Chapitre 4

Chapitre 4

Le matin était encore jeune lorsque Éliana reçut l'ordre de se rendre dans l'antichambre du palais. Elle s'essuya les mains sur son tablier avant de quitter les cuisines, le cœur battant légèrement plus vite qu'elle ne l'aurait voulu. On ne convoquait pas une servante sans raison, et elle espérait ne pas avoir commis d'impair.

Lorsqu'elle arriva, Madame Bisset, l'intendante du palais, l'attendait déjà. Femme d'une quarantaine d'années, toujours tirée à quatre épingles, elle incarnait l'ordre et la rigueur du domaine royal.

— Éliana, enfin, te voilà, lança-t-elle en l'observant de haut en bas d'un air scrutateur.

— Vous m'avez demandée, Madame ?

— Oui. Sa Majesté organise un grand bal dans quelques jours, en l'honneur de certains dignitaires venus de France et d'Angleterre. Nous aurons besoin de tout le personnel disponible pour assurer le bon déroulement de la soirée.

Un bal. Éliana sentit son estomac se nouer légèrement. Elle n'avait jamais assisté à un événement de cette ampleur, surtout en tant que servante dans un palais.

— Je comprends, répondit-elle calmement. Que dois-je faire ?

— Tu seras assignée au service du vin et des liqueurs. Les invités de marque auront des exigences précises, et nous devons nous assurer que tout soit parfaitement exécuté.

Éliana hocha la tête, attentive.

— Bien sûr, Madame.

L'intendante la fixa un instant, puis sembla hésiter avant d'ajouter :

— Et surtout… évite de faire des vagues.

Éliana fronça légèrement les sourcils.

— Des vagues ?

Madame Bisset inspira profondément, comme si elle pesait ses mots.

— Le roi apprécie l'ordre et la discipline. Ce n'est pas une soirée où il faut se faire remarquer, tu comprends ? Fais ton travail et rien de plus.

Il y avait quelque chose dans sa voix, une note de mise en garde à peine voilée. Comme si elle savait quelque chose qu'Éliana ignorait encore.

— Je ferai de mon mieux, assura-t-elle en baissant légèrement la tête.

— Bien. Tu peux retourner à tes tâches.

Éliana s'inclina légèrement avant de sortir de la pièce. Mais alors qu'elle marchait dans le couloir, une drôle de sensation s'insinua en elle.

Un pressentiment.

Elle ignorait pourquoi, mais elle sentait que ce bal allait tout changer.

---

Les jours qui précédaient le grand bal au Palais Sans-Souci étaient marqués par une agitation fébrile. Partout, on courait, on préparait, on organisait. Les couturiers travaillaient sans relâche sur les tenues somptueuses des dames de la cour, les cuisiniers redoublaient d'efforts pour élaborer des mets raffinés, et les musiciens répétaient sans cesse sous l'œil exigeant du maître de cérémonie.

Éliana, quant à elle, s'efforçait de ne pas se laisser happer par l'effervescence générale. Elle accomplissait ses tâches avec discipline, veillant à ne jamais attirer l'attention. Mais malgré tous ses efforts, il y avait une chose qu'elle ne pouvait contrôler : la présence troublante du roi Henri Christophe.

Depuis leur dernière rencontre dans la cuisine, il semblait avoir décidé de se rapprocher d'elle, trouvant toujours un prétexte pour croiser son chemin. Parfois, ce n'étaient que des regards, intenses et furtifs, à travers une salle bondée. D'autres fois, il la frôlait à peine en passant près d'elle, suffisamment pour lui faire sentir son parfum boisé et imposer sa présence.

Ce soir-là, alors qu'elle préparait une infusion pour Madame Fleury dans une aile plus isolée du palais, Éliana sentit une présence avant même de la voir.

— Mademoiselle Éliana, murmura une voix grave derrière elle.

Elle sursauta légèrement avant de se retourner. Là, appuyé contre l'encadrement de la porte, se tenait Henri Christophe. Il ne portait ni couronne ni uniforme militaire. Seulement une chemise blanche, légèrement entrouverte, et un pantalon sombre qui soulignait sa silhouette imposante. L'espace exigu de la pièce rendait sa présence d'autant plus écrasante.

— Votre Majesté, dit-elle en baissant les yeux, s'efforçant de garder une contenance.

— Je vois que vous travaillez tard ce soir.

— Il reste tant à faire avant le bal…

— Le bal. Il répéta le mot comme s'il goûtait à son importance. Dites-moi, Éliana, serez-vous présente ?

Elle releva doucement la tête, cherchant à comprendre où il voulait en venir.

— Je servirai les invités, comme il se doit.

