Toux, toux…
Du sang tacha ma main. Alors, mon heure était arrivée.
Une semaine après cette conversation sur le toit, beaucoup de choses s'étaient passées.
Le lendemain, la ville s'était réveillée. Les gens sortaient, allaient travailler, rentraient. Les parents accompagnaient leurs enfants à l'école.
J'aurais pu croire que les événements d'hier n'étaient que mon imagination s'il n'y avait pas eu les dégâts causés par les explosions, les débris ici et là. Personne ne s'était donné la peine d'enlever les gravats. Seuls les corps des traîtres avaient été incinérés, réduits à l'état de poussière. Le plus étrange était que les Exécuteurs n'avaient pas approfondi l'affaire, comme s'ils avaient déjà atteint leur objectif en annonçant le recrutement.
Les gens tentaient tant bien que mal de se comporter normalement, mais leurs yeux affolés, leurs sourires froids et leurs dialogues lointains trahissaient leurs angoisses. Les parents avaient eu le temps de prendre conscience de la situation, mais plus aucun problème ne se produisit. Peut-être que seuls les enfants agissaient normalement ? Pouvaient-ils ressentir l'inquiétude des adultes ? Je n'en savais rien. Mais combien d'entre eux seraient orphelins dans quelques jours ? Ceux qui n'avaient pas encore atteint l'âge où les symptômes se manifestaient ne pouvaient pas s'éveiller. Seraient-ils jetés comme des ordures ? Les Calamités avaient-elles un projet pour eux ?
Mes pensées vagabondaient sans cesse. En parcourant la ville, la symphonie des voitures sur les routes semblait indiquer que demain serait un jour comme les autres. Mais je le savais, rien ne serait plus pareil. Peut-être le savions-nous tous, mais personne n'osait le dire à haute voix. Chacun devait réfléchir à sa propre vie. On disait que ceux qui comprenaient réellement qu'ils étaient plus de chances de s'en sortir. Malheureusement, même si aucune étude ne pouvait le prouver, rien ne pouvait non plus le démentir.
Brenda ne s'était toujours pas réveillée. Les symptômes auraient commencé à se manifester. Qu'est-ce qui avait bien pu accélérer son éveil ? Victor était resté à son chevet jusqu'à présent.
Il y avait aussi cette chose bizarre. Partout où Iris passait, les gens la saluaient. Elle était devenue une sorte de mascotte pour la ville. À chaque fois qu'on la voyait, on lui offrait des présentes. Sa prestation avait dû réellement marquer les esprits.
Le temps s'écoula ainsi, comme le calme avant la montée de la marée.
Le troisième jour, les habitants commencèrent à manifester, à tour de rôle, des symptômes de sursaturation d'éther. C'est alors que les Exécuteurs agirent correctement. Ils réquisitionnèrent les policiers qui ne présentaient pas encore de graves symptômes pour passer de maison en maison et transporter les infectés vers la grande place, dégagée des graves la veille.
Lorsque je rends visite à Brenda, je peux voir, à travers la fenêtre de Victor, des corps sans vie étalés sur la place. Il n'y avait ni sang ni blessures. On aurait pu croire qu'ils dormaient. On les déposait à même le sol, sans soin ni respect. Si je me fiais aux mots de cette personne, de telles scènes étaient courantes dans les premières années suivant l'arrivée de l'éther, bien avant l'invention du sérum.
Combien parmi eux allaient réussir à s'éveiller ? Et combien s'en iraient pour toujours ?
Pour les parents qui avaient des enfants, ils les confièrent à une Exécutrice. C'était une belle femme d'une trentaine d'années, qui gardait toujours le sourire aux lèvres. Je ne savais pas quelles histoires elle racontait à ces enfants, mais aucun d'eux ne s'agitait malgré l'absence de leurs parents. Elle les installa dans la grande salle de théâtre de la ville et leur fournissait de la nourriture ainsi que tout ce dont ils avaient besoin.
Ces actions me semblaient tellement contre nature qu'elles ne faisaient que me donner la nausée. Après un temps, j'arrêtai mes promenades à travers la ville et passai plus de temps avec Iris et Lucy.
Le quatrième jour, un événement brisa l'illusion de tranquillité que nous nous efforcions de maintenir.
Lucy est morte.
Nous transportons son corps en secret dans le sous-sol de l'immeuble de Victor, juste à côté de Brenda. Nous ne voulions pas qu'elle soit entassée parmi ceux qui traînaient partout dans la ville.
— Est-ce que tu crois qu'elle va s'en sortir ? moi, je demande Iris.
— Oui, elle est forte.
Il était rare de voir Iris s'inquiéter. Elle, qui était tout le temps si joyeuse et sûre d'elle… Je la pris dans mes bras, tentant de la rassurer.
— Nous nous en sortirons tous. Nous l'avons promis, murmurais-je pour la réconforter.
Le lendemain, ce fut Victor que nous retrouvâmes dans son bureau, ne respirant plus. Une cigarette encore allumée dans la main gauche, un verre de whisky dans la droite. Même jusqu'à sa mort, ce vieux radin n'aurait arrêté de m'étonner.
Le sixième jour, lors d'une nuit sans lune, seules les étoiles, aussi lointaines que minuscules à nos yeux, éclairaient la ville.
Il n'y avait plus d'électricité. Plus personne pour entretenir les installations. Plus aucun fils. La nature avait repris ses droits. Seuls ses murmures résonnaient dans cette petite ville d'Astoria, où trente mille âmes subissent l'Éveil.
Iris et moi étions sûrement les seuls humains encore conscients. De fortes migraines, du sang coulant de notre nez, nos visages pâles… Il ne nous restait plus beaucoup de temps. Alors, nous décidâmes de nous promener une dernière fois dans ce qui restait d'Astoria. Plus aucune vie en elle. Elle avait perdu ses couleurs.
Après avoir marché un instant, nous nous arrêtons dans un parc, assis côte à côte sur un vieux banc, face à un lac qui reflétait le ciel.
— Cette ville renaîtra-t-elle un jour ?
Je pris le temps de réfléchir, mais la réponse était évidente. J'essayai de me retourner, une douleur vive figée dans mes muscles, mais je m'efforçai de répondre :
— Oui. Un jour, nous y reviendrons et nous y bâtirons un château. Pas une cabane que nous appelons maison.
Elle acquiesça de son plus beau sourire.
Les heures passèrent ainsi. Nous n'avions plus la force de retourner au sous-sol. Nous restâmes sans bouger, fixant le ciel étoilé, jusqu'à ce que l'aube apparaisse.
— Iris, mourrons ensemble.
— Oui. Je te revois tout à l'heure
Ce furent les derniers mots que j'entendis avant de mourir.