Le banquet se poursuivait dans une atmosphère chargée d’excitation et de tension. Les lanternes suspendues au plafond de jade jetaient une lueur chaude et vacillante sur les visages, et le parfum enivrant du vin vieilli se mêlait aux effluves délicats des mets impériaux. Tout semblait baigner dans une harmonie fastueuse… jusqu’à ce que la grande porte du palais s’ouvre avec fracas.
— *« L’envoyé du clan du Nord, le roi des steppes, Sa Majesté Mu Heng ! »* annonça l’eunuque à haute voix.
Les convives se figèrent. Même les plus bavards se turent. Tous les regards convergèrent vers la silhouette imposante qui franchit le seuil de la salle du Dragon. Drapé dans des fourrures épaisses et richement brodées, orné de bijoux d’ambre brut et de perles de sang, Mu Heng avançait avec la majesté farouche d’un tigre. Ses yeux, d’un noir d’encre, balayèrent la salle comme un rapace évaluant ses proies.
Mu Heng s’inclina légèrement devant l’empereur et l’impératrice, d’un geste cérémonieux mais empreint de la rudesse des plaines.
— *« Joyeux anniversaire à l’Empereur Céleste de l’Est. Que votre règne soit aussi long que le cours du fleuve Jaune. »*
L’empereur, une coupe de vin à la main, répondit avec un sourire mesuré.
— *« Le roi des steppes honore notre banquet de sa présence. Qu’il se sente ici chez lui. »*
Mais les paroles, bien que cordiales, étaient empreintes d’une tension palpable.
Mu Heng se laissa guider à son siège, mais son regard s’attarda sur chaque visage. Lorsqu’il vit Jiayi, son pas ralentit, ses yeux s’écarquillèrent brièvement. Il resta figé un instant, comme frappé par une révélation. Son regard pesant s’accrocha à elle. Il inclina légèrement la tête, l’air curieux, presque amusé.
— *« Quelle fleur dans cette mer d’armures… Qui est donc cette guerrière à la beauté tranchante ? »*
Jiayi se leva calmement, la voix posée, droite comme une montagne sous la lune.
— *« Shen Jiayi. Général de la Garde du Nord. Une simple servante de l’Empire. »*
— *« Trop d’humilité tue l’honneur, Générale. »* répondit Mu Heng avec un sourire féroce. *« Une femme comme vous pourrait dompter les chevaux les plus sauvages de mes steppes. »*
Des murmures s’élevèrent. L’Impératrice fronça les sourcils, mais n’eut pas le temps d’intervenir.
D’un signe discret de la main, elle appela Meilin à elle. La jeune femme s’exécuta aussitôt, vêtue d’une robe rouge et or, ses pas glissant comme une danse. Elle s’avança vers Mu Heng, lui adressant une révérence élégante.
— *« Meilin, humble épouse du Marquis Zhao. J’ai eu vent que Sa Majesté appréciait les poèmes antiques. Puis-je me permettre de vous en réciter un ? »*
Mu Heng hocha la tête, visiblement intrigué.
Meilin déclama alors un poème complexe sur la bravoure des héros et les feux de la guerre. Sa voix modulée, formée par des heures d’entraînement, résonna avec justesse dans la salle. À la fin de sa prestation, des applaudissements polis s’élevèrent. Mu Heng, lui, éclata d’un rire satisfait.
— *« Pas mal. Tu as du souffle. »*
Encouragée par l’Impératrice, Meilin tourna alors ses yeux vers Jiayi, le menton levé.
— *« Grande Générale, je vous admire. Mais la poésie est un art tout autant qu’un sabre. Oseriez-vous échanger quelques vers ? »*
Jiayi se leva. Sa robe bleu nuit ondula comme l’eau sous la brise. Elle s’approcha, droite, confiante.
— *« Les poèmes sont le reflet de l’âme. Si c’est d’âme que vous souhaitez parler, alors je parlerai. »*
Et, sans même prendre le temps de réfléchir, elle se lança. Des vers anciens, évoquant les douleurs de la guerre, la loyauté des soldats tombés, le deuil des familles, et le frisson de l’espoir. Chaque mot était une lame douce, chaque strophe un frisson.
Le silence qui suivit fut lourd. Puis éclata un tonnerre d’applaudissements. Même les poètes présents baissèrent la tête. Le roi Mu Heng tapa dans ses mains avec une force brutale.
— *« C’est cela, le véritable chant d’un guerrier. Une âme forgée dans la bataille ! »*
L’Impératrice serrait sa coupe de vin, son sourire se crispant.
Meilin, le visage tendu, ne se laissa pas abattre et s’empara d’une épée décorative placée contre un pilier.
— *« Puisque les vers ne suffisent pas à me faire briller, je danserai. Voyons si la Général Shen peut suivre. »*
Et elle entama une danse de l’épée, élégante, millimétrée, précise. Ses pas étaient beaux, certes, mais mécaniques, fruit d’un entraînement sans passion.
Puis elle lança un regard à Jiayi, la défiant.
Jiayi s’approcha calmement d’une autre épée posée sur un présentoir. Elle la prit d’une main fluide, et leva lentement la lame vers le ciel. Puis, elle bougea.
Le silence se fit. Sa danse n’était pas une performance. C’était une offrande, un cri, un hommage à son sang, ses douleurs, ses victoires. L’épée semblait vivre, chanter entre ses mains. Elle tournoyait avec la grâce d’un faucon, bondissait comme un tigre, fondait comme la pluie. Chaque mouvement portait la puissance d’un souvenir, la légèreté d’un rêve.
Quand elle s’arrêta, sa dernière pose était celle d’une statue divine. Le silence dura encore quelques secondes avant que la salle n’explose en acclamations.
Le roi Mu Heng se leva, les yeux brillants.
— *« Si j’avais su qu’une femme comme vous existait ici, j’aurais offert mon trône en dot. »*
L’empereur, amusé, leva sa coupe en direction de Jiayi.
— *« Shen Jiayi… Ce soir, tu es l’étoile du palais. »*
Mais dans l’ombre, l’Impératrice, le regard noir, murmura à Meilin :
— *« Ne t’inquiète pas. Une étoile trop brillante finit toujours par brûler. »*
La fête battait son plein, mais un frisson traversa la salle. Ce soir, la capitale comprit que Jiayi n’était plus seulement une guerrière, mais une légende en marche.