient par des griffes acérées qui laissaient des entailles profondes dans l'asphalte à chaque pas.
Un groupe de civils - des gens ordinaires comme lui qui s'étaient retrouvés pris au piège de cette transformation du monde - tentait désespérément de fuir. Il y avait là une mère qui serrait son enfant contre elle, un vieil homme qui claudiquait en s'appuyant sur sa canne, des adolescents en uniforme scolaire qui couraient en pleurant.
Mais l'un des loups-insectes était plus rapide que ses proies humaines. Beaucoup plus rapide.
Ryouta entendit un hurlement de douleur pure qui lui glaça le sang dans les veines. Un hurlement qu'il n'oublierait jamais, même s'il vivait cent ans.
Plus près de lui, un autre monstre avait fait son apparition - une chose gélatineuse et violette de la taille d'un ours brun, qui se déplaçait en ondulant comme une méduse terrestre. Elle avait coincé une femme âgée aux cheveux blancs contre ce qui avait été le mur d'une banque. La pauvre femme tentait courageusement de repousser la créature avec son parapluie fleuri, frappant encore et encore sa masse visqueuse, mais la créature semblait parfaitement insensible aux coups.
Des tentacules violets commençaient à s'enrouler autour des chevilles de la femme, remontant lentement vers ses genoux. Elle criait au secours d'une voix cassée par l'âge et la terreur.
Partout autour de lui, c'était le même spectacle d'horreur. Des gens ordinaires, des civils sans défense, qui se faisaient massacrer par des créatures sorties de ses pires cauchemars fantaisiste.
Personne pour l'instant ne savait comment se battre contre ces choses. Personne ne comprenait les règles de ce nouveau monde impitoyable.
Lui qui avait passé sa vie à créer des mondes virtuels remplis de monstres exactement comme ceux-ci comprenait peut-être un peu mieux l'enjeu de la situation.
Ryouta serra le collier dans sa main, sentant la chaleur des 108 perles se diffuser dans sa paume moite de sueur. Il avait le pouvoir d'aider tous ces gens. Une armée de 108 héros expérimentés à sa disposition, des guerriers qui savaient comment combattre, comment survivre, comment protéger les innocents.
Mais était-il vraiment prêt à assumer les conséquences de ce choix ? Une fois le collier activé, il n'y aurait plus de retour en arrière possible. Plus jamais.
Il regarda autour de lui ce monde nouveau, dangereux, plein de possibilités infinies mais aussi de périls mortels. Ce monde où les règles de la réalité avaient été complètement réécrites, où la magie existait vraiment, où des races fantastiques vivaient et respiraient.
Ce monde où des innocents mouraient pendant qu'il hésitait.
Une image de son père lui traversa l'esprit. Hiroshi Hayashi sur son lit d'hôpital, affaibli par la chimiothérapie mais encore lucide, lui tenant la main avec ce qui lui restait de force.
"Fils," avait-il dit d'une voix rauque, "promets-moi de vivre une vie posée. Ne prends pas de risques inutiles. Trouve-toi une gentille femme, fonde une famille, sois heureux dans la simplicité."
Ryouta avait promis. Il avait tenu cette promesse pendant des années, vivant exactement la vie que son père avait voulue pour lui. Travail stable, appartement propre, économies qui s'accumulaient sagement sur son compte en banque.
Mais papa n'était plus là maintenant. Et face à ce nouveau monde, face à ces gens qui avaient besoin d'aide, face à cette chance unique de vivre vraiment l'aventure qu'il avait toujours secrètement rêvé de vivre...
Papa, pensa-t-il en regardant vers le ciel doré, j'espère que tu comprendrais. Parfois, il faut savoir prendre des risques pour vraiment vivre. Parfois, la vie posée n'est pas suffisante.
La vieille dame coincée par le monstre gélatineux poussa un cri de douleur. Les tentacules violets avaient atteint ses genoux et commençaient à serrer.
Ryouta, triste de ne pas être capable d'intervenir prit une décision, plus jamais il n'assistera à de telles scènes... Il se dirigea au loin afin de s'éloigner d'éventuels témoins afin de pouvoir y utiliser l'artefact en toute discrétion.
Un champ, bordé d'une grande forêt... C'était le lieu idéal, il se dirigea aux abords de celle-ci et s'arrêta, jetant une dernière fois un regard à l'objet.
Il ferma les yeux, serra le collier des 108 vies contre sa poitrine, et l'activa.