Le soleil de l’aube filtrait à peine à travers les volets disjoints de la masure de Kael, mais déjà, les cris et l’agitation de la bourgade de Terrefondre s’insinuaient dans sa conscience. Une nouvelle journée à trimer, une nouvelle journée à courber l’échine. Kael, le « garçon à tout faire », comme on l’appelait avec un mélange de nécessité et de dédain. Chaque planche à
réparer, chaque seau d’eau à charrier, chaque course pour les « vrais » travailleurs lui rappelait sa place : tout en bas de l’échelle.
Ce matin-là, la bile du mépris quotidien avait un goût particulièrement amer. Hier encore, les fils du forgeron, deux colosses à la force brute et à l’esprit étroit, s’étaient « amusés » à lui faire porter une enclume rouillée sur quelques mètres, sous les rires gras des autres villageois. Leurs
propres compétences d’aventuriers débutants – une « Force Accrue » rudimentaire pour l’un, une « Peau de Pierre » sommaire pour l’autre – leur conféraient déjà, à leurs yeux, le droit de
le traiter comme un déchet.
« Ça suffit, » murmura Kael pour lui-même, ses mains serrées sur la couverture élimée. Une étincelle, nourrie par des années de frustration silencieuse, venait de s’allumer. Il avait vu d’autres parias, d’autres désespérés, tenter leur chance à la Guilde des Aventuriers. Certains
revenaient en héros, parés de compétences flamboyantes et d’une richesse nouvelle. D’autres ne revenaient jamais. Mais même l’incertitude de ce destin valait mieux que la certitude de sa misérable existence actuelle. « Au moins, » se dit-il en se levant avec une résolution nouvelle, « avec une compétence, n’importe laquelle, je pourrais peut-être… m’en sortir. »
Il avala une croûte de pain rassis, enfila sa tunique la moins reprisée et se dirigea vers le centre de Terrefondre, où trônait le modeste bâtiment de la Guilde. La plupart des regards qu’il croisait
étaient indifférents, quelques-uns chargés de cette moquerie habituelle qui lui serrait le cœur. Il les ignora, son objectif fixé.
La salle principale de la Guilde était moins impressionnante qu’il ne l’imaginait : quelques tables, un panneau d’affichage avec des quêtes de bas niveau – « Extermination de rats géants »,
« Cueillette d’herbes médicinales » – et un comptoir massif derrière lequel somnolait un homme bedonnant, le Maître de Guilde local, Borin.
Kael s’éclaircit la gorge. « Monsieur… Monsieur Borin ? Je… je voudrais m’inscrire comme aventurier. »
L’homme ouvrit un œil, puis l’autre, le jaugeant de haut en bas avec une expression qui oscillait
entre l’ennui et l’incrédulité. « Toi ? Garçon, tu es sûr de ne pas t’être trompé de porte ? Le lavoir, c’est deux rues plus loin. »
Les joues de Kael s’empourprèrent, mais il tint bon. « Je suis sûr, Monsieur. »
Avec un soupir qui aurait pu éteindre une forge, Borin sortit un formulaire et une petite sphère de cristal terne. « Bon, bon. Nom, âge. Et place ta main sur le Cristal d’Éveil. Si les Dieux ou le Destin ont la moindre étincelle de compétence à te jeter, on le saura bien assez tôt. » Kael remplit nerveusement le formulaire – « Kael, 17 ans » – puis, le cœur battant, posa sa main
sur le cristal froid. Il s’attendait à une décharge, une lumière aveuglante, une sensation de puissance… Il ne se passa rien. Absolument rien. Le cristal resta terne, la pièce silencieuse, hormis le grattement de la plume de Borin qui finissait de remplir sa propre section du registre.
« Hum, » fit Borin, perplexe, en tapotant le cristal. « D’habitude, y’a au moins une petite lueur, même pour une compétence de rien du tout. T’es sûr que t’as pas déjà une aversion à la magie ou un truc du genre ? »
Le désespoir commençait à poindre chez Kael. Était-il si inutile que même le processus d’éveil
refusait de fonctionner pour lui ?
Puis, Borin haussa un sourcil en consultant un autre registre, celui qui s’illuminait magiquement des informations de la nouvelle carte d’aventurier qu’il venait de créer pour Kael. « Tiens
donc… C’est une première, ça. » Il tendit une petite plaque de métal gravée à Kael. « Ta carte d’aventurier. Félicitations, gamin. Ou pas. »
Kael la saisit avec des doigts tremblants. En lettres légèrement lumineuses, il lut :
Nom : Kael
Niveau : 1
Compétence Unique : Maître des Compétences
« Maître des Compétences ? » murmura Kael. Le nom sonnait incroyablement grandiose, presque ironique au vu de l’absence totale de manifestation. Il n’y avait pas eu d’aura de feu,
pas de picotements électriques, pas de sensation de force brute l’envahissant. Juste… des mots sur une carte.
Puis, ses yeux tombèrent sur les autres inscriptions, celles qui détaillaient ses attributs.
Force : 5
Agilité : 6
Endurance : 4
Intelligence : 10
Mana :2
Un « 2 » en mana. Autant dire inexistant. Ses autres statistiques étaient à peine meilleures, le minimum syndical pour un être vivant. La déception le frappa de plein fouet. « Maître des Compétences »… mais avec des statistiques qui le rendaient à peine capable de tenir tête à un
chaton en colère. Les fils du forgeron, avec leur simple « Force Accrue », devaient avoir au moins un « 10 » ou un « 15 » en force dès le départ.
Borin le regarda avec une pointe de pitié. « Écoute, gamin. ‘Maître des Compétences’, ça sonne bien, mais si ça ne te donne aucun avantage visible… et avec ces stats… Disons que je ne parierais pas sur toi pour défaire le Rat-Garou Légendaire de la Vieille Mine. Essaie de ne pas
te faire tuer en allant cueillir des pâquerettes, d’accord ? »
Kael serra la carte dans sa main. Le mépris était différent cette fois, teinté d’une sorte de
commisération professionnelle. Il était officiellement un aventurier. L’aventurier le plus faible de Terrefondre, probablement. Mais au fond de lui, malgré la faiblesse évidente de ses attributs
et le mystère de cette compétence sans effet apparent, le nom « Maître des Compétences » continuait de résonner, portant avec lui le goût amer d’un espoir infime, presque absurde. Un
espoir auquel il décida, contre toute logique, de s’accrocher.