Chapitre 5
La cour intérieure du palais était habituellement un lieu de passage calme, où les domestiques allaient et venaient, où l'on entendait le bruit des sabots des chevaux et le murmure des discussions entre officiers. Mais ce matin-là, le silence était glacial.
Éliana tenait un plateau contre elle, observant la scène de loin, cachée à moitié derrière une colonne.
Au centre de la cour, Henri Christophe se tenait droit, dominant la scène de toute sa stature. Son manteau sombre flottait légèrement sous la brise matinale, et son regard perçant était rivé sur un soldat agenouillé devant lui.
Un homme à la posture raide, la tête baissée. Un homme qui avait fauté.
Elle ne savait pas exactement ce qu'il avait fait, mais elle savait une chose : il allait être puni.
Un officier s'approcha du roi et lui tendit un fouet. Éliana sentit son souffle se bloquer dans sa gorge.
— Relevez la tête, ordonna Christophe.
Sa voix était calme. Trop calme.
L'homme hésita, puis obéit lentement.
— Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?
— Oui, Majesté, répondit le soldat d'une voix rauque.
Un silence pesant s'installa.
Éliana ne savait pas pourquoi elle restait là, figée, incapable de détourner les yeux. Elle aurait dû partir. Elle aurait dû fuir.
Mais elle ne pouvait pas.
Christophe fit un pas en avant, ses bottes claquant sur le pavé.
— Vous avez désobéi.
L'homme ouvrit la bouche pour répondre, mais le roi leva la main, et le silence tomba aussitôt.
— Un seul homme commande dans ce royaume. Sa voix était plus basse, plus tranchante. Moi.
Puis, sans une once d'hésitation, il prit le fouet des mains de l'officier et le fit claquer violemment contre le sol. Le bruit sec résonna dans toute la cour.
Éliana tressaillit violemment, son cœur tambourinant dans sa poitrine.
Il n'allait tout de même pas…
Un hurlement transperça l'air lorsque le premier coup s'abattit sur le dos du soldat.
Éliana porta instinctivement une main à sa bouche, le souffle court.
Le deuxième coup tomba. Puis le troisième.
Elle voulait détourner les yeux. Elle voulait fuir.
Mais elle ne pouvait pas.
Christophe n'avait pas bougé. Son visage était impassible, sa main sûre, sans tremblement, sans hésitation.
Il n'avait pas besoin de crier pour imposer son autorité. Il était l'autorité.
Chaque coup, chaque mouvement, chaque silence entre les cris du soldat prouvait qu'il était bien plus qu'un roi.
Il était un homme que personne n'osait défier.
Éliana sentit son cœur battre plus fort. De peur. D'effroi. D'autre chose aussi.
Lorsque Christophe s'arrêta enfin, un silence assourdissant tomba sur la cour. L'homme agenouillé tremblait, haletant de douleur, mais il ne dit rien. Il avait compris la leçon.
Le roi tendit le fouet à l'officier, puis tourna légèrement la tête, son regard balayant les spectateurs.
Ses yeux s'arrêtèrent sur elle.
Éliana sentit une vague de frissons la traverser.
Elle était trop loin pour qu'il distingue l'expression de son visage, mais elle savait qu'il avait remarqué sa présence.
Et pourtant, il ne détourna pas les yeux.
Il la regarda longuement.
Comme s'il attendait de voir comment elle allait réagir.
Éliana sentit un mélange de peur et d'incompréhension se tordre en elle.
Elle aurait dû le haïr à cet instant. Elle aurait dû être horrifiée par ce qu'elle venait de voir.
Mais au fond d'elle, dans un recoin qu'elle refusait d'admettre, elle comprit.
Elle comprit pourquoi il était roi.
Et, plus troublant encore… elle comprit pourquoi il la troublait autant.
Car un homme capable d'exercer un tel pouvoir, avec autant de froideur et de maîtrise…
Était aussi un homme capable de posséder une femme de la même manière.
Et cette pensée, loin de l'effrayer complètement, lui fit perdre pied.
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Éliana avait essayé d'oublier.
Elle avait plongé ses mains dans l'eau froide des bassins de la cuisine, frotté des plats avec une force excessive, cherchant à apaiser le tumulte en elle. Mais rien n'y faisait.
Le bruit sec du fouet résonnait encore dans sa tête.
Le silence après le dernier coup la hantait.
Et surtout, son regard.
Celui qu'il avait posé sur elle après tout cela.
Elle savait. Elle savait qu'il l'avait vue.
Alors, quand un officier lui annonça que le roi la convoquait dans ses appartements, elle n'eut aucun doute sur la raison.
Son cœur tambourinait dans sa poitrine lorsqu'elle poussa la porte du bureau privé de Christophe.
Il était là.
