Chapitre 39

Un mois plus tard

- Et surtout, n'oublie pas le sel. La dernière fois, tu as pris du sucre à la place, fit remarquer Adrian d'un ton taquin au téléphone.

De l'autre côté du combiné, Elena poussa un soupir théâtral en attrapant un paquet de pâtes sur l'étagère du supermarché.

- Une seule fois, et je vais en entendre parler toute ma vie, marmonna-t-elle en esquissant un sourire.

Elle jeta un coup d'œil à son panier déjà bien rempli. Après leur passage chez Kael un peu plus tôt dans la journée, il n'avait fallu qu'un regard échangé avec Adrien pour comprendre qu'ils devaient faire quelque chose. Son frigo était pratiquement vide. À croire qu'il se nourrissait uniquement d'orgueil et de solitude.

- T'as besoin d'autre chose ?

- Ouais, prends aussi du café. Le bon, pas celui qui a un goût de chaussette.

Elena haussa un sourcil.

- Tu veux parler du café que Kael achète ?

Silence.

- ... Oublie, prends ce que tu veux.

Il était chez son frère, installé dans le fauteuil du salon, un verre de whisky à la main. Kael, quant à lui, était affalé sur le canapé, un livre ouvert entre ses mains. Mais Adrian voyait bien que ses yeux restaient fixés sur la même page depuis plusieurs minutes.

- Dépose ce livre, ça se voit que tu ne lis pas un seul mot, fit remarquer Adrian en posant son verre sur la table basse.

Kael ne broncha pas. Son regard resta vissé sur les lignes, comme s'il s'obstinait à donner l'illusion qu'il était absorbé par sa lecture. Mais après un instant, il finit par refermer le bouquin et attrapa lentement son verre pour en boire une gorgée.

- Ça va durer longtemps, votre petite patrouille ? finit-il par lâcher d'un ton froid.

- Ne le prends pas mal, on est là parce qu'on s'inquiète pour toi.

Kael eut un ricanement sans joie.

- Y'a quoi au juste pour s'inquiéter ? Vous avez toujours voulu que je me tienne tranquille, que j'arrête de faire des conneries. Maintenant que j'exauce vos souhaits, vous me regardez comme un animal en cage.

Son ton était tranchant, glacial. Adrian poussa un soupir.

- Kael... Si nos parents ont été si durs avec toi, c'était parce qu'ils voulaient que tu sois heureux.

Un silence. Puis Kael esquissa un sourire amer.

- Ah ouais ? Eh bien, c'est une putain de réussite mon frère.

- Je suis désolé.

- C'est pas à toi de l'être.

Il vida son verre d'une traite, sentant le liquide brûler sa gorge. Cette sensation lui rappelait qu'il était encore en vie. Un instant, il ferma les yeux, savourant cette brûlure qui l'empêchait de trop penser. Puis il se leva, prêt à disparaître dans sa chambre.

- Pourquoi tu ne vas pas le voir tout simplement ?

La voix d'Adrian le figea sur place. Kael resta silencieux quelques secondes, le dos tourné.

- Et à quoi ça servirait ? murmura-t-il.

- On sait jamais... Peut-être que...

- ...Ça fait un mois.

Sa voix était rauque, teintée d'un mélange de rancœur et de douleur contenue.

- Un mois qu'il est parti. S'il avait le moindre regret, il n'aurait pas attendu si longtemps pour revenir. Il aurait cherché à me retrouver.

- Mais tu l'as bloqué et changé de numéro. En plus, c'est pas comme s'il s'était enfui...Tu sais où il est, répliqua Adrian avec calme.

Kael serra les poings. Oui, il le savait. Et ça le rongeait.

Il n'avait pas supporté les appels, les messages. Ces foutus mots qui lui semblaient vides, hypocrites. Alors il avait tout bloqué, s'était isolé, avait cru pouvoir effacer Ezra de sa vie comme on arrache une page d'un livre. Mais au fond, il se détestait d'avoir espéré, ne serait-ce qu'un instant, que l'autre aurait réfléchi, qu'il serait revenu de lui-même.

- Il me connaît mieux que moi-même... Même si j'étais au fin fond du monde, il pourrait me retrouver, souffla-t-il, la voix légèrement tremblante.

- Laisse-lui encore du temps, murmura Adrian.

Kael ne répondit pas. Il se contenta de tourner les talons.

- Appelle-moi quand le dîner sera prêt.

Et il se demandait pourquoi on le faisait passer pour le méchant, alors qu'il était celui qui était torturé.

Voir Ezra poster de nouvelles photos, où il riait, où il s'amusait avec d'autres, le rongeait. Surtout quand il était avec lui, ce mec inconnu. Comment voulait-on qu'il reste là, impuissant, à regarder sans rien faire ?

Allongé sur son lit, il comptait dans sa tête.

- 1...2...3...4...5...6...

Il espérait que ça l'aiderait à dormir. Peine perdue. Il entendit la porte d'entrée s'ouvrir et comprit qu'Elena était de retour.

Avant que ses paupières ne se ferment, une seule pensée lui traversa l'esprit :

Dois-je vraiment me résigner à passer à autre chose, alors que je ne peux plus aimer personne d'autre que toi ?

Dans la cuisine

- Tout s'est bien passé avec lui ? demanda Elena en tendant un sac à Adrian.

- Bah... rien de nouveau. Il agit encore comme si son fiancé l'avait largué devant l'autel.

Elena serra les lèvres.

- Tu penses pas qu'on devrait lui en parler ? souffla Elena en posant les sacs de courses.

Adrian s'adossa contre le comptoir, les bras croisés.

- J'y ai pensé aussi. Mais dans l'état où il est, il va péter un câble si on lui dit tout maintenant.

Elena baissa la tête.

- Le voir comme ça me fait de la peine.

- Et qu'est-ce qu'on pouvait faire d'autre ? Adrian haussa les épaules. Si mère intervenait elle-même, Ezra ne s'en serait pas sorti indemne. Elle l'aurait fait disparaître, complètement. Tu le sais aussi bien que moi. Et ensuite, elle aurait marié Kael à la première venue. C'est ça que tu voulais ?

- Non, bien sûr que non, murmura-t-elle.

Adrian prit doucement ses mains entre les siennes.

- Maman est la plus grande homophobe qui soit, et elle peut être effrayante quand elle veut.Tout ce qu'elle veut, c'est que ses plans fonctionnent comme elle l'a décidé. Si on a fait ça, c'était pour les protéger tous les deux.

Elena serra les lèvres, retenant un frisson d'angoisse.

- Oui... Tu as raison...