Christophe esquissa un sourire, s'approchant d'elle avec une lenteur calculée. Il prit l'une des tasses qu'elle venait de remplir et la porta à ses lèvres sans la quitter des yeux.

— Et pourtant… vous devriez être une invitée.

Elle sentit son souffle se suspendre. Ce n'était pas seulement une flatterie. Il jouait un jeu dangereux, un jeu auquel elle ne savait pas si elle devait répondre.

— Je ne suis pas de leur monde, répondit-elle prudemment.

— Vous êtes ici, n'est-ce pas ? murmura-t-il en posant la tasse avec douceur. Je vous vois chaque jour évoluer dans ce palais. Vous avez plus de place ici que vous ne le croyez.

Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais il leva doucement la main, effleurant du bout des doigts une mèche rebelle qui s'était détachée de son chignon.

— Pourquoi fuyez-vous mon regard, Éliana ? demanda-t-il à voix basse.

Elle frissonna. Il la testait, il la provoquait. Elle n'était pas naïve, elle savait ce que signifiaient ses gestes, ses mots, son regard brûlant. Pourtant, une partie d'elle refusait d'y céder.

Elle se recula légèrement, cherchant refuge dans le protocole.

— Parce que vous êtes le roi.

Un silence s'installa. Un sourire énigmatique se dessina sur ses lèvres.

— Et si je n'étais qu'un homme ?

Éliana sentit son cœur s'emballer.

— Mais vous ne l'êtes pas.

Il la fixa un long moment, puis se redressa légèrement, comprenant qu'elle n'irait pas plus loin. Pas ce soir.

— Très bien, murmura-t-il, amusé. Je suppose que j'aurai ma réponse lors du bal.

Il s'éloigna sans un mot de plus, mais avant de disparaître, il lui lança un dernier regard, un regard chargé de promesses non dites.

Lorsqu'il quitta la pièce, Éliana s'adossa contre le mur, le souffle court.

Le jeu était lancé. Et elle savait que, tôt ou tard, elle serait forcée d'y jouer.

---

La lingerie du palais était silencieuse à cette heure avancée. Seules quelques bougies vacillaient encore, projetant des ombres mouvantes sur les murs de pierre. Éliana venait de terminer son service et s'apprêtait à regagner son petit lit dans les quartiers des servantes lorsqu'une voix résonna derrière elle.

— Éliana Darcel ?

Elle se retourna brusquement. Un homme se tenait dans l'ombre de l'encadrement de la porte. Grand, vêtu d'une tenue sobre mais élégante, il la fixait avec un air neutre.

Elle le reconnut immédiatement.

Le capitaine Laurent Béliard.

Un frisson la parcourut. C'était l'un des plus fidèles émissaires de Christophe. Il ne se déplaçait jamais sans raison.

— Oui… c'est moi, répondit-elle, tentant de garder une voix stable.

Sans un mot, il avança et lui tendit un paquet soigneusement enveloppé dans du lin fin. Un vêtement.

— Le roi vous envoie ceci.

Éliana hésita, mais elle tendit les mains et prit l'objet avec précaution. Le tissu sous ses doigts était d'une douceur qu'elle ne connaissait pas. Rien à voir avec les étoffes ordinaires des servantes.

— Que… que suis-je censée en faire ? demanda-t-elle d'une voix incertaine.

Le capitaine sortit un petit pli de sa veste et le lui tendit.

— Il vous l'explique lui-même.

Puis, sans ajouter un mot de plus, il s'inclina légèrement et repartit dans l'ombre du couloir.

Éliana fixa le bout de papier un instant, avant de sentir son cœur s'accélérer.

Elle déglutit difficilement et déplia la lettre.

L'écriture était nette, forte. Chaque lettre respirait l'autorité.

 "Demain, tu ne seras pas uniquement une servante. Tu seras ce que je veux que tu sois.

Porte cette robe et viens à moi. C'est un ordre."

H.C.

Le souffle d'Éliana se bloqua dans sa gorge.

Un ordre.

Elle baissa les yeux vers le paquet et, lentement, elle en écarta le tissu protecteur.

Sous ses doigts apparut une somptueuse robe bleu marine, brodée avec finesse, d'un tissu bien trop précieux pour quelqu'un de sa condition.

C'était une tenue pour une dame, pas pour une servante.

Elle referma aussitôt le tissu autour de la robe, son cœur battant à tout rompre.

Pourquoi faisait-il cela ?

Non, la question n'était pas pourquoi. Elle connaissait déjà la réponse.

La vraie question était : pouvait-elle encore lutter contre lui ?