Debout près d'une table où étaient éparpillées des cartes du royaume, vêtu d'une chemise entrouverte, il ne leva pas immédiatement les yeux.
— Vous m'avez fait demander, Votre Majesté ?
Sa voix était posée, mais elle savait qu'il percevait le léger tremblement dans ses mots.
Il traça lentement une ligne sur l'une des cartes avant de répondre.
— Tu as assisté à la punition.
Éliana se figea.
C'était une affirmation, pas une question.
Il leva enfin le regard vers elle, l'étudiant avec cette intensité qui la mettait toujours mal à l'aise.
— Tu ne devais pas être là, ajouta-t-il d'une voix plus basse. Mais tu es restée.
Elle serra les poings.
— Je… je n'ai pas fait exprès, balbutia-t-elle.
Un sourire presque imperceptible passa sur ses lèvres.
— Vraiment ?
Il fit un pas vers elle. Puis un autre.
— Tu pouvais partir, mais tu ne l'as pas fait.
Éliana sentit une chaleur étrange monter en elle.
— J'étais… paralysée.
— Par quoi ?
Elle ouvrit la bouche, mais aucun mot ne vint.
Par la peur ? Oui.
Par l'horreur ? Peut-être.
Mais aussi… par lui.
Christophe fit un autre pas et s'arrêta juste devant elle.
— Regarde-moi.
Elle releva lentement la tête, croisant enfin ses yeux sombres, insondables.
— Tu me trouves cruel ? demanda-t-il d'une voix presque douce.
Elle déglutit.
— Vous êtes… impitoyable.
Il hocha lentement la tête, acceptant le mot sans broncher.
— Et pourtant, tu n'as pas détourné les yeux.
Son souffle se bloqua.
— Pourquoi, Éliana ?
Il exigeait une réponse.
Mais comment pouvait-elle dire la vérité ? Comment pouvait-elle admettre qu'au lieu de le haïr… elle l'avait désiré encore plus ?
Elle baissa les yeux, sentant sa respiration s'accélérer.
— Je ne sais pas, murmura-t-elle.
Un silence s'étira. Puis, lentement, il leva la main et effleura son menton du bout des doigts, l'obligeant à relever le visage vers lui.
— Si, tu sais.
Son pouce glissa sur sa peau, et un frisson la parcourut.
— Tu as compris quelque chose aujourd'hui, poursuivit-il. Ce royaume ne tient que par une seule chose : la force.
Elle ferma les yeux un instant, troublée par la proximité, par la vérité brutale de ses paroles.
— Un roi qui hésite est un roi mort, murmura-t-il contre sa tempe. Un roi qui ne punit pas est un roi trahi.
Il recula légèrement, et lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle vit quelque chose de plus sombre dans son regard.
— Dis-moi… tu as peur de moi, Éliana ?
Elle aurait dû répondre oui.
Mais le mensonge mourut sur ses lèvres.
— Je ne sais pas, souffla-t-elle à la place.
Un éclat satisfait brilla dans les yeux du roi.
Il se pencha légèrement, son souffle chaud caressant sa peau.
— Tu devrais.
Puis, aussi vite qu'il l'avait troublée, il s'éloigna.
— Va te reposer, le bal est dans quelques heures, ordonna-t-il d'un ton redevenu impassible.
Éliana mit quelques secondes avant de bouger. Ses jambes tremblaient légèrement.
Sans un mot, elle tourna les talons et quitta la pièce.
Mais même une fois la porte refermée, son cœur battait toujours aussi fort.
Car il avait raison.
Elle savait.
Elle savait pourquoi elle n'avait pas pu détourner les yeux.
Et c'était ça, plus que tout, qui la terrifiait.
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Le Palais Sans-Souci, resplendissant sous les derniers rayons du soleil, semblait tout droit sorti d'un conte de fées. Les préparatifs pour le bal royal battaient leur plein.
L'orchestre s'était installé dans la grande salle aux murs décorés de fresques, et des tapis rouges recouvraient le sol en marbre, tout cela sous l'œil vigilant de la cour.
Des serviteurs couraient dans tous les sens, disposant les chandeliers d'argent, s'assurant que le banquet serait digne du roi.
C'était une nuit où tout devait être parfait.
Une nuit où Henri Christophe régnait autant sur les cœurs que sur les terres.
Éliana, comme toutes les servantes, se préparait dans la cuisine, loin de la splendeur de la salle de bal.
Elle observait en silence les femmes du palais se parer de leurs plus belles robes.
Il y avait de l'effervescence dans l'air, comme si la ville entière retenait son souffle.
Le bal royal n'était pas seulement une célébration ; c'était une démonstration de pouvoir.
Une façon pour Christophe de consolider ses alliances, d'affirmer sa grandeur.
