Chapitre 7
Le chant lointain des coqs annonçait l'aube quand Éliana ouvrit les yeux. Pendant un instant, elle eut du mal à se souvenir où elle se trouvait. La petite chambre sobre du palais de Cap-Henri n'avait rien du confort de Sans-Souci, mais ce n'était pas cela qui la troublait. C'était la présence fugace de Christophe, la veille au soir.
Elle se redressa brusquement. Prudent, calculateur, Il était reparti avant l'aube. Mais, il a laissé derrière lui un chaos intérieur qu'elle a mit des heures à apaiser.
Un coup frappé à la porte la fit sursauter.
— Éliana, dépêche-toi, ordonna une voix familière. Le roi va recevoir des invités ce matin.
Elle inspira profondément, chassant de son esprit les souvenirs de la nuit passée. Il fallait redevenir la servante qu'elle était censée être.
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Les vastes salons du palais de Cap-Henri étaient en effervescence. Diplomates, officiers et notables allaient et venaient sous le regard attentif des gardes en uniforme. Éliana, vêtue simplement, circulait discrètement parmi eux, s'occupant du service comme toutes les autres domestiques.
Mais elle sentait sa présence.
Même au milieu de la foule, elle savait quand il était là. C'était une sensation indéfinissable, un frisson sous sa peau. Lorsqu'elle leva les yeux, elle croisa brièvement son regard. Impassible. Autoritaire. Maître de lui-même.
Mais elle le connaissait trop bien maintenant. Derrière cette façade, il y avait autre chose.
— Éliana, apporte le vin, lança une autre servante en lui tendant un plateau garni de coupes.
Elle hocha la tête et s'exécuta, tentant de se concentrer sur sa tâche.
Lorsqu'elle passa près du roi, elle sentit la tension dans l'air. Il tendit une main vers une coupe, effleurant volontairement ses doigts au passage. Un contact infime, imperceptible pour les autres, mais qui suffit à envoyer un frisson brûlant le long de son bras.
— Vous pouvez disposer, murmura-t-il presque trop bas pour être entendu.
Mais elle comprit le message.
Ils n'étaient pas à Sans-Souci, mais Cap-Henri ne changerait rien à cette attirance dangereuse.
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Éliana quitta la salle aussi dignement que possible, son cœur battant plus fort qu'elle ne l'aurait voulu. Tu peux disposer. Ces mots, simples en apparence, avaient un double sens qu'elle ne pouvait ignorer.
Elle connaissait ce regard. Ce besoin silencieux qu'il masquait sous son autorité. Et ici, loin des murs de Sans-Souci, tout semblait encore plus risqué.
Elle traversa les longs couloirs du palais de Cap-Henri, se dirigeant vers les cuisines sous prétexte de s'occuper du service. Mais alors qu'elle s'apprêtait à franchir une porte, une main puissante se referma sur son poignet.
— Tu comptes m'éviter toute la journée ?
La voix grave de Christophe résonna tout près d'elle. Il l'avait suivie.
Éliana se figea, sentant la chaleur de sa paume contre sa peau. Elle jeta un regard furtif autour d'eux : personne. Il l'avait entraînée dans un recoin discret, entre deux colonnes.
— Je fais simplement mon travail, murmura-t-elle sans croiser son regard.
— Tu es plus distante qu'à l'accoutumée, fit-il remarquer, sa voix teintée d'amusement.
— Nous ne sommes pas à Sans-Souci, rétorqua-t-elle en relevant les yeux vers lui. Ici, les regards sont plus nombreux, plus… curieux.
Un sourire presque imperceptible passa sur les lèvres du roi.
— Tu penses que cela m'arrête ?
Éliana sentit un frisson la parcourir. Christophe n'était pas un homme que l'on repoussait aisément. Il obtenait toujours ce qu'il voulait.
— Nous prenons déjà assez de risques, chuchota-t-elle, tentant de reprendre le contrôle de la situation.
Il s'approcha légèrement, son souffle effleurant presque sa joue.
— Dis-moi que tu ne l'as pas voulu autant que moi hier soir, souffla-t-il.
Éliana retint son souffle. Il jouait avec elle, avec cette attirance qu'elle essayait de refouler. Mais ce qui la troublait le plus, c'était qu'il disait vrai.
Le silence s'étira entre eux, plus brûlant que n'importe quelle caresse. Puis, comme s'il testait sa résistance, il effleura du bout des doigts son bras nu, traçant un chemin invisible sur sa peau.
— Christophe…
— Je devrais te renvoyer à Sans-Souci immédiatement, murmura-t-il, ses lèvres frôlant presque son oreille. Mais je n'en ai aucune envie.
Le poids de ses mots fit vaciller ses défenses. Il la voulait ici. Avec lui.
Éliana savait qu'elle devait parler, dire quelque chose qui mettrait un terme à ce moment dangereux. Mais quand il lui prit doucement le menton entre ses doigts pour l'obliger à lever les yeux vers lui, elle comprit qu'elle était déjà en train de céder.
— Ce soir, trouva-t-elle la force de murmurer. Pas avant.
Un sourire victorieux s'étira sur les lèvres du roi.
— Ce soir, alors.
Puis, aussi vite qu'il était apparu, il recula, reprenant son masque d'homme d'État. Sans un mot de plus, il s'éloigna, la laissant avec un souffle court et un cœur affolé.
Éliana posa une main tremblante sur sa poitrine. Ce soir… Elle venait de signer son propre trouble.
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Le jour avait filé plus vite qu'Éliana ne l'aurait voulu. Elle avait multiplié les tâches, évitant les regards, feignant l'indifférence. Pourtant, l'attente l'avait consumée, un feu discret mais insistant, brûlant sous sa peau.
