Je tourne légèrement ma chaise, regardant distraitement par la fenêtre panoramique de mon bureau. Montréal s’étend à perte de vue, les gratte-ciels perçant un ciel gris et clairsemé de nuages. Un paysage familier qui, pourtant, ne parvient pas à calmer la tempête qui gronde en moi depuis une semaine. Mon esprit est ailleurs, à ce bal masqué, à ce souvenir tenace d’une soirée où tout semblait suspendu dans le temps.
Je ne cesse de me repasser les événements dans ma tête. Le décor somptueux, les rires feutrés, la musique envoûtante… et surtout, lui. Cet homme avec qui j’ai partagé des heures de danse, de conversations légères, et un baiser furtif, mais intense. Je ne connais ni son nom, ni son visage, seulement ses yeux. Des yeux d’un bleu hypnotique qui m’ont marqué d’une manière que je n’aurais jamais cru possible.
Je soupire, me redressant sur mon fauteuil alors que la porte de mon bureau s’ouvre.
"Monsieur Lefebvre, le candidat pour le stage est arrivé," m’informe ma secrétaire avec son professionnalisme habituel. "Gabriel Fournier."
Je hoche la tête, m’efforçant de chasser les pensées de cette soirée de mon esprit. **Summit Global Corporation** est une entreprise qui demande concentration et discipline, et je ne peux pas me permettre d’être distrait, même par mes propres souvenirs. Je vérifie rapidement les notes que j’ai sur ce Gabriel Fournier avant de lui faire signe d’entrer.
Quelques instants plus tard, la porte s’ouvre de nouveau et un jeune homme fait son entrée. Je le remarque immédiatement : il est bien habillé, dans un costume sobre mais soigné, son maintien reflétant à la fois une certaine assurance et une nervosité compréhensible. Il a 18 ans, tout juste diplômé, et il postule pour un stage qui sera déterminant pour son avenir. Une situation que j’ai déjà vue des dizaines de fois.
Mais alors que nos regards se croisent, je sens une étrange tension monter en moi. Ses yeux… D'un bleu si clair, si frappant. Je cligne des yeux un instant, surpris par l’intensité de ce détail. C’est comme un choc. Ce sont ces mêmes yeux qui me hantent depuis une semaine, ceux qui m'ont fixé à travers un masque lors de ce bal. L’image est fugace, mais troublante.
Je me ressaisis aussitôt. Il ne s’agit que d’une coïncidence. Des yeux bleus, voilà tout. Ils peuvent appartenir à n’importe qui, et je ne dois pas me laisser distraire. Ce jeune homme n’a rien à voir avec l’inconnu du bal. Je m’efforce de maintenir mon calme, tout en l’invitant à s’asseoir.
"Gabriel Fournier, c’est bien cela ?" Ma voix est plus posée que je ne me le serais attendu. Mon regard s’attarde un instant sur ses yeux, mais je me force à détourner rapidement l’attention vers ses qualifications.
"Oui, monsieur," répond-il avec un mélange de respect et de nervosité.
Je l’écoute exposer son parcours, ses motivations pour postuler à ce stage, tout en notant son assurance malgré son jeune âge. Je devrais être concentré sur ce qu’il dit, sur ses compétences, mais à chaque fois que je relève la tête pour croiser son regard, une image fugitive de cette soirée me revient. C’est comme une ombre persistante, mais sans consistance.
Je prends une profonde inspiration et essaie de me focaliser sur l’essentiel. Ce n’est qu’un entretien de stage. Rien de plus.
"Votre parcours est intéressant," dis-je finalement après avoir écouté suffisamment d’informations pour me faire une idée. "Vous aurez plusieurs tâches à accomplir ici. Organisation des rendez-vous, gestion des plannings et des voyages d'affaires. L’environnement est exigeant, mais je pense que vous avez les compétences nécessaires."
Il hoche la tête, visiblement soulagé que l’entretien se passe bien. Mais je perçois aussi dans son regard une certaine curiosité, comme s’il cherchait à percer quelque chose chez moi. Peut-être est-ce simplement son propre stress qui transparaît, ou alors c’est moi qui m’imagine des choses.
Je termine l’entretien en me levant de mon siège, tendant la main. "Vous commencerez demain à huit heures. Soyez ponctuel, Gabriel."
Il se lève rapidement, un sourire léger sur les lèvres. "Merci, Monsieur Lefebvre. Je ne vous décevrai pas."
Je lui serre la main, et nos regards se croisent une dernière fois avant qu’il ne quitte la pièce. Je ne le quitte pas des yeux avant que la porte ne se referme derrière lui, et à nouveau, je me retrouve seul avec mes pensées.
Ce n’était qu’un entretien comme tant d’autres. Mais alors, pourquoi ai-je cette sensation étrange qui persiste ? Pourquoi ces yeux, ses yeux, continuent de me rappeler ceux de l’homme masqué ? Je secoue la tête, repoussant cette idée absurde. Ce ne peut être qu’une coïncidence. Rien de plus.
Je pourrais envoyer un message à cet inconnu, ce soir. Il me suffit de sortir mon téléphone. Mais je ne le fais pas. Pas encore.