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Les domestiques s'affairaient, apportant les derniers plats au buffet.
Mais Éliana, elle, ne pouvait s'empêcher de jeter des regards furtifs vers la salle.
Elle portait une robe simple, mais élégante, d'un bleu profond qui contrastait avec la clarté de sa peau. Une robe qui n'était pas celle qu'il lui avait envoyée.
Une robe qui était un affront silencieux. Son cœur battait vite.
Elle savait qu'il serait furieux. Mais elle n'avait pas pu.
Si elle acceptait cette robe, elle acceptait tout.
Les conversations s'éteignirent soudainement.
Il était là.
Christophe fit son entrée, vêtu d'un uniforme impeccable, son manteau bleu nuit bordé d'or flottant légèrement derrière lui.
Son pas était lent, calculé, chaque mouvement empreint de puissance et de contrôle.
Il ne souriait pas.
Il n'avait pas besoin de sourire.
Sa simple présence suffisait à imposer le silence, à rappeler à tous qui gouvernait ici.
Il s'arrêta un instant, balayant la salle du regard.
Observant qui était là.
Et surtout… qui l'attendait. Ses yeux la cherchèrent.
Et quand ils la trouvèrent…
Tout en lui se figea.
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Elle n'avait pas porté la robe.
L'espace d'un instant, un froid glacial s'installa dans ses prunelles sombres.
Son visage resta impassible, mais Éliana sentit la tension dans l'air changer.
Il était furieux.
Furieux qu'elle ait osé.
Furieux qu'elle l'ait défié.
Un sourire discret mais dangereusement lent effleura ses lèvres.
Très bien.
S'il y avait une chose qu'Éliana allait apprendre ce soir…
C'est qu'on ne désobéit pas au roi.
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Elle tenta de l'éviter toute la soirée.
Elle resta près du buffet, servant des verres de vin, tentant de se fondre dans la masse.
Mais elle sentait sa présence.
Partout.
À chaque instant.
Lorsqu'il parlait à des nobles.
Lorsqu'il trinquait avec un dignitaire.
Lorsqu'il dansait avec la reine.
Il la regardait.
Comme un prédateur patient.
Comme un homme qui sait déjà qu'il a gagné.
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La salle commença à se vider.
Les invités s'éloignaient, certains quittant le palais, d'autres discutant en petits groupes.
Éliana, elle, s'apprêtait à partir. Elle pensait avoir réussi.
Mais elle se trompait.
Il était là.
Tout près.
Trop près.
Elle ne l'avait même pas entendu approcher. Seulement sa voix.
— Éliana.
Elle se figea immédiatement.
Son souffle se bloqua dans sa gorge.
Lentement, elle se retourna.
Il était devant elle, droit et imposant, son regard fixé sur elle avec une intensité dévastatrice.
Ses traits étaient calmes.
Trop calmes.
Mais ses yeux… ses yeux brûlaient.
— Je crois qu'il y a eu un malentendu, murmura-t-il d'un ton glacé.
Éliana serra les mains, gardant le regard baissé.
— Je ne pense pas, Votre Majesté.
Un silence.
Puis, il avança encore.
Réduisant à néant la distance entre eux.
— Où est la robe ?
Sa voix était plus basse, plus dure.
Éliana inspira profondément, cherchant ses mots.
— Elle est restée dans ma chambre.
— Pourquoi ?
Elle releva lentement les yeux.
— Parce que je ne suis pas une dame.
Un muscle de sa mâchoire tressaillit légèrement.
Il la détailla.
Puis il sourit.
Un sourire froid, dangereux, amusé.
— Non, tu es ce que je décide que tu sois.
Elle sentit un frisson la parcourir.
Il se pencha légèrement vers elle, assez pour que son souffle frôle sa joue.
— Je t'ai donné un ordre, Éliana.
Elle ferma les yeux une seconde, puis murmura :
— Et si je ne veux pas obéir ?
Il ne répondit pas immédiatement.
Il leva doucement son doigt et effleura son menton, l'obligeant à relever la tête.
Leur regard s'accrocha.
Un silence lourd.
Puis, sans prévenir, il baissa la tête vers elle.
Le premier baiser fut hésitant, presque une question silencieuse.
Puis, il devint plus profond, plus intense.
Il ne la laissait pas s'échapper.
Ses mains se refermèrent sur sa taille, l'attirant contre lui.
Il l'avait attendue toute la soirée.
Et maintenant, elle était à lui.
Lorsqu'il relâcha enfin ses lèvres, il murmura contre elles :
— Tu es à moi ce soir, Éliana. Ne l'oublie jamais.
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Elle aurait dû protester.
Elle aurait dû lui dire que ce n'était pas possible.
Mais elle garda le silence.
Parce que la vérité était là.
Elle n'avait jamais eu le choix.