Lorsque la nuit tomba sur Cap-Henri, le palais s'illumina de centaines de lanternes. Les rues bruissaient encore des échos d'une ville qui ne dormait jamais complètement, mais à l'intérieur des murs, une certaine quiétude régnait.
Éliana savait exactement où aller.
Elle remonta prudemment les couloirs, le cœur battant à tout rompre. L'ombre des colonnades la couvrait, dissimulant son passage aux rares domestiques encore éveillés. Elle ne pouvait pas se permettre d'être vue, pas ici.
Lorsqu'elle poussa la porte dérobée qui menait aux appartements du roi, son souffle se coupa net.
Il était là.
Henri Christophe se tenait près d'une grande fenêtre, le regard perdu dans la nuit. Il portait encore une chemise entrouverte, laissant entrevoir la musculature forgée par des années de batailles. Mais ce qui attira immédiatement l'attention d'Éliana, ce fut l'intensité de son regard lorsqu'il se tourna vers elle.
— Tu es venue.
Ce n'était pas une question.
Elle hocha simplement la tête, refermant doucement la porte derrière elle.
Il ne bougea pas immédiatement, l'observant, scrutant chaque détail d'elle comme s'il voulait l'ancrer dans sa mémoire.
— J'ai cru que tu allais fuir, ajouta-t-il en s'avançant lentement vers elle.
— J'y ai pensé, murmura-t-elle en baissant les yeux.
— Mais tu es là.
Cette fois, c'était une affirmation empreinte de satisfaction.
Il tendit la main, et après une brève hésitation, elle y glissa la sienne. Sa peau était chaude. Solide. Réelle.
Un frisson la parcourut lorsqu'il referma ses doigts autour des siens et l'attira doucement vers lui.
— Tu trembles, souffla-t-il en effleurant sa joue du bout des doigts.
— Je ne devrais pas être ici, murmura-t-elle, les yeux mi-clos.
— Et pourtant…
Il pencha légèrement la tête, et avant même qu'elle ne puisse réagir, il capturait ses lèvres dans un baiser lent, maîtrisé, mais empreint d'un désir qu'il ne cherchait même plus à masquer.
Éliana eut un sursaut, un instant de lutte intérieure, mais lorsque ses mains vinrent se poser sur sa taille, la chaleur la submergea, balayant toutes les réserves qu'elle essayait encore de maintenir.
Ce soir… Elle l'avait promis. Et ce soir, elle n'était plus simplement une servante.
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Le voyage de retour fut marqué par un silence pesant. La calèche avançait à un rythme régulier sur les chemins sinueux qui reliaient Cap-Henri à Milot, où se dressait fièrement le palais de Sans-Souci. Éliana, assise en face de Christophe, gardait les yeux rivés sur le paysage nocturne, évitant soigneusement son regard.
Il n'avait rien dit depuis leur départ, mais elle sentait son attention sur elle, une présence brûlante malgré la distance qui les séparait.
— Tu es bien trop silencieuse, Éliana.
Elle tressaillit légèrement et se força à relever les yeux vers lui. Il était adossé contre le dossier, une main négligemment posée sur sa cuisse, l'autre caressant le pommeau de son épée. Un sourire imperceptible flottait sur ses lèvres.
— Que voulez-vous que je dise, Votre Majesté ?
— Que tu regrettes déjà nos nuits passées à Cap-Henri ?
Elle serra les poings sur sa jupe, consciente du double sens de sa question. Le souvenir de leur intimité lui revint en mémoire, une chaleur indésirable s'insinuant en elle.
— Je ne regrette rien… souffla-t-elle, presque pour elle-même.
Un silence. Puis un rire grave et contenu s'échappa de la gorge du roi.
— Tu es une femme pleine de contradictions, Éliana.
Il tendit une main vers elle, effleurant son poignet avant de le capturer doucement.
— Tu te refuses à moi en paroles, mais ton corps me raconte une toute autre vérité.
Elle ferma les yeux un instant, tentant de rassembler ses pensées, de ne pas céder à l'emprise qu'il avait sur elle.
— Nous arrivons bientôt, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour lui.
Le palais de Sans-Souci apparut dans l'obscurité, imposant, majestueux. Des torches éclairaient les grandes allées menant aux escaliers d'honneur.
Christophe laissa finalement sa main s'échapper de la sienne et se redressa, scrutant le palais comme s'il retrouvait son trône après une longue conquête.
— Ici, nous devons être prudents, déclara-t-il, son ton redevenu plus sérieux.
Éliana hocha la tête, consciente du danger qu'ils couraient à nourrir une relation secrète sous le regard scrutateur de la cour.
Lorsque la calèche s'arrêta devant les grandes portes, il descendit le premier avant de lui tendre la main. Elle hésita, puis l'attrapa avec retenue, posant le pied sur le sol pavé de la cour principale.
Un serviteur se précipita pour accueillir le roi, tandis qu'une silhouette féminine se dessina sur le seuil du palais.
La reine.
Éliana sentit son cœur se serrer. Marie-Louise Christophe attendait son époux, le dos droit, une lueur indéchiffrable dans les yeux.
— Majesté, vous rentrez tard, déclara-t-elle d'une voix douce, mais chargée d'une tension sous-jacente.
Christophe la rejoignit d'un pas assuré, déposant un baiser rapide sur sa main.
— Les affaires du royaume ne connaissent pas d'horaires, ma chère.
Éliana s'éclipsa discrètement dans l'ombre, le cœur battant à tout rompre. À Sans-Souci, elle redevenait servante. Mais dans l'intimité du roi, elle savait qu'elle était bien plus que cela… et c'était là le plus grand des dangers.