---

La veille du Bal…

La nuit enveloppait le palais dans un silence feutré, seulement troublé par le murmure du vent contre les fenêtres et le bruit lointain des gardes en patrouille. Éliana avançait dans un couloir faiblement éclairé, une bougie à la main, pressée d'accomplir ses tâches avant le grand bal du lendemain. L'agitation régnait parmi les domestiques, chacun s'affairant à ce que tout soit parfait pour l'évènement.

Elle aurait dû être comme eux, absorbée par son travail, mais une autre tension la hantait. Une ombre qui ne la quittait jamais vraiment.

Christophe.

Il a pris plaisir à l'observer avec une intensité troublante, comme un chasseur patient attendant que sa proie cesse de fuir. Il ne l'avait jamais forcée à rien, non. Mais il la traquait d'une manière plus insidieuse, par des mots, des regards, une présence qu'elle sentait même lorsqu'il n'était pas là. Depuis qu'il lui avait offert cette robe elle ne sait pas comment réagir avec lui. Peut être, parce qu'avant elle n'avait jamais connu d'homme, surtout un homme comme lui.

Et ce soir, alors qu'elle tournait au bout du couloir désert, une main surgit de l'obscurité et se referma doucement autour de son poignet.

Un frisson la traversa de la tête aux pieds.

— Ne crie pas.

La voix, basse et posée, ne contenait aucune menace. Seulement une certitude, une autorité naturelle qui ne laissait aucune place à la panique.

Elle n'avait pas besoin de lever les yeux pour savoir qui c'était.

— Votre Majesté… souffla-t-elle, tentant de dégager son bras sans brusquerie.

Mais il ne la lâcha pas.

Au contraire, il l'attira plus profondément dans l'ombre d'un renfoncement du mur, où la lumière des torches ne les atteignait pas. Là, il la relâcha, mais il était si près qu'elle pouvait sentir la chaleur de son corps, son parfum boisé mêlé à une touche d'épices.

— Vous ne devriez pas être ici, murmura-t-elle, tentant de masquer le trouble dans sa voix.

Christophe sourit, un sourire à peine perceptible, mais chargé d'une assurance déstabilisante.

— Et toi non plus. Mais pourtant, nous y sommes.

Il posa une main sur le mur, juste à côté de son visage, sans jamais la toucher. Il ne franchissait pas la limite. Pas encore. Mais il la poussait à ressentir sa présence, à reconnaître qu'il était là, tout près.

— Demain, tout le palais sera tourné vers le bal, poursuivit-il d'une voix grave. Des rires, des danses, du vin à profusion… Toi aussi, tu seras là.

— Pour servir.

— Pour me voir.

Elle tressaillit légèrement. Il ne détournait pas son regard du sien, et elle détesta la façon dont son corps répondait malgré elle à cette proximité.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-elle enfin, la gorge sèche.

— Parce que tu es fascinante.

Il laissa tomber ces mots comme une évidence.

— Et parce que tu le sais.

Elle serra les poings, cherchant à reprendre le contrôle de son souffle.

— Vous êtes marié.

— Et pourtant, je suis ici, dans l'ombre, avec toi.

Elle ferma les yeux une seconde. Ce n'était pas une justification, c'était un fait, dit avec une simplicité désarmante.

Puis elle sentit ses doigts effleurer une mèche de ses cheveux mal tressée, la glissant derrière son oreille avec une lenteur calculée. Un geste innocent en apparence, mais d'une intimité insoutenable.

Elle aurait dû s'éloigner. Elle aurait dû protester.

Mais au lieu de cela, elle resta figée, partagée entre la raison et le feu qu'il allumait en elle.

— Dites-moi de partir, souffla-t-il contre sa tempe. Et je partirai.

Elle entrouvrit les lèvres, prête à prononcer ces mots. Mais rien ne vint.

Le silence fut sa réponse.

Alors, lentement, presque avec révérence, il baissa la tête, jusqu'à ce que son souffle chaud effleure la peau fine de son cou. Un millimètre de plus, et ses lèvres l'auraient frôlée.

Mais il s'arrêta.

Le désir flottait entre eux, palpable, insoutenable.

Enfin, dans un dernier murmure, il déclara :

— J'ai hâte de te voir dans la robe, demain. Mais ce soir… je voulais te voir autrement.

Puis, avec une maîtrise qui la laissa désemparée, il recula lentement, rompant le charme avant qu'elle ne puisse elle-même décider de le faire.

Et dans un dernier regard chargé de promesses non dites, il disparut dans la nuit.

Éliana, le souffle court, posa une main tremblante sur son cœur affolé.

Elle aurait dû avoir peur.

Mais la vérité était bien plus dangereuse : elle avait aimé ça.